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samedi 1 juillet 2017

NOTE DE LECTURE N°34 : FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS - EMMANUEL KANT

Le petit livre de Kant "Fondements de la métaphysique des moeurs" (petit par le nombre de pages, une centaine de pages, et non par son contenu !) est un grand plaisir de lecture et son importance philosophique est énorme, puisqu'il a donné naissance à un concept kantien universellement connu "l'impératif catégorique".






Mon ouvrage de référence est l'édition J. VRIN, 1980.

Le lecteur qui ne connaît pas ce texte doit impérativement (comme toujours !) lire la préface de Kant. C'est souvent dans ses préfaces que Kant expose ses objectifs et les limites de ce qu'il va écrire.
"Comme mes vues portent ici proprement sur la philosophie morale, je borne à ces termes stricts la question posée :"ne pense-t-on pas qu'il soit de la plus extrême nécessité d'élaborer une bonne fois une Philosophie morale pure qui serait entièrement expurgé de tout ce qui ne peut être qu'empirique et qui appartient à l'Anthropologie ?"

Une expression est importante dans cet extrait : "Philosophie pure", et plus précisément l'adjectif "pure". Quand Kant écrit les Fondements de la métaphysique des mœurs" (FMM dans ce qui suit), il a déjà écrit la "Critique de la raison pure" et s'est expliqué sur ce concept. Est "pur", au sens kantien du terme, tout ce qui résulte d'un jugement synthétique a priori, c’est-à-dire le prédicat qu’on peut extraire d’un sujet qui ne contient pas ce prédicat et que l’on ne peut pas extraire empiriquement.

Dans les FMM Kant s’interroge sur la possibilité de jugements moraux synthétiques, a priori. Plus précisément, il s’interroge sur les principes (fondements) de la morale en distinguant très précisément ce qui relève d’une « loi pratique » et ce qui relève d’une loi morale. Il s’agit là encore (comme dans la Critique de la raison pure) d’avancer vers la compréhension de la morale en soi , et non pas des actes ou jugements qui relèvent de la morale. En ce sens (au sens kantien du terme) il s’agit d’avancer sur le chemin d’une philosophie transcendantale de la morale et de tenter d’établir le « principe suprême de la moralité ».


Première section : passage de la connaissance rationnelle commune de la moralité à la connaissance philosophique.

Cette section débute par un postulat :
« De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté (souligné par Kant) » (p.55).

L’expression « bonne volonté » a perdu aujourd’hui son sens kantien. On dit de quelqu’un qu’il fait preuve de « bonne volonté » si, malgré ses limites ou ses erreurs il essaie de faire du mieux qu’il peut. Mais pour Kant, la bonne volonté, c’est la volonté bonne. Aucune œuvre ou succès ne peut être le critère de jugement d’une bonne volonté. Ce qui compte c’est « le vouloir ». C’est en soi que la volonté est bonne. « L’utilité ou l’inutilité ne peut en rien accroître ou diminuer cette valeur » (p. 57). Il y a donc en quelque sorte une valeur absolue de la volonté qui fait qu’on l’estime pour elle-même et non pas en fonction de ses œuvres ou du caractère de celui qui la possède. En d’autres termes, il n’est aucunement question, dans ce problème, de psychologie mais d’éthique. Il s’agit de comprendre que, certes, une volonté bonne peut avoir une valeur interne lorsque, quasiment par hasard, elle est conforme à la morale commune, mais qu’elle ne pourra être jugée comme « suprêmement estimable » que si on la considère en elle-même et indépendamment de toute autres considérations. 

Pour caractériser la volonté suprêmement bonne, il faut d'emblée éliminer tout ce qui, sous couvert de faire le bien, a pour finalité de satisfaire ses propres besoins ou appétits. Il en est ainsi des actes que l’on qualifie comme dictés par ce qu’on appelle le tempérament ou le caractère. Il en est de même pour la contemplation du bonheur dont nous peuvent faire jouir les dons de la fortune.

