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jeudi 13 juillet 2017

NOTE DE LECTURE N° 38 : SPINOZA : LOI DIVINE, LOIS HUMAINES

Je rassemble ici, dans un article unique, les articles déjà publiés traitant de la philosophie politique de Spinoza.






LA LOI DIVINE


Si des interrogations subsistent sur l'intimité conceptuelle de Spinoza, c'est précisément que le texte lui-même suggère plusieurs lectures, et c'est cette ambiguïté qui nous semble constituer un problème philosophique (et non pas psychologique). Notre tentative vise à essayer de comprendre ce que révèle le simple fait que soient juxtaposées deux pensées divergentes : l'une qui élève la pensée sur Dieu dans les cieux éthérés du concept, où la coexistence du panthéisme et du divin laisse place à toutes les interprétations ; l'autre qui la ramène en terre connue où le divin se dit par des mots figés par plusieurs millénaires de tradition.

Ce que Spinoza appelle loi divine, par opposition à une loi humaine, est défini comme suit : « Par loi humaine j'entends une règle de vie servant seulement à la sécurité de la vie et de l'État ; par loi divine une règle ne visant que le souverain bien, c'est-à-dire la vraie connaissance et l'amour de Dieu ». 

Ainsi, dans ce moment de construction du concept, la loi possède-t-elle au plus haut point le caractère d'abstraction qui la rend universelle, car détachée de tout empan de terre ferme ; communicable, car elle n'exige pas d'adhésion par la foi aux récits historiques ou révélés ; et diffusable indépendamment de tout critère éthique, car elle ne nécessite ni manifestations, ni cérémonies censées traduire ou appeler un rituel du salut.

A proprement parler, le Dieu de Spinoza n'est donc pas législateur au sens où l'était le Dieu de Moïse. Pourquoi conserver l'expression « loi divine » à une vérité qui n'impliquerait ni autorité, ni sanction, ni rédemption ?
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Précisément parce qu'il y a autorité, sanction et rédemption, même dans l'univers éthéré de la substance : dans le chapitre XIV du Tractatus theologico-politicus, Spinoza définit la « liste exhaustive » des articles de ce qu'il nomme « les dogmes exprès de la foi universelle » :


  •  Il y a bien autorité quand l'article 4 précise : « Dieu exerce sur toutes choses un droit et une domination suprêmes. Ses actions s'exercent non sous une quelconque contrainte, mais en vertu de son bon plaisir absolu et d'une grâce singulière. Alors que tous sont dans l'obligation de lui obéir, lui n'obéit à. personne »
  • Il y a bien sanction quand l'article 6 menace : « Seuls sont sauvés tous ceux qui obéissent à Dieu en pratiquant cette règle de vie. « Cette loi divine naturelle n'exige pas de cérémonies rituelles, c'est-à-dire d'actions qui en elles-mêmes sont indifférentes et ne sont appelées bonnes qu'en vertu d'une institution ; cette loi n'exige pas de cérémonies qui représentent un bien nécessaire au salut, ou, si l'on préfère, n'exige pas d'actions dont la justification surpasse l'humaine compréhension ». 
  • Et il y a bien salut quand l'article 7 promet : « Enfin Dieu pardonne leurs fautes aux hommes qui s'en repentent. etc. ».

Comment interpréter, au sein d'un même ouvrage, la coïncidence de la pure abstraction conceptuelle, qui est dans le droit fil de L'Ethique et ce que l'on peut appeler, sans nuance péjorative, les articles d'un catéchisme ? Devant l'immense monument de la pensée spinoziste nous sera-t-il permis de parler de stratégie et de persuasion ?

Ce que nous appelons l'envers du concept, c'est ce mouvement descendant qui revient de la hauteur spéculative pour rencontrer la motivation stratégique d'un homme ou d'un siècle. Étymologiquement, la stratégie est une ruse de guerre, c'est-à-dire l'ensemble des actions qui sont mises en œuvre pour obtenir une victoire, ce qui a deux conséquences :
La première est que la stratégie est apparemment l'antithèse du concept, puisqu'elle est datée et cartographiée (donc par définition non universelle), tout en étant aussi un moment de ce concept (car on ne connaît guère de stratégie qui n'ait besoin d'être assise, en son commencement, sur l'universalité d'une conceptualisation).
La seconde est que si la stratégie est une ruse, c'est-à-dire un procédé grâce auquel on masque le vrai, le versant stratégique du concept est un moment a-philosophique, au moins si l'on se réfère pour juger du philosophique à la tradition socratique, et si on l'oublie que la philosophie politique a aussi à penser le rapport entre cette philosophie antique du vrai (disons pour faire court la philosophie première au sens aristotélicien du terme), et la façon dont la raison, ici et maintenant, s'approprie (ou s'auto-justifie par) le concept.

Tout le jeu consiste, nous semble-t-il, dans cette inclusion fondatrice du particulier dans l'universel, de la casuistique dans le principe, de la contingence dans la nécessité. Et dans cette dialectique, ce qui est tour à tour présent et absent, sublimé puis réincarné, c'est le sujet (individuel ou collectif) en tant qu'avocat de son propre intérêt. Quel est l'envers du concept pour Spinoza ? En d’autres termes où se situe « l'intérêt » de Spinoza ?

Dans sa préface au Tractatus theologico-politicus, Spinoza indique que c'est la disproportion entre les mœurs des chrétiens et la foi qu'ils professent qui l'a amené à entreprendre l'ouvrage : « La foi ne consiste plus qu'en crédulité, en préjugés ; et quels préjugés vraiment ! De ceux qui réduisent des hommes raisonnables à l'état des bêtes, puisqu'ils empêchent, avec l'exercice libre du jugement, la distinction du vrai et du faux, puisqu'ils semblent inventés tout exprès afin d'éteindre la lumière de l'intelligence ».

Les thèses soumises par Spinoza aux « lecteurs philosophes » ne le sont pas gratuitement : elles ont vocation à convaincre, avec une finalité clairement affichée : « La liberté individuelle peut et même doit être accordée à. tous par la communauté publique. Elle ne met en péril ni la paix intérieure, ni le droit dont dispose la souveraine Puissance ; au contraire, elle ne saurait être supprimée sans mettre en péril la paix intérieure et nuire considérablement à la communauté entière ».

Quand le Tractatus theologico-politicus est publié, en 1670, les Provinces-Unies, dont l'indépendance à l'égard de l'Espagne est toute récente (1648), disposent d'une organisation politique originale au sein de l'Europe monarchique. Elles constituent une république fédérale née de la fédération de sept provinces, chacune d'elles jouissant d'une administration autonome et librement choisie, au sein de laquelle le stathouder, chargé des armées provinciales joue un rôle politique éminent et traditionnellement confié à un représentant de la famille d'Orange. Cette structure ne garantit pas la paix civile, et l'assassinat des frères de Witt en 1672 l'illustrera avec fracas. Dans cette situation politique et sociale à la fois singulière (car l'esprit de tolérance n'est pas absent dans un pays où la pratique du bûcher a été abolie un siècle plus tôt qu'ailleurs).

C'est avec cet affichage historique que nous proposons de lire le credo du chapitre XIV du Tractatus theologico-politicus. Si Spinoza cherche à convaincre, il le fait en direction de ceux qui ont quelque chose à perdre dans un raidissement des mœurs politiques, c'est-à-dire, au premier chef, en direction des multiples courants chrétiens, plus ou moins déviants ou sectaires, ou simplement heurtés par l'orthodoxie calviniste, qui ont encore pignon sur rue. Il le fait dans un langage qui est à la fois suffisamment « chrétien » pour être reçu par tous et suffisamment « ouvert » pour que chacun puisse éventuellement y trouver une place adéquate pour son propre discours. Aucun des sept articles n'engage précisément leur auteur sur un point de doctrine controversé, mais aucun n'est susceptible de heurter une sensibilité sectaire mais chrétienne.

Mais ces points éventuels de divergence qui sont ainsi contournés, sont pourtant précisément énumérés et leur catalogue traduit assez exactement le sommaire de L'Éthique :

1/ Fondement de l'omniprésence de Dieu.
2/ Liberté ou nécessité dans l'action de Dieu.
3/ Nature de la loi divine.
4/ Source de la servitude et de la liberté de l'homme.
5/ Récompense et châtiment.

Sur chacun de ces points, L'Ethique, loin de se cantonner dans une neutralité prudente, propose au contraire des développements conceptuels précis.

