Dans le chapitre 3 nous avions conclu qu'il y trois composantes nécessaires au bonheur :
- absence de souffrance physique,
- gestion de la souffrance morale,
- Recherche prudente du plaisir.
Sur les deux premiers points, il n'y a pas grand-chose à dire si ce n'est qu'ils rendent très improbable l'objectif d'un bonheur durable. D'une part car nul n'est assuré d'être à l'abri de la souffrance physique à un moment quelconque de sa vie ; d'autre part car il en est de même pour la souffrance morale avec cette circonstance aggravante : une grande souffrance ou un traumatisme sont dotés d'une rémanence enfouie ou vivace qui conduit à la persistance de la souffrance alors même que sa cause directe a disparu (a contrario la rage de dent disparaît après l'intervention d'un bon dentiste).
La recherche prudente du plaisir :
Rappelons que le mot "prudence" est employé ici dans le sens grec du terme : l'art de choisir ce qu'il faut faire ou ne pas faire, en fonction de ce qui est juste et injuste.
Or la prudence dans la recherche du plaisir est certainement une des choses les moins partagées du monde. L'animal humain possède un "appétit" insatiable qui, au mieux, le plonge dans un état de frustration ou de dépendance et au pire lui fait largement dépasser les normes de ce que l'on appelle la morale, et que je préfère appeler "le respect de l'autre et de soi-même". Cet appétit peut même le conduire à une autodestruction physique ou psychique. Deux exemples me viennent à l'esprit.
Le premier exemple est un film de Andrew Nicoll qui date de 2005, Lord of War
Dans ce film basé sur des faits réels, et qui n'a eu qu'un modeste succès commercial, le personnage principal (incarné par Nicolas Caige) est un trafiquant d'armes à l'échelle internationale, ami de tous les dictateurs de la planète. Son addiction est la puissance que lui procure son "travail". Et à ce titre il s'agit bien d'un "cas d'école" car sa caractéristique est précisément que la notion de faire ce qui est juste et de ne pas faire ce qui est injuste lui est totalement étrangère.
Le second exemple est celui de Sade.
Tout le monde connaît, ou a entendu parler des écrits de Sade, célèbres au point que le mot "sadisme" est définitivement entré dans la langue française. On sait peut-être moins que lui-même (je veux dire dans sa vie réelle) a été un criminel qui a, entre autres méfaits, abusé sous la torture de jeunes enfants. Le problème de Sade était son addiction à la torture physique et psychique dans l'acte sexuel. Sade a passé 11 ans en prison et 13 ans dans un asile d'aliénés (à Charenton). Sa personnalité est extrêmement complexe car il a écrit des pages d'une authentique teneur philosophique. Mais pour ce qui nous intéresse ici, il est cité comme exemple car il revendique haut et fort son droit inaliénable à être ce qu'il est, aussi abject soit-il. Le 13 septembre 1783 il écrit à sa femme :
“ Pour quant à mes vices : impérieux, colère, emporté, extrême en tout, d'un dérèglement d'imagination sur les mœurs qui de la vie n'a eu son pareil, athée jusqu'au fanatisme, en deux mots me voilà, et encore un coup, ou tuez-moi ou prenez-moi comme cela ; car je ne changerai pas […] Si, comme vous le dites, on met ma liberté au prix du sacrifice de mes principes ou de mes goûts, nous pouvons nous dire un éternel adieu, car je sacrifierais, plutôt qu’eux, mille vies et mille libertés, si je les avais."
Dans le cinquième dialogue de "La philosophie dans le boudoir" il justifie ainsi le droit naturel qu'à chacun de faire souffrir l'autre, si cette souffrance nous procure un certaine dose, même minime, de plaisir :
"DOLMANCÉ : Il n’est de crime à rien, chère fille, à quoi que ce soit au monde, la plus monstrueuse des actions n’a-t-elle pas un côté par lequel elle nous est propice ?
EUGÉNIE : Qui en doute ?
DOLMANCÉ : Eh bien ! de ce moment elle cesse d’être un crime ; car pour que ce qui sert l’un, en nuisant à l’autre, fût un crime, il faudrait démontrer que l’être lésé est plus précieux à la nature que l’être servi : or tous les individus étant égaux aux yeux de la nature, cette prédilection est impossible ; donc l’action qui sert à l’un en nuisant à l’autre est d’une indifférence parfaite à la nature.