Il est par contre des dispositions que l’on peut assurément tenir pour bonnes : la modération, la maîtrise de soi, la capacité de réflexion, etc. mais on ne peut les considérer comme intrinsèquement bonnes (bonnes en soi) car elles font partie de la valeur interne de la personne qui les possède. Or la question que se pose Kant, nous l’avons dit plus haut, n’est pas d’ordre psychologique. D’ailleurs ces dispositions, généralement utilement bonnes peuvent devenir extrêmement mauvaises selon l’usage qu’on en fait. Elles ne sont donc pas intrinsèquement bonnes. En effet :

« Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses œuvres ou ses succès, ce n’est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but propos », c’est seulement le vouloir (souligné par moi) ; c’est-à-dire que c’est en soi qu’elle est bonne ; et considérée en elle-même, elle doit sans comparaison être estimée bien supérieure à tout ce qui pourrait être accompli par elle, uniquement en faveur de quelque inclination et même si l’on veut, de la somme de toutes les inclinations » (p.57).

Or, il n’échappe évidemment pas à Kant (quelque chose peut-il échapper à Kant !) qu’il y a là quelque chose d’étrange. En effet la « nature (lisons : la providence, ou le hasard, ou Dieu) a voulu que la volonté de l’homme soit régie par la raison et non par l’instinct. 

L’homme recherche avant tout son bonheur et sa conservation, et c’est l’instinct plus que la raison qui peut lui permettre d’approcher cet objectif en lui confiant non seulement des fins mais également les moyens d’y parvenir. Tel n’est pas le cas. Nous ne sommes pas des machines et notre raison choisi les fins et les moyens. Mais la raison peut nous conduire dans des impasses, des bonheurs éphémères et ses fins ne peuvent absolument pas être (en tous cas pas toujours) considérées comme un bien suprême.

Mais Kant va plus loin puisqu’il parle même d’une misologie (haine de la raison). Misologie non-dite ou refoulée chez ceux qui s’adonnent aux sciences et à la spéculation  mais qui, finalement : «  …au fond de ces jugements [la misologie], gît secrètement l’idée que la fin de leur existence est toute différente, et beaucoup plus noble, que c’est à cette fin, non au bonheur, que la raison est particulièrement destinée » (p.59).

Quelle est cette fin ? Il se trouve « naturellement » que c’est à la raison et non à l’instinct naturel inné, qu’est donnée la faculté de conduire sûrement notre vie. En conséquence, puisque la nature ne nous dote de rien sans motif, et que c’est la raison qui a prise sur le vouloir, il faut que la finalité de la raison  S’il n’en était pas ainsi, l’instinct suffirait à assurer le bonheur individuel. Cette finalité de la raison doit être le bien suprême dont « tout autre dépend, et même toute aspiration au bonheur ».

Pour analyser ce concept d’une volonté suprêmement bonne, Kant introduit le concept de devoir.

Il élimine d’emblée, à juste titre les actions contraires au devoir, bien qu’il estime qu’elles puissent être utiles. Comme on l’a vu, le bien suprême ne s’identifie pas à l’utilité.

Il laisse également de côté les actions qui semblent dictées par le devoir mais qui, en fait, poursuivent un but intéressé.

Autre méprise possible : conserver sa vie est un devoir et une inclination naturelle à laquelle les hommes apportent beaucoup de soins. Mais c’est une action conforme au devoir et non pas réalisée par devoir. Par contre l’homme désespéré qui aspire à la mort mais conserve quand même sa vie sans l’aimer agit réellement par devoir. Et sa maxime (l’application pratique qu’il fait de son son interprétation du devoir) a une véritable valeur morale.

Il est des  êtres qui, par inclination, et sans autre intérêt personnel, aiment à faire le bien. On ne peut que les louer d’agir ainsi, mais pourtant ils n’ont pas atteint le bien suprême et leurs actions n’ont pas de valeur morale. Outre le fait qu’elles sont issues d’inclinations psychologiques personnelles, leur fermeté est sujette à caution au fil des aléas de la vie.