L'envers du concept chez Spinoza, lorsque celui-ci redescend dans la sphère des affrontements religieux est l'abandon affiché du positionnement philosophique, en quelque sorte une suspension apparente du jugement. Mais Spinoza n'est pas un meneur d'hommes et sa biographie ne permet pas de le taxer de prosélytisme militant, hors le cercle de quelques intimes ; c'est un homme prudent qui sait que « la dissension religieuse [...] provient moins d'un zèle religieux ardent que des passions diverses ou de l'amour de la contradiction qui détourne de leur sens et condamne toutes les paroles, même quand elles sont l'expression d'une pensée droite ». C'est cette prudence (en même temps qu'une obsession de la tranquillité qui n'est pas sans rappeler Descartes) qui le poussera à refuser la chaire de philosophie qui lui est offerte à Heidelberg.

On ne tentera donc pas de donner à cette stratégie une portée qu'elle n'a pas, et que, en tout état de cause, la postérité ne lui a pas reconnue, sur le terrain des luttes politiques. Par contre, sur celui de la philosophie, la démarche reste celle d'un contournement du théologique, dont on pourrait dire qu'il s'effectue par assimilation du « moins disant dogmatique » et dissimulation du « mieux disant conceptuel ». Ce que Spinoza accepte de conserver dans leTractatus theologico-politicus (bien que ce soit difficilement conciliable avec L'Ethique), c'est une table des commandements suffisamment épurée d'artifices rituels pour être le « plus petit commun dénominateur » pour les croyances saisonnières ; ce qu'il dissimule c'est toute la première partie de L'Éthique .

En outre, s'agissant de réfléchir à la cohérence globale des démarches philosophique et politique de Spinoza (ou plus précisément aux divers moments de l'œuvre où cette cohérence est validée ou invalidée) il nous semble important de nous arrêter sur la façon dont cette stratégie croise la théorie générale de la connaissance élaborée par le philosophe. La conséquence la plus immédiate d'une stratégie, dans le domaine spéculatif, est de donner à entendre, non pas ce que l'on tient pour vrai, mais ce que l'on tient pour audible et raisonnablement acceptable par l'autre et, partant, cela signifie que l'on a une certaine conception des capacités de l'autre à entendre. Or on sait que Spinoza développe une théorie de la connaissance selon trois modes  :
  • Le premier est celui de la croyance seule, formée par ouï-dire ou par expérience, dont Spinoza dit qu'il faut l'appeler « opinion, parce qu'elle est sujette à l'erreur et parce qu'elle n'a
  • jamais lieu à l'égard de quelque chose dont nous sommes certains, mais à l'égard de ce qu'on dit conjecturé ou supposé ».
  • Le second est celui de la croyance vraie, par laquelle « les choses que nous saisissons par la simple raison ne sont pas vues par nous, mais nous sont seulement connues par la conviction dans l'entendement, qu'il doit être ainsi et non autrement ».
  • Le troisième est celui de la connaissance claire et distincte, « celle qui s'acquiert non par une conviction née de raisonnements, mais par le sentiment et la jouissance de la chose elle-même », c'est-à-dire par « science intuitive ».

Entre ces trois modes Spinoza établit bien évidemment une hiérarchie dans leur capacité à appréhender le vrai et le faux : « La connaissance du premier genre est l'unique cause de la fausseté, tandis que celle du second et du troisième est nécessairement vraie ». Mais le troisième mode jouit d'un statut privilégié puisque, par lui, « la chose est perçue par sa seule essence quand, par cela même que je sais quelque chose, je sais ce qu'est connaître une chose » ; voie d'accès que Spinoza semble juger difficile puisqu'il avoue : « Les choses que j'ai pu comprendre au moyen d'une telle connaissance sont jusqu'ici très peu nombreuses ».

Or la foi  assimilée, dans le Tractatus theologico-politicus à l'obéissance, appartient à l'évidence pour Spinoza au premier mode, puisque la connaissance qu'elle procure : d'une part elle ne résulte pas d'un travail de la raison, d'autre part elle n'est pas une connaissance de l'essence de Dieu. Elle relève donc exclusivement de ce genre qui est « l'unique cause de la fausseté » et dont l'éradication est posée comme objectif majeur du philosophe dans le Traité de la réforme de l'entendement. La tâche urgente est-elle donc de soustraire à l'erreur les dogmatiques abusées ? En aucune manière puisqu'il importe peu que les dogmes (ceux des autres) soient vrais, mais qu'il importe beaucoup qu'ils confortent la pratique de l'obéissance. Tel est le rôle assigné par Spinoza aux Écritures : donner à la majorité des hommes (entendons à ceux qui ne peuvent qu'obéir et non pas comprendre) la possibilité du salut ; car « la révélation se charge donc d'enseigner que Dieu, en vertu d'une grâce particulière échappant à la compréhension rationnelle sauve les croyants dociles. De sorte que l'Écriture a apporté aux hommes une immense consolation. Tous, sans exception, peuvent obéir, tandis qu'une fraction relativement assez faible du genre humain atteint à la valeur spirituelle, sans autre guide que la raison. Il s'ensuit, qu'à défaut du témoignage de l'Ecriture, nous douterions du salut de la majorité des hommes ».

La hiérarchisation des modes de connaissance traduit donc en fait chez Spinoza une hiérarchisation parallèle des êtres pensants : l'immense majorité doit être contrainte à l'obéissance, c'est-à-dire recevoir par ouï-dire la connaissance de ce à quoi elle obéit ; une petite minorité est susceptible d'être guidée par la raison ; quand à la possibilité d'accéder directement à l'essence des choses (troisième mode) , il n'apparaît pas clairement qu'elle soit effective puisque Spinoza lui-même semble la poser comme une finalité plus que comme un moyen.
Chez Spinoza  il n'est pas question de faire comprendre, d'irriguer (pour reprendre une expression de Thomas d'Aquin) un terrain a priori supposé fertilisable, mais de contraindre un sol en jachère à ne pas produire de mauvais fruits. Certes, l'objectif est de partager avec ses semblables la béatitude dans la vérité, mais ce partage se fera entre égaux (on serait tenté de dire entre initiés) et non pas au profit de la multitude « du premier genre ».

Conclusion

Nous avons signalé, en introduction, la difficulté d'interprétation de la pensée de Spinoza touchant à la loi divine. Cette loi exprime-t-elle un droit divin révélé ou n'est-elle que la traduction, dans les mots, de la puissance et du pouvoir de la Nature ?

Nous avions avancé l'hypothèse que cette ambiguïté était en elle-même un problème philosophique, c'est-à-dire que, par cette ambiguïté (et non pas malgré elle), s'exprimait une philosophie. Avec cette visée, nous est apparue une stratégie dont nous avons très schématiquement esquissé les racines (la situation historique et religieuse des Provinces-Unies) et les finalités : d'une part le contournement du préjugé sans affrontement frontal ; d'autre part la stabilisation d'un ordre hiérarchique garantissant la tranquillité des mœurs et la liberté de pensée, par la soumission du plus grand nombre aux prescriptions d'une loi divine dont Spinoza, et quelques autres, savent qu'elle a été taillée sur mesure pour contenir les passions supposées de la multitude.

Nous mesurons toutefois ce qu'un affichage aussi abrupt peut avoir de schématique, ou même de choquant : le génie de Spinoza ne s'exprime pas sous les habits de « chien de garde » des Régents ; son rôle politique est nul, alors que L'Éthique reste un moment spéculatif monumental par sa rigueur mathématique et par l'ambition proprement socratique que résume sa dernière proposition : « La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même ; et nous n'éprouvons pas de la joie parce que nous réprimons nos penchants ; au contraire, c'est parce que nous en éprouvons de la joie que nous pouvons réprimer nos penchants ».

Mais si L'Éthique s'achève ainsi sur un « hymne à la joie » peut-on éluder la question de savoir à quels hommes cet hymne est destiné, et comment doivent vivre, dans la société civile, ces hommes là ?

Doivent-ils, « rendre à César ce qui appartient à César » au prétexte que la béatitude sur terre (et peut-être dans le ciel) leur est permise (ou promise) ? Ils le peuvent d'autant moins que, nous l'avons lu chez Spinoza, bien peu sont les élus qui ont accès à cette connaissance.



Ainsi, ayant cherché le théologique, avons-nous trouvé le politique puisque la laïcisation du dogme n'est pas exempte de ruse. Nous avons ainsi en quelque sorte anticipé sur le cours normal du parcours qui va du droit naturel au droit positif : rencontrant sur ce chemin le droit divin, nous avons d'ores et déjà gravi les flancs de l'olympe, puis sommes redescendu de quelques marches sur son envers.