EUGÉNIE : Mais si l’action nuisait à une très grande quantité d’individus, et qu’elle ne nous rapportât à nous, qu’une très légère dose de plaisir, ne serait-il pas affreux de s’y livrer alors ?
DOLMANCÉ : Pas davantage, parce qu’il n’y a aucune comparaison entre ce qu’éprouvent les autres et ce que nous ressentons : la plus forte dose de douleur chez les autres doit assurément être nulle pour nous, et le plus léger chatouillement de plaisir, éprouvé par nous, nous touche ; donc nous devons à tel prix que ce soit, préférer ce léger chatouillement qui nous délecte, à cette somme immense des malheurs d’autrui, qui ne saurait nous atteindre ; mais s’il arrive au contraire que la singularité de nos organes, une construction bizarre, nous rendent agréables les douleurs du prochain, ainsi que cela arrive souvent, qui doute alors que nous ne devions incontestablement préférer cette douleur d’autrui qui nous amuse à l’absence de cette douleur qui deviendrait une privation pour nous ? La source de toutes nos erreurs en morale vient de l’admission ridicule de ce fil de fraternité qu’inventèrent les chrétiens, dans leur siècle d’infortune et de détresse ; contraints à mendier la pitié des autres, il n’était pas maladroit d’établir qu’ils étaient tous frères ; comment refuser des secours d’après une telle hypothèse ; mais il est impossible d’admettre cette doctrine ! Ne naissons-nous pas tous isolés ; je dis plus, tous ennemis les uns des autres, tous dans un état de guerre perpétuelle et réciproque ? Or je vous demande si cela serait, dans la supposition que les vertus exigées par ce prétendu fil de fraternité fussent réellement dans la nature ; si sa voix les inspirait aux hommes, ils les éprouveraient dès en naissant, dès lors, la pitié, la bienfaisance, l’humanité seraient des vertus naturelles dont il serait impossible de se défendre, et qui rendraient cet état primitif de l’homme sauvage totalement contraire à ce que nous le voyons."
Par ailleurs, il affiche athéisme radical et ses conseils aux philosophes pour instruire les hommes de la Révolution sont les suivants (toujours dans le cinquième dialogue) :
" S’ils [les hommes] veulent qu’absolument vous leur parliez d’un créateur, répondez que les choses ayant toujours été ce qu’elles sont, n’ayant jamais eu de commencement et ne devant jamais avoir de fin, il devient aussi inutile qu’impossible à l’homme de pouvoir remonter à une origine imaginaire qui n’expliquerait rien et n’avancerait à rien, dites-leur qu’il est impossible aux hommes d’avoir des idées vraies d’un être qui n’agit sur aucun de nos sens ; toutes nos idées sont des représentations des objets qui nous frappent ; qu’est-ce qui peut nous représenter l’idée de dieu qui est évidemment une idée sans objet, une telle idée, leur ajouterez-vous, n’est-elle pas aussi impossible que des effets sans cause ? Une idée sans prototype, est-elle autre chose qu’une chimère ? Quelques docteurs, poursuivrez-vous, assurent que l’idée de dieu est innée, et que les hommes [ont] cette idée dès le ventre de leur mère ; mais cela est faux, leur ajouterez-vous, tout principe est un jugement ; tout jugement est l’effet de l’expérience, et l’expérience ne s’acquiert que par l’exercice des sens, d’où suit que les principes religieux ne portent évidemment sur rien et ne sont point innés ; comment, poursuivrez-vous, a-t-on pu persuader à des êtres raisonnables que la chose la plus difficile à comprendre était la plus essentielle pour eux, c’est qu’on les a grandement effrayés, c’est que quand on a peur, on cesse de raisonner, c’est qu’on leur a surtout recommandé de se défier de leur raison, et que quand la cervelle est troublée, on croit tout et n’examine rien ; l’ignorance et la peur, leur direz-vous encore, voilà les deux bases de toutes les religions, l’incertitude où l’homme se trouve par rapport à son dieu, est précisément le motif qui l’attache à sa religion ; l’homme a peur dans les ténèbres tant au physique qu’au moral, sa peur devient habituelle en lui et se change en besoin ; il croirait qu’il lui manquerait quelque chose, s’il n’avait plus rien à espérer ou à craindre."
Notons "en passant" que, quoi que l'on pense des thèses de Sade, on doir reconnaître que cette page est admirable d'un point de vue littéraire. Sade est un un écrivain de talent ... quand il sort de ses ornières.