La première proposition de Kant, dans cette section est donc que l’action n’a de valeur morale que si elle est accomplie par devoir, et non pas seulement conformément au devoir.
Supposons donc qu’une action soit accomplie par devoir. La seconde proposition de Kant est qu’elle tire sa valeur morale, non pas du but [souligné par Kant) qu’elle doit atteindre, mais de la maxime qui est son fondement. Elle tire sa valeur non pas de l’objet à atteindre mais du principe du vouloir [souligné par Kant, étant entendu que « principe » doit être compris au sens étymologique de fondement »]. La volonté se trouve en effet à mi-chemin entre son principe a priori, qui est formel (non matériel) et son mobile a posteriori qui est matériel. C’est uniquement si l’action est réalisée sans objectif matériel qu’elle est absolument pure. Elle n’est donc absolument pure que si elle est effectuée sur la base de son principe.

Mais sur quoi s’appuie donc ce devoir formel ? Kant développe cet aspect dans sa troisième proposition : « Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi ». Bien entendu le mot « loi » ne doit pas être entendu dan son acception juridique. Il s’agit, plus généralement de ce qui nous est imposé. Et, plus précisément chez Kant, de ce qui est lié à mon volonté uniquement par principe et jamais en tant qu’effet. Ce qui domine mon inclination (même si, par hasard, elle peut coïncider avec elle).
«  C’est pourquoi la représentation de la loi [souligné par Kant] en elle-même, qui, bien évidemment ne peut avoir lieu que dans l’être doué de raison [souligné par Kant] dans la mesure où elle n’est pas l’effet attendu du vouloir, mais son principe de détermination, peut seule constituer ce bien si excellent que nous qualifions de moral, présent déjà dans la personne même qui agit selon cette idée, mais qu’il n’y a pas lieu d’attendre simplement de l’effet de son action » (p.67).

Reste à savoir quelle est cette mystérieuse loi qui est le fondement du devoir. Kant en propose la définition (disons plutôt la description) suivante : »Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse vouloir que ma maxime devienne une loi universelle [souligné par Kant]» (p. 68).

Or il se trouve que le jugement commun (dans le double sens de «usuel» et de « ce qu’ils ont en commun ») est en parfait accord avec cette maxime. Kant prend l’exemple suivant : Est-ce que je peux, si je suis dans l’embarras, faire une promesse avec l’intention de ne pas la tenir ? On peut effectivement envisager des situations dans lesquelles, au moins provisoirement, cette décision peut m’apporter un bénéfice. Mais si je la mesure à l’aune de la maxime de Kant, c’est-à-dire s’il était convenu que tout le monde puisse mentir, alors cette maxime se détruirait d’elle-même puisque la notion de promesse perdrait tout son sens (puisque nul n’est astreint à y être fidèle).

La puissance de cette maxime, nous l’avons dit, est qu’elle tombe sous le sens commun ; il n’est nul besoin de subtilités philosophiques pour la mettre en pratique et en tirer parti pour choisir une « bonne » décision. Même si la la raison commune ne comprend pas encore clairement que cette maxime est formelle, elle l’a toujours devant les yeux. Il n’est nul besoin d’enseigner quelque chose : elle a « dans tous les cas qui surviennent la pleine compétence pour distinguer ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est conforme au devoir … » (p. 70).

Autrement dit, la valeur des actions peut être appréciée, d’un point de vue moral, sans aucun secours de la philosophie. Elle peut même l’être plus surement par un homme commun que par un philosophe car ce dernier peut laisser « aisément son jugement s’embrouiller par une foule de considérations étrangères qui n’appartiennent pas au sujet… » (p. 71).

Le jugement de la raison commune, dit Kant, est doté d’une « heureuse simplicité ». Est-il nécessaire d’y introduire de la philosophie qui va peut-être la dépouiller de cette belle chose qu’est l’innocence ?

