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dimanche 21 février 2016

NOTE DE LECTURE N° 13: "DE LA CERTITUDE" - WITTGENSTEIN- Gallimard (Tel), 2002

Auteur de l'article : Patrick Olivero

L'ouvrage de Ludwig Wittgenstein (1889-1951) "De la certitude" est un ouvrage posthume, écrit entre 1949 et 1951. Les dernières pages ont été écrites le 27 avril 1951, deux jours avant la mort du philosophe. Il est composé de 676 aphorismes relatifs à ce qu'il appelle les jeux de langage. Ces aphorismes ne sont pas juxtaposés arbitrairement. Ils sont organisés autour d'exemples concrets. L'ouvrage est remarquable, brillant, savamment construit avec intelligence et élégance. Un véritable régal pour le lecteur !



Source de l'illustration

Dans ce qui suit les numéros entre parenthèses sont les numéros des aphorismes de l'ouvrage.
Les mots en italique ont été soulignés par l'auteur.

De la certitude est généralement considéré comme un des textes les plus faciles de Wittgenstein. Il est vrai qu'il ne contient quasiment aucun terme technique philosophique ou mathématique et que la rédaction est limpide. C'est sans doute pour cette raison que des extraits de De la certitude ont parfois été donnés comme sujet au baccalauréat bien que Wittgenstein soit considéré comme un philosophe "difficile". Examinons par exemple le sujet proposé à certaines sections en 2015 à La Réunion. Il s'agissait d'analyser le texte suivant, issu de De la certitude (288 et 289) :

« Je ne sais pas seulement que la terre existait longtemps avant ma naissance, mais aussi qu’elle est un corps volumineux – on l’a établi – et que les autres hommes ainsi que moi avons beaucoup d’ancêtres, qu’il y a des livres traitant de tout cela, que ces livres ne mentent pas, etc. Et tout cela, le sais-je ? Je le crois. Ce corps de savoir m’a été transmis et je n’ai aucune raison d’en douter, bien au contraire j’ai toutes sortes de confirmations. Et pourquoi ne devrais-je pas dire que je sais tout cela ? N’est-ce pas justement ce qu’on dit ? Mais ce n’est pas seulement moi qui sais ou crois tout cela, mais aussi les autres. Ou plutôt je crois qu’ils le croient. Je suis fermement convaincu que les autres croient qu’il en est bien ainsi de tout cela, qu’ils croient le savoir. »

Le sujet est effectivement facile. Le candidat expliquera, par exemple, ce qu'est une connaissance basée sur une transmission du savoir et s'interrogera sur le fait que "je sais" est, ou n'est pas, avant tout un savoir partagé, ou une croyance empirique, etc.

Mais ce texte isolé hors du contexte du livre ne reflète absolument pas les interrogations de Wittgenstein. Ce que Wittgenstein analyse c'est le jeu de langage qui permet de suggérer une certitude en disant "je sais". En ce sens, l'ouvrage est plus complexe qu'il n'y paraît. Entre autres choses, car il faut savoir qu'il est en fait une réflexion de Wittgenstein sur l'essai du philosophe, et professeur à Cambridge, George Edward Moore (1873-1958) : A Defense of Common Sense qui défend le sens commun contre l'idéalisme philosophique (ne pas confondre G.E. Moore avec divers autres membres célèbres de sa famille : son frère, le poète Thomas Sturge Moore et ses neveux Nicholas Moore, poète, et Timothy Moore, compositeur).

Moore est l'auteur d'un paradoxe qui porte son nom et qu'a étudié Wittgenstein sous la forme suivante : "Il pleut et je ne crois pas qu'il pleut". "Il pleut" est une proposition objective, prouvée par une expérience sensible ; "je ne crois pas qu'il pleut" est une proposition subjective qui tout à fait compatible avec la première" (le fait de croire ne signifie pas que cela "est"), bien que les deux semblent contradictoires. On ne peut pas dire que je me trompe, comme le voudrait le sens commun, quand je dis "je ne crois pas qu'il pleut" car effectivement je le crois. Le fait de savoir ce que je crois ou ne crois pas n'a aucune importance. Par contre, si j'exprime les propositions à la troisième personne, je peux dire qu'il y a une erreur :

1. Il pleut (objectivement : il tombe des gouttes).
2. Il croit qu'il ne pleut pas.
3. Donc il se trompe.

Dans ce cas, "Il croit qu'il ne pleut pas" devient une proposition objective (ce n'est plus le sujet qui croit ou ne croit pas) et une contradiction (donc une erreur) est possible entre deux objets autres que le sujet.

