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lundi 15 février 2016

LA TRAGÉDIE DES 10 ET 11 MAI 1996 DANS L'EVEREST

C'est le film Everest de Baltazar Kormakur sorti en 2015 et vu récemment, qui a suscité cet article, ainsi que la remarquable analyse de B. Soulé (Université de Caen Basse Normandie) : Soulé B. (2008) Drame sur l’Everest le 10 mai 1996 : la rencontre d’un aléa météorologique et d’une vulnérabilité organisationnelle. Insurance & Risk Management, 76, 1, 73-97.
En 1996, 95 personnes on atteint le sommet de l'Everest et 15 sont mortes dans leur tentative. Le bilan a été particulièrement dramatique les 10 et 11 mai : douze personnes sont mortes sur les pentes du "toit du monde". C'est à ces deux journées qu'est consacré cet article.


source de l'illustration

Les faits

J'utilise l'article de B. Soulé cité plus haut pour présenter le résumé des événements :

Le week-end du 10 mai 1996, l’affluence sur le mont Everest constituait un record : 14 expéditions regroupant un total de 450 personnes étaient présentes. À priori, la journée du 10 mai offrait une bonne « fenêtre » sur le plan météorologique. Le beau temps s’est du reste maintenu toute la matinée, avant qu’une rapide et soudaine perturbation n’entraîne une sérieuse dégradation dans l’après-midi. Une violente tempête s’est alors abattue sur l’Everest : de moins 40°C, la température est passée à moins 60 à 18h, pour atteindre moins 70 le 11 au matin.
Trente-trois himalayistes se trouvaient alors sur l’arête sommitale de l’Everest. Postée au camp 4, l’expédition Adventure Consultants avait entamé une tentative d’atteinte du sommet un peu après minuit le 10 mai, imitée en cela par l’expédition Mountain Madness, puis par deux autres expéditions (taiwanaise et indienne). Le bilan sera conséquent : 12 décès répartis sur les expéditions américaines et indienne. Il est à noter que les deux guides à la tête des expéditions américaines figurent parmi les victimes. Touché depuis quelques jours par une maladie gastro-intestinale chronique, Fischer (Mountain Madness) a lutté pour terminer l’ascension, mais, extrêmement affaibli et probablement victime d’un œdème cérébral , il n’a pas trouvé la force nécessaire pour descendre dans les conditions difficiles de ce 10 mai. Pour sa part, Hall (Adventure Consultants) est décédé car il n’a pu se résoudre à abandonner au sommet un de ses clients épuisé par la montée. Il a longuement négocié avec lui (une dizaine d’heures) pour le convaincre de tenter la descente, bien qu’on l’ait supplié, dans le même temps et par radio, de laisser son client mourant et de sauver sa propre vie.
Certes, l’altitude à laquelle les prétendants au sommet évoluent met à l’épreuve leurs capacités physiologiques (froid, raréfaction de l’oxygène). Cependant, l’Everest est connu pour être l’une des ascensions himalayennes les moins exigeantes techniquement. On peut dès lors s’interroger sur ce qui s’est produit, au-delà de la dégradation météorologique, le 10 mai 1996. Plusieurs décisions, prises à différents moments par divers acteurs, ont contribué à l’accroissement de la vulnérabilité des différents groupes d’ascensionnistes. Les problèmes générés sont dès lors devenus difficiles à solutionner, puis insurmontables. 
Premièrement, trois clients de l’expédition Adventure Consultants étaient particulièrement fatigués avant même le début de l’ascension. Du côté de Mountain Madness, ce sont le leader Scott Fischer et son sirdar (chef des sherpas)  Lopsang Jangbu qui étaient physiquement diminués. Pour atteindre le sommet de l’Everest puis réaliser la descente dans de bonnes conditions, la gestion du temps est cruciale. En effet, une ascension prenant plus de temps que prévu peut impliquer un manque d’oxygène, des problèmes liés au froid, voire une visibilité réduite du fait de la tombée de la nuit. Le 10 mai 1996, les clients d’Adventure Consultants semblent avoir ralenti la progression de leur groupe et des autres expéditions. Ainsi, alors que dans de bonnes conditions, 16 à 18 heures sont nécessaires pour réaliser l’ascension et la descente vers le camp 4, très peu avaient atteint le sommet au bout de 14 heures.
Par ailleurs, le Hillary Step (Ressaut Hillary), escalade d’une douzaine de mètres qui représente la seule réelle difficulté technique, nécessite un équipement en cordes fixes pour faciliter son franchissement par des ascensionnistes peu chevronnés. Hall et Fischer étaient partis du postulat qu’une précédente expédition avait procédé à cette installation. Quand ils ont atteint le Hillary Step, les premiers ascensionnistes ont cependant réalisé que l’équipement n’était pas en place ce qui a contraint les groupes à attendre au moins une heure avant de passer ce cap, non sans puiser dans leurs ressources limitées en oxygène. Plus de 30 personnes ayant entrepris l’ascension au même moment, c’est un véritable embouteillage qui s’est produit sous le Hillary Step (sur lequel il est de surcroît impossible de dépasser son prédécesseur). C’est aussi du fait de ce contretemps que plusieurs ascensionnistes n’avaient pas atteint le sommet à 14 heures.
Enfin, le groupe de Hall avait pour instruction de monter groupé, ce qui a contraint les plus rapides à attendre régulièrement les plus lents (4 heures au total). Ce choix a accentué le phénomène de congestion sur certains passages étroits, retardant l’ensemble des ascensionnistes de plusieurs précieuses heures. En conséquence, les plus rapides ont mis un peu plus de 14 heures à atteindre le sommet ce jour là, alors que les derniers à l’atteindre y sont parvenus vers 16h. Certains clients d’Adventure Consultant ont par contre eu le bon sens de renoncer quand ils ont réalisé qu’ils ne pourraient pas être au sommet avant 14 heures.
Ainsi, au moment où les conditions météorologiques ont sérieusement commencé à se dégrader, la plupart des participants amorçaient tout juste la descente (qu’ils aient préalablement atteint le sommet ou non). Ils se trouvaient encore à plus de 8000 mètres d’altitude, la « zone de la mort », dans un état physique et de lucidité variable. A 17 heures, le blizzard a fait son apparition, diminuant la visibilité et rendant la route du retour vers le camp difficile à repérer. Lorsque la nuit est tombée, 27 personnes manquaient encore à l’appel au camp 4. Certaines ont stoppé leur descente à moins de 100 mètres du camp, désorientées et épuisées. Malgré l’héroïsme de plusieurs sherpas, clients et guides qui se sont portés au secours des clients perdus, et en dépit d’une des opérations de secours héliporté les plus élevées de l’histoire, le lourd bilan ne put être évité.
Au-delà du nombre important de victimes, le traitement médiatique de cet épisode catastrophique en a fait un événement particulièrement retentissant. Cette focalisation s’explique par la présence au sein des expéditions américaines de deux personnalités : Sandy Pittman (avec Mountain Madness), une célèbre et richissime journaliste nord-américaine venue couvrir l’événement pour le magazine Vogue ; Jon Krakauer (avec Adventure Consultants), un journaliste du Magazine Outside, « invité » par Rob Hall pour faire le récit de cette expédition et contribuer ainsi à la renommée de la firme, en échange d’un espace publicitaire.