Il le  faut pourtant, non pour enseigner, mais pour apprendre à maintenir, à conserver cette innocence qui est versatile et peut manquer de permanence. Pourquoi ? Parce qu’il existe un formidable contrepoids qui consiste dans l’inclination qu’à l’homme à chercher son bonheur individuel alors que la raison édicte ses ordres (le devoir) sans fléchir d’aucune manière. Cette balance continuelle constitue ce que Kant appelle une dialectique naturelle, c’est-à-dire un penchant à mettre en doute la validité des règles fixes, à les corrompre dans leur fond. La raison commune est donc poussée, non pas vers la spéculation mais dans le champ d’une philosophie pratique.

« Ainsi se développe insensiblement dans l’usage de la raison commune , quand elle se cultive, une dialectique qui l’oblige à chercher secours dans la philosophie, comme cela lui arrive dans l’usage théorique ; et par suite, pas plus dans le premier cas sans doute que dans le second, elle ne peut trouver de repos nulle part ailleurs que dans une critique intégrale de la raison » (p. 73).


Dans la deuxième section, le point de départ est la moralité. Plus précisément la constatation suivante : « Il est absolument impossible d’établir par expérience avec une entière certitude un seul cas où la maxime d’une action, d’ailleurs conforme au devoir, ait uniquement reposé sur des principes moraux et sur la représentation du devoir » (p.75).

Tout le problème réside dans le fait qu’il est impossible de connaître, même au terme d’un examen minutieux, les mobiles qui nous poussent à agir d’une certaine manière et non d’une autre. Telle action qui nous semble motivée par le devoir moral l’est peut-être par intérêt, par amour-propre, etc. « Or, parce qu’il s’agit de valeur morale, l’essentiel n’est point dans ce que l’on voit, mais dans [les] principes intérieurs des actions, que l’on ne voit pas » (p. 76).

Il est fort possible, par exemple, que la loyauté nécessaire dans l’amitié soit un devoir moral que personne ne nie mais dont il n’a peut-être existé aucun exemple réel. Pourtant cette idée de la loyauté existe et, puisqu’elle n’est pas fondée empiriquement, on doit en conclure que la raison, dans le domaine moral, détermine la volonté par des principes a priori. Plus précisément : une raison pure pratique.

Or, ce qui prévaut chez les êtres humains, c’est ce que Kant appelle « une philosophie pratique populaire » et dont le concept est exposé dans la première section de l’œuvre. Ce concept n’est pas critiquable en soi, mais il faut le fonder, c’est-à dire construire une métaphysique, puis la rendre accessible par vulgarisation.

Fonder une métaphysique des mœurs, c’est rechercher et étudier les principes de la moralité, principes entièrement a priori que l’on ne peut trouver ailleurs que dans les purs concepts de la raison. Une telle métaphysique doit être totalement distincte de l’anthropologie, la théologie, etc. car, dit Kant : « […]une doctrine morale bâtarde, qui se compose de mobiles fournis par des sentiments et des inclinations, en même temps que de concepts de la raison, rend nécessairement l’âme hésitante entre des motifs d’action qui ne se laissent ramener à aucun principe, qui ne peuvent conduire au bien que tout à fait par hasard, et qui bien souvent aussi peuvent conduire au mal. » (p. 81).

Mais l’expression « lois morales » doit être correctement comprise. En effet, « toute chose dans la nature agit d’après des lois. » Mais seul un être raisonnable a la possibilité d’agir d’après des principes, c’est-à-dire que lui seul possède une volonté. En d’autres termes : les lois de la nature sont spontanées, alors chez l’être raisonnable, la volonté « n’est rien d’autre que la raison pratique » et la faculté de choisir ce que la raison  « reconnait comme pratiquement nécessaire, c’est-à-dire comme bon ». 

Le nœud du problème est que la conformité de la volonté aux lois objectives de la raison est souvent (ou disons généralement) une contrainte. En conséquence il s’agit d’un commandement de la raison et l’énoncé de ce commandement est ce que Kant appelle un impératif.

Un impératif peut être hypothétique ou catégorique. Kant définit ces termes ainsi : « Les impératifs hypothétiques représentent la nécessité pratique d’une action possible, considérée comme moyen d’arriver à quelque autre chose que l’on veut […]. L’impératif catégorique serait celui qui représenterait une action comme nécessaire pour elle-même, et sans rapport à un autre but, comme objectivement nécessaire » (p. 85).