C'est ainsi que s'explique le premier aphorisme qui, sans cette proximité entre Wittgenstein et Moore, est incompréhensible (1) :
" Si tu sais que c'est là une main, alors nous t'accordons tout le reste [...]". Il est fait ici allusion à une célèbre conférence au cours de laquelle Moore, pour montrer l'évidence empirique du monde extérieur montre sa main droite puis sa main gauche en disant : voila deux objets qui appartiennent au monde. Ce que signifie le premier aphorisme, c'est que, à partir du moment où on dit "je sais", on peut être d'accord avec tout ce que suit "je sais", aussi improbable, voire impossible, que ce soit. Car, comme nous l'avons dit plus haut, ce qui est dit c'est l'existence d'un savoir, et non d'une chose.

La chose peut être ou ne pas être  (2) :
"De ce qu'à moi et à tout le monde il en semble ainsi, il ne s'ensuit pas qu'il en est ainsi. Mais ce que l'on peut fort bien se demander, c'est s'il y a un sens à en douter".
La deuxième partie de l'aphorisme est importante. Ce que dit Wittgenstein n'a absolument rien à voir avec le doute radical et pédagogique de Descartes (je dis "pédagogique" car Descartes ne doute pas véritablement mais veut trouver les raisons de ses certitudes). Et  n'a rien avoir non plus avec un empirisme qui mettrait en doute la réalité du monde extérieur.

Ainsi (20) : " "Douter de l'existence  du monde extérieur" ne veut pas dire que, par exemple, on met en doute l'existence d'une planète, existence que l'observation confirmera plus tard - Ou alors Moore entend-il dire que le savoir que sa main est là est d'une autre sorte que le savoir selon lequel il y a la planète Saturne ? Sinon on pourrait renvoyer celui qui doute à la découverte de Saturne et dire que son existence a été prouvée, donc que l'est aussi l'existence du monde extérieur ".

Et (36) :" Nous n'enseignons " A est un objet physique"qu'à ceux qui ne comprennent pas encore ou ce que signifie "A" ou ce que signifie " objet physique". C'est donc un enseignement qui porte sur l'emploi des mots [...]".

L'emploi des mots (les jeux de langage) est précisément le sujet du livre. Le "je sais" est un exemple  sur lequel l'auteur revient fréquemment. Il dit de ce genre de propositions (31) :
"Les propositions auxquelles, comme envoûtés nous sommes sans cesse ramenés, je voudrais les extirper du langage philosophique".
(61) : "Une signification d'un mot est un mode de son utilisation. En effet cette signification est ce que nous apprenons au moment où le mot est incorporé dans notre langage".  

Mais alors, n'existe-t-il aucune certitude ? Supposons que je sois certain d'un certain fait mathématique que je démontre par le calcul. J'en suis certain car j'ai vérifié vingt fois mon calcul. J'ai toute raison de dire "je suis certain que ...". Mon voisin pourra en douter car il met en doute ma capacité à calculer correctement. Il n'en aura pas la même certitude. Il pourra se convaincre en effectuant lui-même le calcul. Mais lui aussi pourra se tromper. Il y a là une chaîne de "justifications de la justification" qui n'a pas de fin ... et qui n'a pas de sens car il y a un critère final c'est la réalité de ce que nous faisons de notre certitude. Si je suis certain que je peux voler et que en conséquence je m'élance du sommet d'un toit, comme un oiseau, ma chute brutale me prouvera que ma certitude n'était pas fondée. Peut-on appeler cela une erreur de ma part ? Non, ce n'est pas une erreur, mais une déficience mentale. Il faut que je sois sois l'emprise d'une drogue ou frappé d'une folie subite pour avoir une telle certitude. car à quel type de jugement pourrai-je alors me fier si je suis certain de cela.