LE DROIT NATUREL

Chaque homme, dans l'état de nature, a un double droit selon Spinoza : d'une part celui de persévérer dans son être, c'est-à-dire d'exprimer sa puissance ; d'autre part celui de l'exprimer avec l'intensité et l'extension autorisées par sa nature, c'est-à-dire en quelque sorte d'en jouir jusqu'à l'extrême limite qu'autorise son pouvoir (sur les choses et sur les autres hommes). Le droit d'exister et d'agir est universellement et naturellement distribué et devient, pour chacun, souverain.
« Il est évident que la nature, considérée en elle-même, jouit d'un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir. C'est-à-dire que le droit de la nature s'étend jusqu'aux bornes de sa puissance [...] Mais la puissance globale de la nature entière n'étant rien de plus que la puissance conjuguée de tous les types naturels, il s'ensuit que chaque type naturel a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir ; autrement dit, le droit de chacun s'étend jusqu'aux bornes de la puissance limitée dont il dispose. Nous formulerons donc ici la loi suprême de la nature : toute réalisation naturelle tend à persévérer en son état, dans la mesure de l'effort qui lui est propre, sans tenir compte de quelque autre que ce soit ».

Un droit universellement distribué ?

« A cet égard nous ne faisons aucune différence entre les hommes et les autres réalités naturelles, ni entre les individus sains d'esprit et les idiots, ou les déments »
Cette affirmation de Spinoza a deux prolongements principaux.

Le premier est le refus de considérer l'homme comme « un empire dans un empire » et de lui accorder, au regard de la loi générale de la nature, un statut particulier. Cette banalisation de la créature pensante est évidemment une conséquence directe de l'ontologie spinoziste, laquelle exprime l'unicité de la substance. Mais elle assigne aussi à la raison une absence de statut spécifique en la désignant comme caractère sensible, au même titre que d'autres caractéristiques naturelles :
« Ceux qui ont été généralement frappés par la manière de se tenir des hommes entendront sous le nom d'homme un animal de stature droite, tandis que ceux qui d'ordinaire considèrent autre chose se formeront des hommes une autre image commune, par exemple : l'homme est un animal qui rit, un animal à deux pieds sans plumes, un animal raisonnable »
Il y a donc aussi une banalisation de la raison dans l'état de nature, et à ce titre, la raison s'efface, elle est neutre en regard de la puissance, elle est outil, comme l'est la rapidité à la course ou la force musculaire. En conséquence, son caractère discriminatoire ne peut être apprécié que d'une manière relative, c'est-à-dire par le surcroît de puissance qu'elle est susceptible de conférer sur d'autres modes de la substance. Or, on le verra, ce critère discriminant relatif tendra à s'imposer de manière dominante jusqu'à aboutir : d'une part au mythique pacte social, qui est au plus haut point posé comme un acte raisonnable ; d'autre part à la maîtrise de la nature qui brise l'universalité des droits naturels des modes finis.

A contrario, l'état naturel est non seulement un état a-social, mais aussi un état de dépendance mutuelle totale. L'universalité du droit naturel conduit donc à ce paradoxe : étant le droit de tout sur tout, il n'est le droit de rien sur rien. C'est un droit qui ne prévient ni ne sanctionne aucune faute. Un droit qui se lit en un article unique : tout est permis à chacun dans la limite de sa puissance. Sans doute est-ce dans ces contradictions qu'apparaît le plus clairement son caractère hypothétique.

La second prolongement de l'universalité du droit naturel est l'effacement apparent de toute hiérarchie liée à la distribution de la raison parmi les hommes. Il faut en effet : 
« définir la puissance ou droit naturel des humains non par la raison, mais par certaine convoitise dont leur conduite est déterminée et avec laquelle s'identifie leur effort de conservation »
Mais cette horizontalité du droit naturel n'est qu'apparente, car Spinoza n'abandonne pas l'idée, même dans l'état naturel, d'une distinction entre les désirs qui ont leur origine dans la raison, et ceux qui ont leur origine dans les passions. Le sage et le fou appartiennent effectivement à la même communauté d'hommes, et l'affichage de leurs désirs est légitimé par la même loi de persévérance dans l'être ; mais Spinoza distingue nettement la minorité raisonnable et la majorité des ignorants tout en les rassemblant sous la même communauté de destin :
« Le sage, pour sa part, jouit du droit souverain de faire tout ce que lui ordonne la raison, c'est-à-dire de vivre suivant les lois de la raison ; mais l'ignorant ou l'homme dépourvu de force morale jouit du droit souverain de faire tout ce que lui suggère la convoitise, c'est-à-dire de vivre suivant les lois de la convoitise »
On comprend donc que la loi naturelle qui ne prescrit ni n'interdit
rien, n'est pas aussi universelle qu'il y paraît. Elle ne l'est, dans l'esprit de Spinoza, que parce que ceux pour qui l'absolution est superfétatoire sont dissimulés dans la masse de ceux pour qui elle est nécessaire. Il y a bien dans l'état naturel, deux sortes d'hommes : ceux qui naissent et vivent dans l'ignorance et à qui la nature « a refusé la puissance effective de vivre suivant la saine raison », et ceux qui, bien que naissant également dans cette ignorance, ont eu la capacité de « connaître le vrai modèle qu'il leur faut imiter et adopter une conduite vertueuse ».

Tout l'enjeu du mythe de l'état de nature consiste, nous semble-t-il, à offrir aux ignorants, en leur concédant la légitimité de leur irresponsabilité, le rachat par la soumission à la loi civile.

Il est frappant de constater, car l'analogie avec le rachat de la faute initiale biblique s'y révèle sans ambiguïté, que Spinoza s'autorise de l'autorité de Paul pour absoudre l'ignorant de sa convoitise : 
«Un enseignement analogue se dégageait des écrits de Paul, d'après qui la faute ne peut exister avant la Loi (c'est-à-dire tant que les hommes sont considérés comme vivant sous le règne de la nature) »
Allusion, vraisemblablement, à l'épître aux Romains de Paul où on lit 
« En effet, avant la Loi, le péché était dans le monde ; mais il n'en est pas tenu compte, quand il n'y a pas de loi »
 Si l'on s'en tient à cette lecture laïque du théologique, la cohérence du Tractatus theologico-politicus est totale car tout l'effort de Spinoza, dans la première partie de l'ouvrage, tend en effet à justifier que :
« les Lois révélées à Moïse par Dieu n'étaient rien que la législation propre à l'Etat des Hébreux[...] la nation hébraïque a été élue par Dieu plus que les autres, eu égard non à l'entendement ni à la tranquillité d'âme, mais au régime social et à la fortune qui lui donna un empire et le lui conserva tant d'années ».

L'universalité de la loi naturelle s'entend donc comme l'universalité de la loi des désirs, qu'ils soient raisonnables ou qu'ils ne le soient pas. Pour ces derniers, la société civile vient racheter, par la soumission à la loi des hommes, les désordres des concupiscences personnelles. En contraignant l'homme à l'obéissance, elle le mettra en situation de ne plus échapper au partage du juste et de l'injuste, puisqu'elle lui aura montré, éventuellement à son corps défendant, où est le juste et où est l'injuste.

Un droit souverain ?

Le fait que le droit naturel soit souverain s'exprime en ceci qu'il n'est limité par aucune considération juridique ou éthique, n'étant pas autre chose qu'une détermination de la nature : 
« Les plus gros [poissons] mangent les petits, d'après un droit naturel souverain »
Aucune considération juridique (au sens positif du terme) ne peut limiter l'exercice de cette disposition naturelle puisque l'état de nature est précisément la genèse de la positivité. S'il en était autrement il faudrait rechercher dans une extériorité la légitimité de la loi, alors que c'est tout au contraire parce qu'il conçoit cette extériorité comme problématique que Spinoza (comme d'ailleurs tous les contractualistes) doit modéliser un état prénormatif qui justifie, dans l'ordre de la démonstration, l'émergence du droit positif.