Un impératif catégorique est un principe apodictiquement pratique, c’est-à-dire présentant un caractère d'universalité et de nécessité absolue.
Tel n’est pas le cas d’un impératif catégorique. Kant développe deux exemples d’impératifs dont il est aisé de montrer qu’ils ne sont pas catégoriques : 

• Le premier, qu’il appelle impératif de l’habilité consiste à vouloir ce qui est nécessaire pour arriver à une fin donnée. Il importe peu que cette fin soit bonne ou non. Le médecin a un impératif d’habileté pour guérir son patient ; l’empoisonneur a un impératif identique pour tuer à coup sûr. Il s’agit simplement de réaliser les actions permettant d’atteindre un objectif que la volonté s’est fixé.
• Le second, qu’il appelle impératif pragmatique, (ou impératif de prudence) consiste, chez un être raisonnable, à vouloir tous les moyens nécessaires pour assurer son bonheur. Mais personne ne sait ce que signifie le bonheur : « on ne peut donc pas agir pour être heureux selon des principes déterminés, mais seulement d’après des conseils empiriques, par exemple un régime sévère, l’économie, la politesse, la réserve, etc., toutes choses qui, selon les enseignements de l’expérience, contribuent en moyenne, pour la plus grande part au bien-être »(p. 91).

L’impératif catégorique, par contre, implique en lui-même une nécessité qui est celle d’une loi. La volonté n’a pas la possibilité de s’en délier. En ce sens, l’impératif catégorique est une loi de la moralité.

Mais Kant nous  laisse ainsi dans l'expectative. Je cite :

"Ainsi nous avons au moins réussi à prouver que le devoir est un concept qui doit avoir un sens et contenir une législation effective pour nos actions  ; cette législation ne peut être exprimée que dans des impératifs catégoriques, nullement dans des impératifs hypothétiques [...] Mais nous ne sommes pas encore parvenus à démontrer a priori qu'un tel objectif existe réellement, qu'il y ait une loi pratique qui commande absolument par soi sans aucun mobile, et que l'obéissance à cette loi soit le devoir" (p. 100).


Car en effet, le problème est bien là : Kant a montré qu'un impératif catégorique, qui reflète réellement la moralité, ne peut exister qu'en termes d'impératif catégorique, universel et nécessaire. Mais, dépourvu de tout mobile, l'impératif catégorique ne peut être démontré que "a priori", c'est-à-dire sans aucun secours de l'expérience.

Et Kant précise ainsi le problème : " Est-ce une loi nécessaire pour tous les êtres doués de raison [souligné par Kant], que de juger toujours leurs actions d'après des maximes telles qu'ils puissent vouloir eux-mêmes qu'elles servent de lois universelles ?" (p.102).

Si la réponse est positive elle ne peut que résulter de la volonté d'un être raisonnable, car seule la raison peut subordonner les inclinations et les désirs et incliner l'action vers l'observation d'une loi : "La volonté est conçue comme une faculté de se déterminer soi-même à agir conformément à la représentation de certaines lois. Et une telle faculté ne peut se rencontrer que chez des êtres raisonnables" (p. 103).

Or, si je choisis de donner à mon action une certaine fin, fût-elle bonne et généreuse, le fait même que j'ordonne cette fin à ma volonté ne fonde qu'un impératif hypothétique (et non pas catégorique).

Pour qu'il y ait un impératif catégorique, c'est-à-dire pour qu'il y ait quelque chose qui ait en soi une valeur absolue et non relative il faut que chaque être raisonnable existe comme fin en soi et non pas comme un outil dont peut user à sa guise la volonté. Or, pour autant qu'on le sache, le seul être raisonnable est l'être humain.