C'est ce que confirme l'aphorisme (231) :
"Si quelqu'un mettait en doute l'existence de la terre il y a cent ans, la raison pour laquelle je ne le comprendrais pas, c'est que je ne saurais pas ce à quoi il accorde encore valeur de témoignage ou non".

En fait, pour Wittgenstein le doute est réservé à l'homme raisonnable dans certaines circonstances. C'est-à-dire (341) :
"Les questions que nous posons et nos doutes reposent sur ceci : certaines questions sont soustraites au doute, comme des gonds sur lesquels tournent ces questions et ces doutes" Ces gonds sont les certitudes sur lesquelles nous devons nous appuyer :
(344) :" Prendre mon parti de maintes choses, voilà en quoi consiste ma vie"
Mais il faut prendre garde au contre-sens. "Prendre mon parti de maintes choses" n'a aucune connotation, à mon avis, avec les événements qui peuvent arriver dans notre vie au sens de, par exemple, "je prends mon parti de cet amour déçu, ou de ce deuil, ou de ma maladie etc.". Il s'agit de prendre son parti de propositions qui font parti de de la logique de ma vie. Et "prendre parti" signifie ici ne pas les mettre en doute. Je ne suis jamais allé en Chine, donc le fait que je n'ai jamais vécu à Pékin fait partie de ces "gonds" grâce auxquels je peux  penser et raisonner (si je suis un être raisonnable).

Même idée également dans (430) :
"Je rencontre un Martien qui me demande : "Combien d'orteils ont les hommes ?". Je dis : "Dix, je vais te le montrer" et je me déchausse. S'il s'étonnait de ce que je l'ai su avec une telle assurance, bien que je n'ai pas regardé mes orteils, devrais-je lui dire :  "Nous autres hommes, nous savons combien d'orteils nous avons, que nous les voyions ou pas "? [il faut lire  "Ne devrais-je pas lui dire" car la réponse est donnée en (434)].

Le fait de croire n'appelle généralement pas de commentaires. Il n'est pas utile de poser la question "Pourquoi croit-il". Par contre à la personne qui dit "Je sais", il est légitime de lui demander comment il le sait (cf. (550)). Et la réponse qu'il donnera à cette question doit respecter des principes universellement reconnus (cf. (551).

En conclusion, et pour atténuer la fermeté de certains aphorismes, voilà ce qu'a écrit Wittgenstein le 27 mai 1951, deux jours avant sa mort (673) : "N'est-il pas difficile de distinguer entre les cas ou je ne peux pas me tromper et ceux où je peux difficilement me tromper. Voit-on toujours clairement de quel genre un cas relève ? Je ne le crois pas.

On pourrait résumer sommairement l'objet du livre en disant qu'il est une réflexion, non pas sur le savoir mais sur le jeu linguistique autour de la proposition "je sais". On peut, certes, considérer que c'est un livre facile car (je l'ai dit plus haut) le vocabulaire est courant et l'ouvrage fourmille d'exemples ; mais c'est à mon avis un livre difficile car le lecteur peut facilement oublier qu'il porte sur un jeu de la langue et non pas sur une philosophie de la connaissance. En outre il n'y a jamais (ou peu souvent) d'affirmations vraiment définitives. Après de longs développements (c'est-à-dire de nombreux aphorismes) sur lesquels il semble qu'on peut s'appuyer survient un "mais pourtant ...", "un "cependant ...", un toutefois..." qui relance la réflexion. On a un peu l'impression que l'auteur écrit comme s'il nous parlait, sans cacher ses doutes, ses revirements ou ses manques. En préliminaire à ce qu'il va écrire le 5 mai 1951, il précise (les crochets sont de l'auteur) : [Ici il y a encore un large blanc dans ma pensée. Et je doute s'il va jamais être rempli].

C'est un grand plaisir de lire Wittgenstein !


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