La météo

Le facteur météorologique a été prépondérant. La tempête qui s'était déclenchée au sud de la zone a progressé plus rapidement que prévu. La limite maximale de 14h pour atteindre le sommet était juste suffisante pour atteindre le sommet et en redescendre sans encombre. Ceux qui ont été, pour une raison ou une autre, retardés dans leur montée ou leur descente ont été frappés par la tempête.

Les facteurs particuliers


  • Un des clients de Rob Hall était une japonaise de 43 ans, d'une constitution assez frêle. Alpiniste aguerrie, elle n'avait toutefois jamais grimpé au-dessus de 6000 m. Elle n'a pas résisté à la fatigue au froid et au manque d'oxygène. Elle est arrivée au sommet, mais est morte pendant la descente.
  • Toujours dans l'équipe de Rob Hall, un des clients (Beck Weathers) avait subi avant l'ascension une opération aux yeux. Il est possible que ce soit pour cette raison que, devenu aveugle pendant la descente, il n'ait survécu que par miracle.
  • Rob Hall s'était lié d'amitié pour un de ses clients (Doug Hansen), passionné, qui s'était ruiné pour participer à cette expédition après avoir échoué à 100 m du sommet l'année précédente. Après avoir vainement tenté de le le dissuader de monter jusqu'au sommet, il l'a accompagné et y sont parvenus à 16h, soit avec deux heures de retard sur l'horaire. Surpris par la tempête pendant leur descente, Rob Hall a vainement et longuement essayé de convaincre son client de continuer à descendre, seule chance de survie. Il ne s'est pas résolu à le laisser et ils sont morts tous les deux.
  • Hormis pour des guides et alpinistes de très haut niveau, l'oxygène est indispensable pendant cette ascension. On comprend mal que des réserves suffisantes, voire surabondantes n'aient pas été prévues.
  • De même, on comprend mal pourquoi il n'a pas été vérifié avant l'arrivée des cordées que des cordes fixes étaient en place dans le Ressaut Hillary, qu'aucun client n'aurait été capable de franchir en escalade classique.

La commercialisation des ascensions

La commercialisation des ascensions par des entreprises privées a indéniablement plusieurs conséquences négatives,

  • La première, dans le cas que nous examinons est le ralentissement de la progression liée au nombre des cordées, à leurs capacités inégales et aux inégalités de compétence au sein d'une même cordée.
  • La deuxième est la volonté des guides, d'amener un maximum de personnes au sommet (et bien entendu de les ramener vivants), gage de publicité et de notoriété pour leur société.
  • Il n'est pas exclu qu'il puisse y avoir une certaine compétition commerciale entre ces sociétés qui peut, dans certains cas conduire à une mauvaise analyse des risques.
  • Un état physique des participants certainement excellent à basse altitude mais qui peut se dégrader rapidement en très haute altitude, faute d'expérience.
  • Chez certains clients une mauvaise connaissance des technique appropriées à la progression sur neige et glace, voire une incapacité à utiliser correctement le matériel.

Des conséquences psychologiques :
  • Le client est en général un passionné et "en veut pour son argent" (de 60 000 $ à 70 000 $). Il peut sous-estimer ses propres limites. Il lui est difficile de renoncer.
  • De bout en bout il est sur-protégé. Il reçoit des ordres et des consignes, n'a pas à prendre d'initiatives. Si pour une raison quelconque il est confronté à une situation dangereuse à laquelle il doit faire face tout seul, il est désemparé.

Conclusion


Les expéditions de mai 1996 ont eu à affronter une situation météorologique particulièrement difficile, qui a d'ailleurs amené certaines d'entre elles à renoncer et qui, de toute évidence, auraient été dissuasives pour une expédition non commerciale.
La banalisation de l'Everest, la recherche du profit (ou de la notoriété, ce qui revient au même) pour les chefs d'expédition ont provoqué des dysfonctionnements qui, pris isolément n'auraient certainement pas été rédhibitoires, mais qui, par leur enchaînement dans un contexte difficile a conduit à une catastrophe.

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