C'est à ce stade que la pensée de Kant atteint un sommet de profondeur et d'universalité. Il reformule l'impératif catégorique de la manière suivante :

"Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen" (p.105).
Dans la note n°98 de mon édition de référence (p. 105), Alexis Philonenko (qui est certainement un des plus importants traducteurs et commentateurs de Kant) précise avec brio cet aspect :

"Cette formulation de l'impératif catégorique est une des plus hautes pensées de Kant [...] L'impératif s'adresse à l'humanité, présente en moi comme en un autre. La pensée marxiste n'a pas ignoré la profondeur de cette rédaction de l'impératif, et son discours à ce propos se résume ainsi : l'ouvrier est toujours un homme, qu'on ne peut exploiter comme une machine qui n'est, elle, qu'un pur moyen. Jean-Paul II a écrit, à propos de cette formulation la transcription suivante : "Chaque fois que dans ta conduite une personne et l'objet de ton action, n'oublie pas que tu ne dois pas la traiter seulement comme un moyen, comme un instrument, mais tiens compte du fait qu'elle même a, ou du moins devrait avoir, sa propre fin". Ainsi formulé, le principe se trouve à la base de toute liberté bien comprise, et surtout de la liberté de conscience".


Alexis Philonenko
Cette condition "suprême" n'est démontrable par aucune expérience car la notion d'expérience est incompatible avec l'universalité. 

Il résulte de cette universalité que Kant va formuler une troisième maxime de l'impératif catégorique à laquelle il se tiendra désormais comme étant la formulation finale (qui est sans doute la plus connue) : l'idée que "la volonté de tout être raisonnable doit être conçue comme volonté universellement législatrice" (p.108).

Kant a donc proposé trois formulations de l'impératif catégorique, que nous rappelons ci-dessous :


  • Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature.
  • Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen.
  • La volonté de tout être raisonnable doit être conçue comme volonté universellement législatrice
La question se pose de savoir s'il hiérarchise ces énoncés ou s'il les considère comme équivalents. Il ne me semble pas que l'on puisse les considérer comme équivalents, mais imbriqués (complémentaires) dans un ordre qui n'est pas l'ordre chronologique de la présentation.
En effet, le point central semble être le second énoncé qui est proprement celui de la moralité entendue au sens usuel du terme.
Mais pour arriver à cet énoncé il fallait d'abord (première maxime) édicter l'impératif comme étant une loi naturelle. Ces deux premiers énoncés sont clairement contenus dans le troisième car il institue la volonté comme nécessairement et universellement traductrice d'une loi, ce qui implique la notion de "devoir". Ce devoir s'applique à la nature (au sens général du terme), donc à l'être humain.

Ce troisième énoncé était donc nécessaire pour signifier que la volonté est législatrice et il constitue, dit Kant, le "principe de l'autonomie  [souligné par Kant] de la liberté", alors que tous le impératifs hypothétiques relèvent d'un principe d'hétéronomie de la volonté [souligné par Kant] (l'hétéronomie est le fait qu'un être vive selon des règles qui lui sont imposées selon une "loi" subie. L'hétéronomie est l'inverse de l'autonomie, où un être vit et interagit avec le reste du monde selon sa nature propre).

Kant introduit alors un concept dont il dit lui-même qu'il est très fécond : le concept d'un règne des fins. L'expression relève typiquement de la philosophie politique (bien que ce ne soit aucunement le but de Kant dans cet ouvrage) car, dit-il, "Par règne j'entends la liaison systématique de divers êtres raisonnables par des lois communes" (p. 111). Le paradoxe apparent est que tout être humain est à la fois membre de ce règne des fins (puisqu'il est soumis à ses lois) mais y appartient aussi en tant que "chef" puisqu'il est lui-même législateur. Mais il ne peut prétendre à ce titre que que "s'il est un être pleinement indépendant sans besoins, et avec un pouvoir qui est sans restriction adéquat à sa volonté" (P.112). 

Á ce titre, ce royaume des fins est un concept, mais ne peut être qu'idéal, et Philonenko le rattache fort justement à la parole du Christ devant Pilate "Mon royaume n'est pas de ce monde" (note 105, p. 111).