Les deux piliers de Sade sont donc l'athéisme et l'anonymat de la Nature, c'est-à-dire l'oubli de l'Autre. L'athéisme sert de garant à la sécurité extra-terrrestre : nous n'avons rien à craindre d'un avenir post-mortem qui ne sera que le néant. Cette idée n'est pas neuve ; on la trouve (entre autres) chez Lucrèce. C'est évidemment le second point qui est problématique et c'est là que le bât blesse :
Peut-on être heureux uniquement par soi et pour soi ? C'est ce que semble penser Jean-Jacques Rousseau.
Rappelons que le mot "prudence" est employé ici dans le sens grec du terme : l'art de choisir ce qu'il faut faire ou ne pas faire, en fonction de ce qui est juste et injuste.
Or la prudence dans la recherche du plaisir est certainement une des choses les moins partagées du monde. L'animal humain possède un "appétit" insatiable qui, au mieux, le plonge dans un état de frustration ou de dépendance et au pire lui fait largement dépasser les normes de ce que l'on appelle la morale, et que je préfère appeler "le respect de l'autre et de soi-même". Cet appétit peut même le conduire à une autodestruction physique ou psychique. Deux exemples me viennent à l'esprit.
Le premier exemple est un film de Andrew Nicoll qui date de 2005, Lord of War
Dans ce film basé sur des faits réels, et qui n'a eu qu'un modeste succès commercial, le personnage principal (incarné par Nicolas Caige) est un trafiquant d'armes à l'échelle internationale, ami de tous les dictateurs de la planète. Son addiction est la puissance que lui procure son "travail". Et à ce titre il s'agit bien d'un "cas d'école" car sa caractéristique est précisément que la notion de faire ce qui est juste et de ne pas faire ce qui est injuste lui est totalement étrangère.
Le second exemple est celui de Sade.
Tout le monde connaît, ou a entendu parler des écrits de Sade, célèbres au point que le mot "sadisme" est définitivement entré dans la langue française. On sait peut-être moins que lui-même (je veux dire dans sa vie réelle) a été un criminel qui a, entre autres méfaits, abusé sous la torture de jeunes enfants. Le problème de Sade était son addiction à la torture physique et psychique dans l'acte sexuel. Sade a passé 11 ans en prison et 13 ans dans un asile d'aliénés (à Charenton). Sa personnalité est extrêmement complexe car il a écrit des pages d'une authentique teneur philosophique. Mais pour ce qui nous intéresse ici, il est cité comme exemple car il revendique haut et fort son droit inaliénable à être ce qu'il est, aussi abject soit-il. Le 13 septembre 1783 il écrit à sa femme :
“ Pour quant à mes vices : impérieux, colère, emporté, extrême en tout, d'un dérèglement d'imagination sur les mœurs qui de la vie n'a eu son pareil, athée jusqu'au fanatisme, en deux mots me voilà, et encore un coup, ou tuez-moi ou prenez-moi comme cela ; car je ne changerai pas […] Si, comme vous le dites, on met ma liberté au prix du sacrifice de mes principes ou de mes goûts, nous pouvons nous dire un éternel adieu, car je sacrifierais, plutôt qu’eux, mille vies et mille libertés, si je les avais."
Dans le cinquième dialogue de "La philosophie dans le boudoir" il justifie ainsi le droit naturel qu'à chacun de faire souffrir l'autre, si cette souffrance nous procure un certaine dose, même minime, de plaisir :
"DOLMANCÉ : Il n’est de crime à rien, chère fille, à quoi que ce soit au monde, la plus monstrueuse des actions n’a-t-elle pas un côté par lequel elle nous est propice ?
EUGÉNIE : Qui en doute ?
DOLMANCÉ : Eh bien ! de ce moment elle cesse d’être un crime ; car pour que ce qui sert l’un, en nuisant à l’autre, fût un crime, il faudrait démontrer que l’être lésé est plus précieux à la nature que l’être servi : or tous les individus étant égaux aux yeux de la nature, cette prédilection est impossible ; donc l’action qui sert à l’un en nuisant à l’autre est d’une indifférence parfaite à la nature.
EUGÉNIE : Mais si l’action nuisait à une très grande quantité d’individus, et qu’elle ne nous rapportât à nous, qu’une très légère dose de plaisir, ne serait-il pas affreux de s’y livrer alors ?