Aucune considération éthique non plus, car dire le bien, le mal, le vrai ou le beau, c'est dire le canon d'une axiologie, donc dire une référence qui existerait préalablement ou extérieurement au sujet. Cette référence, Spinoza ne peut la concevoir que dans les codes d'une certaine organisation supposée consensuelle des sociétés humaines : 
« En d'autres termes, aucune espèce de faute ne se conçoit que dans le cadre d'un Etat, c'est-à-dire d'une organisation d'hommes où le bien et le mal sont appréciés relativement au droit général et où personne n'a le droit d'accomplir une action qu'en vertu de la décision ou de l'accord généraux »
En outre, du point de vue de l'ontologie spinoziste, parce que la substance est infiniment distribuée dans ses modes, elle embrasse des déterminations en nombre infini, pour la plupart incompréhensibles, dont la raison humaine (qui n'est l'apanage que d'un mode particulier) ne peut rendre compte. En d'autres termes : ce que l'homme érige en loi naturelle ne serait que la traduction, dans sa sphère d'intelligibilité, de ce qu'il perçoit comme son intérêt profond mais qui n'est que la mise en ordre, à l'échelle de la raison, de l'effort de persévérance dans l'être qui est le lot de toute réalité naturelle. C'est ce qu'expriment, en des termes proches, à la fois le Tractatus theologico-politicus et le Tractatus politicus : 
« Si un aspect quelconque de la nature nous semble ridicule, absurde ou mauvais, c'est que notre connaissance en est trop partielle, c'est que les aspects primordiaux de l'ordonnance et de la cohérence de la nature nous échappent » et « Ce que la raison proclame mauvais n'est pas mauvais par rapport à l'ordonnance et aux lois de toute la nature, mais par rapport aux seules lois de notre nature humaine »
Le concept de souveraineté de l'homme dans l'état naturel est donc bivalent. Le droit naturel est certes souverain, puisque ni du côté du ciel, ni du côté des hommes, on ne peut trouver de borne admissible à l'exercice de la persévérance dans l'être ; mais cette souveraineté est en quelque sorte « limitée », puisque la substance spinoziste est un principe (au sens où le tout précède ses parties) : dans le droit fil de L'Ethique, une part de surdétermination, non explicitée au bénéfice de la finitude de notre compréhension des desseins généraux de la Nature (ou de Dieu ou de la Substance) subsiste et suppose un agencement antérieur des modes qui, pour ce qui nous concerne (nous les hommes), a le caractère d'une anthropologie. 

Cette anthropologie est caractérisée par le fait que c'est la spécificité de la raison qui implique chez Spinoza la non viabilité de l'état de nature et sa négation nécessaire par l'Etat de droit. Pour justifier l'état de nature, il faut supposer un effacement de la raison devant les passions (le désir et la cupidité) ; pour sortir de l'état de nature il faut supposer la primauté de la raison sur les passions. 

Mais ces deux moments sont bien deux facettes d'un être unique ; comment résoudre cette contradiction ? Précisément par la fiction d'un état non historiquement advenu, par une analyse régressive mais purement conceptuelle, qui, partant du fait tangible de l'organisation des hommes sous la loi des hommes, postule les arcanes d'une désorganisation non raisonnable sous la loi de la nature.

En quelque sorte, c'est l'évidence de l'aval de la sociabilité qui garantit la persistance de la raison dans l'amont de la naturalité.

Quand il s'adresse à l'homme réel Spinoza lui offre une vision non pas historique mais proprement théologique. Car qu'est-ce que l'état naturel sinon, en quelque sorte, l'enfer sur la terre ? Et que vaut cette souveraineté si le prix qui en résulte pour le plus grand nombre (les moins forts et les moins rusés) est un repoussoir pour la raison ?

Conclusion


Si le droit naturel, nous avons essayé de le montrer, est proprement un non-droit, le droit positif se légitime comme négation de sa propre négation. Il faut du droit pour combler le vide du non-droit et l'évolution de l'un à l'autre est l'apanage de la raison, endormie mais non terrassée en état de nature, qui émergera et s'imposera par une opération dont l'alchimie reste toutefois mystérieuse.

L'analogie avec un parcours pré-darwiniste est tentante : parmi l'infinité des manières d'être de la substance, s'imposerait, pour les modes finis sensibles, le caractère dominant (donc dominateur) constitué par la raison. Mais cette lecture suppose un parcours linéaire que Spinoza ne peut envisager. S'il le faisait, il serait conduit à admettre une détermination aléatoire du droit, fondée sur un jeu, peut-être éphémère et réversible, de rapports de force. Pour que le droit positif soit reçu en toute éternité, il faut qu'un antagonisme originel soit supposé dépassé, que quelque chose ait eu lieu qui permette de dire « cela n'est plus ; ceci sera ».

 PACTE ET CONTRAT

Dans le vocabulaire spinoziste, le pacte et le contrat sont deux notions proches mais non identiques. Il ne s'agit pas de deux moments historiquement différents et autonomes mais des deux aspects simultanés d'une même démarche : le pacte est l'engagement moral par lequel les hommes s'engagent à renoncer à leurs désirs si ces désirs nuisent à autrui ; le contrat est l'ensemble des dispositions institutionnelles qui concrétisent et rendent effectif le pacte. Par le pacte les hommes décident de transférer leur souveraineté à une personne collective ou individuelle ; par le contrat ils définissent les droits et devoirs respectifs des sujets et du souverain. 


La pensée de Spinoza semble évoluer si l'on compare les deux traités politiques, et nous les examinerons donc successivement.

Pacte et contrat dans le Tractatus theologico-politicus

Dans le Tractatus theologico-politicus, le moment du pacte est clairement identifié comme une décision et un engagement inébranlable de se laisser gouverner par la discipline de la raison. L'esprit du traité est conforme aux développements de L'Éthique qui parle d'un renoncement au droit de nature, et Spinoza semble maintenir la fiction d'une chronologie historique. Les engagements du pacte sont au nombre de quatre :

1/ Les hommes ne seront plus désormais gouvernés que par la discipline de la raison.
2/ Chacun refrénera en lui la convoitise si elle porte tort à son prochain.
3/ Personne ne fera à autrui ce qu'il ne souhaiterait pas qu'on lui fit.
4/ Chacun assumera la défense du droit d'autrui comme s'il s'agissait du sien.

Ces quatre articles ont des portées politiques différentes :

  • Le premier est plus un objectif qu'un engagement. Pour le plus grand nombre, la discipline de la raison ne peut prendre le pas sur les passions. Pour qu'une modification radicale du gouvernement de soi soit possible, il faut que l'homme y trouve un intérêt plus grand que le désagrément qu'implique l'abandon des facilités de l'état de nature. La crainte de la domination d'une puissance naturelle supérieure à sa puissance propre doit surpasser la jouissance procurée par la domination de puissances inférieures. Cette considération, qui s'apparente à un calcul, et qui est totalement dénuée de toute considération axiologique, a deux conséquences : la première est que les aspects contractuels du pacte, c'est-à-dire les modalités pratiques de sa mise en oeuvre sont d'une extrême importance, ce qui justifiera l'attention qui doit être portée à la nature du régime politique à mettre en place ; la seconde est que l'engagement ne peut être considéré comme irréversible. Il ne le sera que tant que l'intérêt qu'il présente pour celui qui l'a conclu reste patent : « D'où la conclusion qu'aucun pacte ne saurait être valide, sinon pour l'intérêt qu'il présente pour celui qui l'a conclu. L'intérêt disparaît-il ? Le pacte, frappé de nullité, disparaît du même coup. ».
  • Le deuxième article ouvre la porte a la science du juris-consultus, qui devra préciser ce qui est objet de convoitise et susceptible de nuire à autrui. Il ne s'agit pas en effet de définir abstraitement un modus vivendi mais de poser des bornes concrètes par des prescriptions négatives et positives, et par la définition de châtiments et de récompenses.
  • Le troisième article est la caution morale du second : pour que la loi positive soit acceptable, c'est-à-dire pour que l'on puisse persuader du bien-fondé de ses contraintes, il faut que la raison y trouve trace d'une réciprocité d'intérêt entre les parties. Ne pas faire à autrui ce que l'on ne voudrait pas qu'il nous fasse est un critère rationnel pertinent, à une condition toutefois : que cette maxime soit confortée par l'engagement du premier article relatif au gouvernement de la raison. Dans le cas contraire, c'est-à-dire si l'homme reste gouverné par les passions et les pulsions, il lui importera peu de nuire (s'il en a les moyens et l'impunité) puisque le schéma spinoziste n'envisage aucun impératif catégorique transcendant. Or l'homme de Spinoza est fort habile au calcul de ses bénéfices et l'on ne pourra aucunement le contraindre à renoncer à la force et à la ruse si le profit qu'il en espère est supérieur à la perte qu'il redoute. L'appel à la conscience morale se présente donc sous sa forme la plus frustre, car c'est bien au niveau minimal de la responsabilité que se situe ce calcul des probabilités.
  • Le quatrième article complète le tableau d'une négation de l'état de nature, en instituant la communauté d'intérêt. Alors que l'état de nature se caractérisait par la dépendance de chacun à l'égard des convoitises d'autrui, l'état civil institué par le pacte devra fonder la solidarité. S'agit-il d'une prescription juridique ou d'un objectif éthique ? La traduction juridique de la solidarité est l'égalité devant la loi et l'équitable partage des contraintes. Mais l'objectif éthique, qui n'est pas sans connotations chrétiennes, est la prise de conscience de l'universalité des droits et suppose donc l'universalité des contractants.