Dans le règne des fins, tout a un prix ou une dignité [termes soulignés par Kant]. Un prix est quelque chose que l'on peut échanger ; c'est-à-dire qui possède des équivalences. Mais ce qui est supérieur à tout prix et qui, à ce titre, n'a pas d'équivalent, est ce qui a une dignité. La dignité d'un être raisonnable, réside en ceci : il n'obéit à d'autres lois que celles qu'il institue en même temps li-même.

Pour ma part je considère ce concept comme la plus élaborée des formules qualifiant ce que, dans le langage moderne, on appelle "les droits et les devoirs des hommes". "La moralité, ainsi que l'humanité, en tant qu'elle est capable de moralité, c'est donc là ce qui seul a de la dignité" (p. 113).

La troisième section des "Fondements de la métaphysique des moeurs est brillante et synthétique. Mais le lecteur ne peut se dispenser de lire les deux premières sections, sans quoi la troisième serait incompréhensible. Elle repose toute entière sur cette question :"Comment un impératif catégorique est-il possible ?"

Le point de départ est le suivant :"Puisque la moralité ne nous sert de loi qu'autant que nous sommes des êtres raisonnables, c'est pour tous les êtres raisonnables qu'elle doit également valoir." (p. 129)

Or, la volonté d'un être raisonnable ne peut se concevoir que comme libre, car on ne peut concevoir que les jugements de la raison puissent lui être attribués de l'extérieur. Moralité et liberté sont donc deux concepts liés. Mais cette autonomie de la volonté nous ne pouvons que la supposer, et non pas la prouver ni en montrer la réalité objective. Il y a là en effet ce que Kant appelle "un cercle vicieux" : la liberté et les lois que s'impose la volonté sont des concepts réciproques car ils relèvent tous les deux de l'autonomie. On ne peut donc en aucun cas se servir de l'un pour démontrer l'autre.

Pour tenter de sortir de ce cercle, il faut utiliser les trois outils dont dispose l'être raisonnable : la sensibilité, l'entendement et la raison.

  • La sensibilité est ce par quoi nous percevons les phénomènes (ce qui nous apparaît comme étant le monde extérieur), par opposition aux choses en soi qui sont inaccessibles.
  • L'entendement est la faculté qui nous permet d'organiser nos perceptions, de déduire des concepts à partir des données des sens. Mais sans la sensibilité, l'entendement n'est rien. A proprement parler, l'entendement ne nous permet "que"de rendre le monde phénoménal intelligible.
  • La raison par contre "manifeste dans ce que l'on appelle les Idées une spontanéité si pure, qu'elle s'élève par là bien au dessus de ce que la sensibilité peut fournir et qu'elle manifeste sa principale fonction en distinguant l'un de l'autre le monde sensible et le monde intelligible, et en assignant par là à l'entendement même ses limites". (p.135)

Or l'homme fait partie du monde intelligible et à ce titre il se perçoit lui-même comme phénomène (via la sensibilité et l'entendement) mais également comme producteur d'Idées (via la raison). Ainsi se brise le "cercle vicieux" car il y a en fait une combinaison de deux points de vue différents. L'idée de la liberté me fait membre d'un monde intelligible et si la seconde composante (la sensibilité) n'existait pas je serais totalement autonome en tant que "volonté pure". A contrario, si seule la sensibilité existait, mon jugement serait basé sur le principe du bonheur, et non de la moralité.

"Le concept d'un monde intelligible n'est donc qu'un point de vue que la raison se voit obligée d'acccepter en dehors de phénomènes, afin de se penser elle-même comme pratique, ce qui ne serait pas possible si les influences de la sensibilité étaient déterminantes pour l'homme" (p. 143 et 144).

Par contre il est absolument impossible d'expliquer comment une raison pure (c'est-à-dire synthétique et a priori) peut-être pratique (disposer de lois absolues). Et Kant conclut ainsi :

"Et ainsi, nous ne comprenons pas sans doute la nécessité pratique inconditionnée de l'impératif moral, mais nous comprenons du moins son incompréhensibilité, et c'est là tout ce qu'on peut exiger raisonnablement d'une philosophie qui s'efforce d'atteindre dans les principes aux limites de la raison humaine".


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