DOLMANCÉ : Pas davantage, parce qu’il n’y a aucune comparaison entre ce qu’éprouvent les autres et ce que nous ressentons : la plus forte dose de douleur chez les autres doit assurément être nulle pour nous, et le plus léger chatouillement de plaisir, éprouvé par nous, nous touche ; donc nous devons à tel prix que ce soit, préférer ce léger chatouillement qui nous délecte, à cette somme immense des malheurs d’autrui, qui ne saurait nous atteindre ; mais s’il arrive au contraire que la singularité de nos organes, une construction bizarre, nous rendent agréables les douleurs du prochain, ainsi que cela arrive souvent, qui doute alors que nous ne devions incontestablement préférer cette douleur d’autrui qui nous amuse à l’absence de cette douleur qui deviendrait une privation pour nous ? La source de toutes nos erreurs en morale vient de l’admission ridicule de ce fil de fraternité qu’inventèrent les chrétiens, dans leur siècle d’infortune et de détresse ; contraints à mendier la pitié des autres, il n’était pas maladroit d’établir qu’ils étaient tous frères ; comment refuser des secours d’après une telle hypothèse ; mais il est impossible d’admettre cette doctrine ! Ne naissons-nous pas tous isolés ; je dis plus, tous ennemis les uns des autres, tous dans un état de guerre perpétuelle et réciproque ? Or je vous demande si cela serait, dans la supposition que les vertus exigées par ce prétendu fil de fraternité fussent réellement dans la nature ; si sa voix les inspirait aux hommes, ils les éprouveraient dès en naissant, dès lors, la pitié, la bienfaisance, l’humanité seraient des vertus naturelles dont il serait impossible de se défendre, et qui rendraient cet état primitif de l’homme sauvage totalement contraire à ce que nous le voyons."
Par ailleurs, il affiche athéisme radical et ses conseils aux philosophes pour instruire les hommes de la Révolution sont les suivants (toujours dans le cinquième dialogue) :
" S’ils [les hommes] veulent qu’absolument vous leur parliez d’un créateur, répondez que les choses ayant toujours été ce qu’elles sont, n’ayant jamais eu de commencement et ne devant jamais avoir de fin, il devient aussi inutile qu’impossible à l’homme de pouvoir remonter à une origine imaginaire qui n’expliquerait rien et n’avancerait à rien, dites-leur qu’il est impossible aux hommes d’avoir des idées vraies d’un être qui n’agit sur aucun de nos sens ; toutes nos idées sont des représentations des objets qui nous frappent ; qu’est-ce qui peut nous représenter l’idée de dieu qui est évidemment une idée sans objet, une telle idée, leur ajouterez-vous, n’est-elle pas aussi impossible que des effets sans cause ? Une idée sans prototype, est-elle autre chose qu’une chimère ? Quelques docteurs, poursuivrez-vous, assurent que l’idée de dieu est innée, et que les hommes [ont] cette idée dès le ventre de leur mère ; mais cela est faux, leur ajouterez-vous, tout principe est un jugement ; tout jugement est l’effet de l’expérience, et l’expérience ne s’acquiert que par l’exercice des sens, d’où suit que les principes religieux ne portent évidemment sur rien et ne sont point innés ; comment, poursuivrez-vous, a-t-on pu persuader à des êtres raisonnables que la chose la plus difficile à comprendre était la plus essentielle pour eux, c’est qu’on les a grandement effrayés, c’est que quand on a peur, on cesse de raisonner, c’est qu’on leur a surtout recommandé de se défier de leur raison, et que quand la cervelle est troublée, on croit tout et n’examine rien ; l’ignorance et la peur, leur direz-vous encore, voilà les deux bases de toutes les religions, l’incertitude où l’homme se trouve par rapport à son dieu, est précisément le motif qui l’attache à sa religion ; l’homme a peur dans les ténèbres tant au physique qu’au moral, sa peur devient habituelle en lui et se change en besoin ; il croirait qu’il lui manquerait quelque chose, s’il n’avait plus rien à espérer ou à craindre."
Notons "en passant" que, quoi que l'on pense des thèses de Sade, on doir reconnaître que cette page est admirable d'un point de vue littéraire. Sade est un un écrivain de talent ... quand il sort de ses ornières.
Peut-on être heureux uniquement par soi et pour soi ? C'est ce que semble penser Jean-Jacques Rousseau.
À suivre ...
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