Les termes du pacte étant ainsi définis, il reste à en fixer contractuellement les modalités. Parmi les longs développements du Tractatus theologico-politicus, qui mêlent parfois avec un certain désordre les références bibliques, les considérations générales et celles qui ont trait plus spécifiquement aux régimes démocratiques, nous choisissons de mettre en relief les deux considérations suivantes :

1. Le transfert de puissance.
2. La servitude du sujet.

1/ Le transfert de puissance

Pour qu'une société humaine puisse se constituer « sans que le droit naturel des individus s'y oppose le moins du monde [il suffit] que chaque individu transfère la puissance totale dont il jouit à cette société ; ainsi, elle seule détiendra le droit naturel souverain en tous domaines, c'est-à-dire la souveraine autorité à laquelle tout homme se verra dans l'obligation d'obéir, soit du fait de son libre choix, soit dans la crainte du châtiment suprême ».
Ce transfert est total au point que le sujet est contraint d'obéir, même à des ordres absurdes, « sous peine de se comporter en ennemi de l'État ». L'absolutisme de la souveraineté culmine donc dans ce paradoxe d'un recul conscient et accepté de la raison pour une fin qui, en principe, est de faire avancer les hommes sur le chemin de la raison. La justification spinoziste réside en ceci que le transfert de souveraineté, en rétablissant sur des bases apaisées par la contrainte l'égalité des origines, permet la concorde et la paix ; or si un sujet s'avère posséder une puissance supérieure à celle du souverain (et si donc il affiche cette puissance en refusant d'obéir à un ordre souverain) tout l'édifice politique s'écroule puisque le souverain ne peut plus démontrer qu'il offre des garanties indépassables. Alors que dans l'état de nature l'égalité était une égale vulnérabilité, l'état civil a pour objectif une égale distribution de la paix civile, au prix d'une égale obéissance.

On doit retenir que Spinoza qualifie d'ennemi de l'État (et non pas des autres hommes, ou du souverain lui-même) le fauteur de troubles : le passage de l'état de nature à l'État, c'est-à-dire d'un concept à un autre s'effectue par déplacement du sujet individuel vers un « méta-sujet » collectif et abstrait. On se heurte donc bien évidemment au «cap des tempêtes» des philosophies contractualistes : si le contrat est supposé résoudre la contradiction que Rousseau identifie comme « la différence entre la volonté de tous et la volonté générale » comment va-t-on « gérer » l'expression des volontés minoritaires ? Et de quel droit va-t-on dire le droit de cet État-là à l'encontre de ceux qui refusent précisément, et cet État-là, et ce droit-là ? Ces contradictions, Spinoza les résout en situant l'horizon de sa pensée politique dans l'absolutisme absolu, c'est-à-dire dans un horizon où cette question n'a plus de sens :
«L'autorité politique, transférée à une assemblée suffisamment nombreuse, tend vers un exercice croissant de l'absolutisme. (L'autorité rigoureusement absolue, si elle peut exister, étant celle détenue par la masse tout entière)».
 L'absolutisme est pour Spinoza le critère discriminant qui permet de juger de la qualité des régimes, car plus on satisfait ce critère, plus les contradictions signalées plus haut s'estompent : « Plus un régime donné reconnaît un droit considérable à la Souveraine Puissance, et plus il se trouve d'accord avec la discipline de la raison [...]; par conséquent, plus ce régime est en mesure de préserver la paix et la tranquillité », et à ce titre la démocratie, paradoxalement, est la forme de régime « caractérisée par son absolutisme rigoureux » puisque, contrairement à la monarchie et au régime aristocratique, elle tend à faire participer le plus grand nombre à l'élaboration et l'exécution des décisions prises dans l'intérêt général. Pourquoi la participation du plus grand nombre est-elle un absolutisme ? Parce que ce faisant, et d'une manière arithmétique, la moyenne des opinions individuelles tend à marginaliser les opinions extrêmes, avec l'horizon d'une disparition des expressions a-sociales (comprenons : contradictoires avec l'affichage de la volonté générale). Ainsi chez Spinoza, la question sensible et conflictuelle des droits politique des minorités se trouve-t-elle posée à deux niveaux :
  • D'une part au niveau, purement conceptuel, des principes, qui fixent le cadre de l'État comme lieu du transfert absolu et inconditionnel des volontés particulières vers un Léviathan.
  • D'autre part, et l'on est ramené alors à un problème de technique constitutionnelle, au niveau des modalités concrètes de mise en oeuvre de ce principe.

Le lecteur contemporain, qui connaît les limites de l'exercice de la démocratie dans les sociétés occidentales du XXe siècle, n'aura pas de mal à admettre qu'aucune de ces deux lectures ne règle la question : ni le premier niveau qui suppose l'adhésion à un concept (le transfert absolu) justifié par le dépassement nécessaire, car raisonnable, d'un autre concept (l'état de nature) ; ni le second niveau qui renvoie au calendes du grand soir du consensus absolument universel, garanti par des techniques de représentation et d'expression optimales.

2/ La servitude du sujet

La question examinée par Spinoza répond à une objection implicite : si l'obéissance inconditionnelle est le moteur de la paix civile, alors cette paix est celle d'un peuple d'esclaves. Mais c'est la notion même d'esclave qui pose ici problème et Spinoza répond sur deux terrains qui sont fort différents :
D'une part, et d'une manière très générale, il définit « le pire des esclavage » comme l'état dans lequel l'individu, entraîné par sa concupiscence, oublie ou néglige ses intérêts authentiques, et proclame libre « l'individu qui choisit volontairement de guider sa vie sur la raison ». Spinoza reprend en fait ici les finalités exposées dans L'Éthique : la vraie liberté consiste dans la possibilité d'atteindre la béatitude, ce qui revient à dire que l'on peut être heureux dans les chaînes de l'obéissance si cette obéissance garantit la possibilité de se laisser guider par la raison. Or cette réponse, qui cimente la cohérence d'ensemble de l'œuvre, ne peut évidemment pas satisfaire celui qui ne voit dans l'obéissance qu'une restriction de sa liberté au sens le plus trivial du terme.
Il faut donc, d'autre part, que Spinoza « redescende » sur un sol plus commun en opérant une distinction basée sur le mobile de l'action autoritaire : est esclave celui « qui est obligé de se soumettre à des ordres fondés sur le seul intérêt de son maître » ; est sujet celui qui accomplit des ordres de la souveraine puissance « visant à l'intérêt général et qui sont par conséquent aussi dans son intérêt particulier ». La question n'est donc pas celle de l'obéissance, mais bien celle de la légitimité et de la pertinence des prescriptions, et cette question est supposée réglée par l'institution du pacte et le transfert absolu de souveraineté.

Ces deux réponses de Spinoza peuvent se lire d'un même trait : est libre l'homme qui choisit de guider sa vie sur la raison, et donc d'obéir aux ordres qui visent à l'intérêt général, donc à son intérêt propre. La cohérence interne du discours est parfaite. Pourquoi n'est-il pas possible sans astreinte sociale de se laisser guider par la raison ? Parce que les intérêts antagonistes des hommes dans l'état de nature ne le permettent pas. Pourquoi l'intérêt collectif est-il aussi mon intérêt propre ? Parce que l'existence d'un intérêt collectif sanctifié par le pacte social est la seule garantie de ma paix individuelle.

Le moment du pacte et du contrat dans le Tractatus theologico-politicus est apparemment l'instant mythique de l'irruption du concept sur la scène historique, comme garant de la rationalité des choix politiques et guide pour leur élaboration. Mais n'est-il pas aussi le moment critique de l'analyse régressive, celui où il faut gravir l'Olympe (et non pas en redescendre) pour s'assurer une position élevée sur un terrain de jeu déjà constitué ? En d'autres termes, le concept est aussi une construction a posteriori, et la fiction du contrat joue le rôle que joue la révélation dans les constructions théologiques, c'est-à-dire le basculement du monde des dieux (ou de la substance) à celui de la Loi (ou de la société civile).

Absence du pacte dans le Tractatus politicus

Dans le Tractatus politicus la tonalité est différente et le moment du pacte n'apparaît pas.
L'ouvrage a une structure plus rigoureuse et d'allure plus scientifique que le premier traité : il comporte une première partie (chapitres I à V inclus) qui, outre le rappel des questions touchant au droit de nature et au droit positif déjà traité dans les écrits précédents, abordent en termes généraux les notions de base de toute théorie politique. A partir du chapitre VI sont successivement traités les régimes monarchiques, aristocratiques et démocratiques. C'est donc, au moins dans la forme, un ouvrage fort différent du Tractatus theologico politicus.

On doit rappeler que le premier traité politique avait été publié en 1670 et que le second, qui sera un ouvrage posthume et inachevé, a été rédigé à partir de 1676. Dans cet intervalle la situation politique a beaucoup changé : les frères de Witt ont été massacrés en 1672 par la foule, et cet épisode a suffisamment bouleversé Spinoza pour qu'il rédige et tente de coller sur les murs de La Haye un placard au titre significatif : Les derniers des barbares (Ultimi Barbarorum). L'hostilité à son égard est croissante (certains biographes avancent qu'il a été, à cette époque, effectivement menacé) et il ne dispose plus d'appuis dans les sphères du pouvoir aux mains de Guillaume d'Orange.

Quelle est donc la signification de la disparition du moment du pacte et du contrat ? E. Balibar avance l'idée que l'obsession de Spinoza, après le meurtre des frères de Witt, est maintenant la crainte des masses. Plusieurs passages du Tractatus politicus confortent cette hypothèse :

« Or l'expérience, j'en suis certain, a déjà fait connaître [...] tous les moyens d'imposer une direction à la masse ou de la tenir quelque peu en bride ».
Justifiant la transmission héréditaire du pouvoir monarchique pour éviter le retour fréquent de la puissance souveraine à la masse : « Un tel va-et-vient d'autorité est trop radical pour ne pas être redoutable ».
Au sujet du régime aristocratique : « Il faut empêcher à tout prix que la masse ne se fasse trop craindre et ne s'arroge une liberté quelconque ».

Doit-on en conclure que le mythe du pacte n'était maintenu que pour l'édification des masses, et que le nouveau traité, ne s'adressant pas au même public, peut se dispenser d'un tel subterfuge ? Nous ne le pensons pas pour la raison suivante : le concept d'état naturel ne disparaît pas ; il est même très précisément rappelé par référence aux ouvrages antérieurs. Si ce droit est effectif, et que l'homme en est sorti, il faut bien que la transition ait été effectuée. Hors il n'existe pas, hors la traduction éventuelle de l'état naturel en termes de processus historique, de « porte de sortie » autre que l'expression de la volonté libre des hommes dans un engagement rationnel. Le fait même que l'état naturel n'ait pas perduré implique ou qu'il n'a jamais existé sous sa forme a-sociale, ou que l'on en est sorti.

C'est la première de ces deux solutions que nous envisagerons et pour cela nous avons à examiner l'ensemble du §l5 du chapitre 11.

Dans ce texte, Spinoza constate qu'à l'état de nature un homme isolé ne peut conserver son indépendance, menacé qu'il est de toutes parts par les menaces des autres hommes. Il en déduit :


« Aussi le droit naturel humain, déterminé par la puissance de chacun et propre à chacun, est-il pratiquement inexistant. Il demeure plus théorique que réel, puisque nul n'est assuré de pouvoir en profiter ».
 Et il poursuit :
 « Les hommes, s'ils ne s'avisaient de s'entraider, ne seraient même pas capables de subvenir à leurs besoins vitaux et encore bien moins de mener une vie spirituelle quelconque. Il nous faut donc en conclure que le droit naturel du genre humain n'est concevable que sous de précises conditions : les hommes doivent accepter une législation générale ».
 Et il conclut  : 
« [si] les amateurs de définition en forme veulent dire que l'homme est un animal social, je n'y vois pour ma part aucun inconvénient ».
 Du droit naturel, au moins sous sa forme précontractuelle, il ne sera dès lors plus question.

Pesons les conséquences de la conclusion qui précède : si Spinoza admet (du bout des lèvres certes) que l'homme puisse être qualifié d'animal social, c'est-à-dire qu'il est dans la nature de l'homme d'avoir avec ses semblables un commerce mutuellement avantageux, et si de plus le droit naturel est maintenant considéré comme théorique, alors il faut en conclure que c'est naturellement que l'homme s'est placé sous la dépendance d'une législation. Le pacte social n'a donc plus de raison d'être puisqu'il est en quelque sorte génétiquement inscrit dans la nature humaine.

En installant l'État dans une perspective naturaliste, Spinoza assure la continuité (voire même la juxtaposition) de l'état naturel et de l'état civil. Il ne renonce pas au droit naturel ; mais il admet que c'est l'état civil qui le réalise et qui à ce titre réalise la continuité de la loi fondamentale de la nature, et c'est dans ce revirement que nous voyons essentiellement la raison de la disparition du moment du pacte.

Ajoutons un élément à cette argumentation :

Le pacte social supposait deux conditions : d'une part qu'un individu isolé, et non coopératif (par définition de l'état de nature traditionnel) ait pu trouver suffisamment de ressource de sociabilité pour envisager avec ses semblables une optimisation commune des puissances. D'autre part, et ceci découle de cela, que ce même homme soit rationnel. Or l'émergence de la raison, dans un état majoritairement dominé par les désirs, est certainement problématique pour Spinoza, dont la réaction déjà signalée aux événements politiques est significative d'une perte de confiance dans la rationalité des masses.

En outre, la nécessité inéluctable, et quasiment naturelle, d'une coopération entre les hommes était déjà présente dans L'Éthique et ne constitue pas un virage aussi radical que la comparaison des deux traités peut le laisser supposer :
« Que les Satiriques rient donc autant qu'ils le veulent des choses humaines, que les Théologiens les détestent, et que les Mélancoliques louent, tant qu'ils le peuvent, la vie inculte et sauvage, qu'ils méprisent les hommes et admirent les bêtes : les hommes n'en feront pas moins l'expérience qu'ils peuvent beaucoup plus aisément se procurer par un mutuel secours ce dont ils ont besoin, et qu'ils ne peuvent éviter que par l'union de leurs forces les dangers qui les menacent de partout ».

Conclusion

Avec ou sans pacte social, la question qui émerge est évidemment celle de l'obéissance et de la liberté : pourquoi la multitude, qui a l'avantage du nombre accepte-t-elle la contrainte de la loi ?

La réponse de Spinoza nous est maintenant connue et, d'une certaine manière, se révèle conforme au bon sens commun : le calcul rationnel des avantages et des inconvénients, en pesant la somme des bénéfices de la sociabilité et la somme des pertes résultant du conflits des appétits contradictoires, conclurait à l'obéissance en vertu de la maxime qui veut qu'entre deux maux on choisisse le moindre.

Or ce calcul n'a, bien évidemment, jamais été fait par aucun des sujets. En effet : d'une part l'homme trouve en naissant un cadre social qu'il n'a pas plus choisi qu'il n'a choisi sa famille ; d'autre part les possibilités qu'il a de modifier l'ordre social des choses est sévèrement encadré.

L'hypothèse selon laquelle l'ordre établi résulterait d'une adhésion tacite et rationnelle reste une hypothèse d'école. La science historique, si elle ne confirme ni n'atteste la naturalité de la sociabilité, révèle toutefois la prégnance, au fil des millénaires, de la coopération raisonnable et tumultueuse des humains, pour la satisfaction de leurs besoins vitaux et spirituels.

Or les théories du contrat, chez Spinoza comme chez Hobbes ou Rousseau, ne se contentent pas d'assimiler cette réalité historique, mais prétendent à. la description d'un état non historiquement advenu, qui oriente en négatif une certaine conception de l'ordre social historique. Les théories du droit positif sont toujours, pour les contractualistes, la négation d'un droit naturel. En d'autres termes, en arrière-plan de la réalité du fait social empiriquement constaté, ils construisent une genèse conceptuelle qui prédétermine un certain concept du politique.





LE DROIT POSITIF SUR LES FONTS BAPTISMAUX

Sur les fonts baptismaux du droit positif quelles sont les bonnes fées et les mauvais génies ?

Une condition nécessaire : la paix

Le but de l'état de société est la paix et la sécurité. « Le meilleur État, par conséquent, est celui où les hommes vivent dans la concorde, et où la législation nationale est protégée contre toute atteinte ». 

Mais la paix peut s'entendre de deux manières. La paix règne aussi bien si les hommes sont contraints par la crainte à taire leurs dissensions, que s'ils ont volontairement décidé de les taire.

Dans le premier cas la paix n'est que l'absence de guerre ; dans le second, elle est « une situation positive dont certaine force de caractère est la condition », ce qui signifie que cette deuxième situation ne sera acquise que si la concorde n'autorise pas seulement la quiétude dans les fonctions animales, mais aussi la vie sous le règne de la raison.

Or cette alternative entre paix objective et paix positive, est loin d'être clairement tranchée dans le Tractatus politicus. Certes on y lit (chap. VI) que la paix « ne consiste pas en l'absence de guerre, mais en l'union des âmes ou la concorde », mais aussi que pour réaliser la sécurité de l'État « le motif dont sont inspirés les administrateurs n'importe pas, pourvu qu'ils administrent bien. Tandis que la liberté ou la force intérieure constitue la valeur d'un particulier, un État ne connaît d'autre valeur que sa sécurité ». 

Tout se passe comme si étaient fixés au droit positif deux objectifs qui ne coïncident pas obligatoirement : d'une part (c'est l'objectif du particulier) la positivité de la concorde, vécue comme choix libre et rationnel de la sociabilité naturelle ; d'autre part (c'est l'objectif de l'État) l'objectivité de la paix civile qui se mesure avec des critères quantifiables : absence de sédition, stabilité.

Mais le premier objectif n'est aucunement la conséquence obligée du second. Spinoza le concède, qui qualifie de « désert » une nation qui « conserve la paix à la faveur seulement de l'apathie des sujets, menés comme du bétail et inaptes à s'assimiler quelque rôle que ce soit, sinon celui d'esclaves ». Or la sécurité dans l'ordre est pourtant bien le remède qui a été présenté comme approprié pour extraire l'homme des désordres de l'état de nature. 

Si la finalité du droit positif est effectivement de sortir l'homme de l'état de nature, alors on devrait se satisfaire de la paix obtenue par la crainte du châtiment ou par l'abrutissement qui occulte la raison. 

La distinction que fait Spinoza entre l'obéissance et la servitude est basée sur les mobiles de l'action autoritaire, et que dès lors que cette action est commandée pour le bien de l'individu, elle n'aliène pas véritablement sa liberté. Le transfert et la continuité du droit naturel dans l'état civil ne semblent donc pas exclure « la paix des canons ».

Pour que telle ne soit pas l'issue, il faut admettre, et Spinoza l'admet, qu'il existe également un objectif de l'état civil qui soit un objectif positif (et non pas seulement la négation d'une négation) et que cette objectif corresponde à ce que précisément on ne trouve pas chez l'animal : la production volontaire d'un projet individuel de libération des passions qui, parce qu'il se range sous la discipline de la raison, ne peut s'entendre que dans l'organisation de la sociabilité, car « on reconnaîtra que la ferveur spirituelle, la tranquillité intérieure et la bonté recommandées par la raison, ne sauraient être pratiquées ailleurs qu'au sein d'un État ».

Spinoza semble revendiquer pour cet état le statut d'un processus stratégique, qui n'exclut pas le « mal nécessaire » de la servitude dans l'obéissance consentie. Mais cette lecture est difficile, car précisément les deux chemins sont souvent confondus : si, d'une certaine manière, la fin justifie les moyens ; si on doit passer par l'absolutisme de la puissance du souverain parce que le dépassement de l'absolutisme n'est pas historiquement visible, il n'y a qu'une seule alternative. Ou bien on doit inscrire ce processus historique dans l'hypothèse d'un "Grand Soir de la Raison" ; ou bien on doit déplacer l'objectif non pas au-delà, mais à côté de cette espérance. Plus précisément : ou bien la Cité mythique est un objectif vers lequel il faut tendre, et dans ce cas on doit trouver trace d'une progression des formes de l'état civil vers cet archétype, c'est-à-dire avoir foi dans un « sens » de l'histoire ; ou bien ce n'est pas le cas et c'est une cible annexe qui est visée, celle de la béatitude de L'Éthique.

Dans cette dernière hypothèse, qui nous semble la plus probable chez Spinoza, la nature du régime n'a-t-elle pas une importance secondaire ? Ce qui importe en effet, c'est que la société civile offre un cadre à l'exercice des fonctions essentielles de la tension vers la béatitude, et en premier lieu un cadre propice à la liberté de penser, fût-ce au prix d'une restriction de la liberté d'agir. 

Une exigence normative : le refus de la révolte

Si on inverse l'ordre hiérarchique des objectifs, c'est-à-dire, si le but de l'État est de permettre l'expression d'une « force d'âme positive », la sécurité ne s'oppose pas à la sédition quand celle-ci est le moyen du conatus, de la persévérance dans l'être. Dans cette hypothèse, la sécurité se comprend dans le droit fil de l'orthodoxie de L'Éthique : « La sécurité est la joie qui naît de l'idée d'une chose future ou passée au sujet de laquelle il n'y a plus de raison de douter ». 

Mais si la raison de douter réside dans la forme et l'exercice du droit positif, la suppression du doute est un objectif naturel : l'affrontement politique n'est pas un retour à l'état de nature, mais la réalisation de l'espoir d'une continuation de l'état de nature dans la société civile, une fois celui-ci débarrassé des conditions objectives qui engendrent le désespoir, donc la tristesse. Or ce thème, dont le point extrême est celui de la légitimité du tyrannicide), n'est traité qu'indirectement dans le Tractatus politicus. Il l'est essentiellement sous deux aspects :

D'une part, par la question : un sujet doit-il obtempérer à un ordre du souverain qui heurte sa raison ?

A cette question Spinoza répond par l'affirmative en utilisant deux arguments.
  • Le premier est en quelque sorte une pétition de principe : la question n'a pas de sens car, par définition, l'état civil est un état voulu par la raison ; il est donc exclu que la souveraine puissance puisse s'incarner dans des êtres déraisonnables. Ce faisant, Spinoza, qui ne peut bien évidemment ignorer que le concept d'un état civil raisonnable n'a pas résisté à l'épreuve de l'histoire réelle, semble laisser une porte entrouverte : si d'aventure la raison abdiquait, le contrat serait rompu. Doit-on comprendre qu'il y aurait eu un bégaiement à réparer ?
  • Le deuxième argument de Spinoza relativise fortement la portée du problème : ce sentiment de révolte est celui d'un individu particulier ; or « la raison elle-même affirme l'impossibilité de l'indépendance individuelle». En d'autres termes, l'objectif supérieur du concept d' État, le maintien de la paix civile, ne saurait être troublé par des velléités particulières.


La faille de l'argumentation est patente, et l'on ne peut soupçonner Spinoza de l'avoir ignorée : si l'ensemble ou la majorité du corps social conteste la souveraineté, alors l'état civil est remis en cause, non par la turbulence ou la cupidité d'un appétit singulier, mais par ceux-là même qui, en regard du contrat tacite ou supposé, ont légitimité à se sentir floués. Mais tout se passe comme si Spinoza ne pouvait envisager la régression de la réalité vers le concept, vers un deuxième baptême de la raison.

On voit poindre alors l'amorce d'une double conception du corps social : d'une part il est divinisé dans le sacré globalisant de la souveraine puissance ; d'autre part il est ravalé, sous le nom de « masse », à une somme de désirs à contenir. Côté cour, il est abstrait et magnifié ; côté jardin, il est dangereusement réel et craint. Côté soleil, il est unité de la raison communément partagée ; côté ombre, il est dispersion des passions. Doit-on en déduire que l'unité du corps social n'est pas aussi conceptuellement assise qu'il y paraît, et que la sortie de l'état de nature aurait été conçue par une élite, pour le profit d'une élite ?

Le deuxième aspect sous lequel la question est posée est celui des obligations de la nation. La nation peut-elle se trouver en faute ? Là encore, l'argumentation est multiple. S'agissant du droit de la nation compris au sens naturel du terme (c'est-à-dire comme une loi physique de la nature), il va de soi qu'il est borné par la possibilité de sa réalisation effective : il n'est aucunement au pouvoir de la nation de contraindre les hommes à voler dans les airs ; un tel commandement heurte la saine raison car il ne tient pas compte des aptitudes de celui qui le reçoit, et à ce titre il constitue une faute. On concédera que, sous cette forme, la faute est rarissime, car le minimum que l'on puisse demander à la puissance souveraine est d'avoir une connaissance anthropologique correcte de ses sujets. 

Mais l'exemple est pernicieux si on le prolonge dans le domaine éthique (et comment croire que Spinoza n'y ait pas songé ?) : la nation qui veut contraindre les sujets à une obéissance qui heurte le calcul de la raison ne heurte-t-elle pas aussi une loi naturelle ? N'est-elle pas en faute ?

En outre, par une curieuse assimilation entre la nation et ses représentants, Spinoza concède également que faute il y a si ceux qui incarnent l'autorité politique souveraine offrent un spectacle de débauche ou satisfont arbitrairement leurs appétits. Ainsi, la double caractérisation que nous avions trouvée dans le corps social, est-elle transposée par Spinoza dans la classe dirigeante : tant que cette classe a conservé sa majesté, elle constitue une entité abstraite d'où n'émerge aucune tête particulière ; quand elle est fautive, ce n'est pas le concept qui l'est, mais ce sont les individus qui le sont et qui, du même coup, rétrogradent à un niveau où louanges et blâmes ont un sens très concret.

Par contre, poursuit Spinoza, la nation ne peut aucunement être contrainte d'observer les lois érigées par le droit positif. La seule garantie qui puisse être avancée à cet égard, et qui est issue par analogie du droit naturel, est la certitude que la nation ne peut pas plus se nuire à elle-même, qu'un homme ne doit pas porter atteinte à sa propre sécurité. La nation promulguant elle-même la législation positive, ne saurait entendre, ni a fortiori accepter, des jugements sur la valeur de sa législation.

Ainsi, sur le point le plus sensible de toute construction politique (celui de l'exercice du droit d'opposition), la pensée de Spinoza semble-t-elle osciller entre la nécessité de ne pas poser en principe absolu la permanence, et la crainte d'ouvrir la porte aux passions de la masse.

En dernier ressort, l'analyse qui était celle du Tractatus theologico-politicus n'est pas contredite : l'homme coupable de lèse-majesté, quelles que soient les motivations de son acte, doit être sanctionné, au même titre que le soldat qui, au mépris des ordres, quitte son poste et attaque l'ennemi : « Ce sujet ou citoyen n'en a pas moins manqué au respect de la souveraine Puissance et il a lésé la Majesté, de sorte qu'il a mérité de tomber sous la condamnation de la loi ».  En quoi consiste alors la liberté de penser dans la société civile ?

Une revendication : la liberté de penser

Tout le chapitre XX du Tractatus-politicus est consacré à ce thème, sous le titre général « Dans une libre république, chacun a toute latitude de penser et de s'exprimer ». Sa conclusion est résumée par les six articles qui concluent le chapitre :

1/ I1 est impossible de priver les individus de la liberté d'exprimer ce qu'ils pensent.

Cet article consiste à énoncer que la puissance du droit positif est bornée par l'impossibilité de mettre sous une tutelle absolue l'esprit des hommes.

Mais une remarque s'impose : il est question d'exprimer sa pensée, c'est-à-dire de la faire partager, ou au moins de la faire connaître. La liberté dite « liberté de penser », est en fait la liberté de reproduire extérieurement un jugement intérieur, y compris dans l'exercice autorisé de cette reproduction que constitue l'enseignement : « Une autorité politique exercerait donc un règne d'une violence extrême, si elle refusait à l'individu le droit de penser, puis d'enseigner ce qu'il pense ». Le texte ne fait pas apparaître clairement si Spinoza fait allusion à un enseignement privé (le cercle de fidèles qu'il semble avoir réuni autour de lui, ou l'enseignement qu'il dispense par sa correspondance) ou à sa forme institutionnellement organisée dans l'université. L'importance de cette nuance est la suivante : si la transmission du savoir et des opinions reste une affaire privée, son organisation et sa pratique relèvent de l'exercice d'un droit naturel au prosélytisme ; si elle s'organise dans le champ institutionnel, l'articulation entre savoir et pouvoir devient l'enjeu majeur. La suite du texte éclairera ce point.

S'agissant du jugement intérieur, dont on peut penser qu'il est évidemment inaliénable, la souveraineté du sujet est pourtant limitée (ou limitable) par la capacité de persuasion de l'autorité souveraine, qui peut obtenir, par des procédés variés « que la grande majorité des hommes conforment leurs croyances, leurs amours et leurs haines aux voeux qu'elle-même entretient ». Par un spectaculaire renversement de l'exercice de la souveraineté individuelle, ce qui est politiquement le plus difficile (accorder la liberté d'expression) est revendiqué, et ce qui devrait être inaliénable par nature (la liberté de former son jugement) peut être contraint.

2°/ La reconnaissance de la liberté individuelle de juger ne menace ni le droit, ni le prestige d'arbitre, incarnés par la souveraine Puissance. Avec la réserve toutefois, que nul n'abusera de cette liberté pour introduire dans la communauté une espèce quelconque de législation nouvelle, ou pour se livrer à quelque activité que ce soit, contraire aux lois traditionnelles.

Cet article doit être lu en sens inverse de sa rédaction, puisque c'est la restriction de la deuxième phrase qui autorise l'extension de la première : si nul n'abuse de sa liberté individuelle de juger pour [...], alors la reconnaissance de cette liberté individuelle ne menace ni le droit, ni le prestige d'arbitre, incarnés par la souveraine Puissance.

 L'essentiel est la revendication d'une liberté de jugement qui ne revendique pas d'empiétement sur le droit positif, et se développe sur un terrain distinct. Or souvenons-nous que la liberté de penser est la liberté d'exprimer sa pensée. En quoi importe-t-il donc à Spinoza que soit reconnu ce droit ? Lui-même a, n'en doutons pas, la conviction de sa propre liberté de jugement ; ce qu'il demande au droit positif, c'est de reconnaître qu'il a le droit d'essaimer ce jugement. Pourquoi ce point est-il d'importance ? Pourquoi le sage ne peut-il vivre seul avec sa sagesse ? Là encore nous pouvons trouver deux réponses. L'une dans, le concept, l'autre dans pratique réelle de la vie réelle.

Côté concept, on relève que, pour acquérir la nature supérieure qui permet d'accéder au souverain bien, lequel consiste pour l'homme à jouir de la scientia intuitiva, degré ultime de la connaissance, avec ses semblables, « il est nécessaire de comprendre assez la Nature pour acquérir une telle nature humaine, puis de former une société capable de permettre au plus grand nombre d'arriver aussi facilement et aussi sûrement que possible à ce but ».

Il en résulte une volonté pédagogique qui a une source philosophique précise : la nécessité de fonder la société civile en toute connaissance des causes. Pédagogie nécessaire car « nous voyons [...] que toutes les notions que le vulgaire a l'habitude d'utiliser pour expliquer la Nature ne sont que des façons d'imaginer, et ne révèlent la nature d'aucune chose, mais seulement la constitution de l'imagination ».

On doit rappeler combien Spinoza a eu à souffrir de l'intolérance et du préjugé. La formule de l'excommunication prononcée par la synagogue d'Amsterdam, en 1656, est d'autant plus brutale qu'elle est invoquée contre un jeune homme de 24 ans: « Nous formulons l'excommunication, l'exclusion, l'anathème et la malédiction contre Baruch d'Espinoza ... Que Dieu ne lui pardonne jamais ! ». On peut citer aussi l'anonymat nécessaire du Tractatus theologico- politicus, la clandestinité de la plupart des autres œuvres, la fuite d'Amsterdam vers 1656, puis vers La Haye en 1670, l'hostilité et les menaces dont il est frappé à la fin de sa vie, enfin, l'impossibilité dans laquelle il est de publier L'Éthique en 1675. 

Situation d'autant plus douloureuse pour Spinoza, qu'il n'est pas habité par le doute et qu'il a donc la conviction de posséder, grâce à un pouvoir naturel, la faculté de comprendre : « Et l'exercice de mon pouvoir naturel de comprendre, que je n'ai jamais trouvé une seule fois en défaut, a fait de moi un homme heureux ».

3/ La jouissance individuelle de la liberté de juger ne représente aucun danger pour la paix et n'entraîne aucun inconvénient, auquel il ne soit très facile de prévoir un remède.

L'idée de cet article est le suivant : si la liberté de juger est reconnue, et si donc les sujets usent de ce droit, le souverain ne doit pas craindre d'être démuni face aux inconvénients qui peuvent en résulter.

Relevons la terminologie : on parle ici de remède, donc d'une maladie. L'ambiguïté maintes fois soulevée au sujet de Machiavel (parle-t-il pour le peuple ou pour le Prince ?) pourrait être transposée à Spinoza, si l'on s'en tenait à cet article unique.

Car s'il s'agit de trouver un remède, la porte est ouverte à l'idée que l'on a comme horizon un certain référentiel sanitaire, qui est la sécurité objective. Mais on ne peut, sans torturer les textes, trouver chez Spinoza le repli exclusif et prioritaire dans l'État sécuritaire comme finalité de la société civile.
Une partie du problème réside précisément, dans l'affirmation selon laquelle il y a deux terrains de jeu, dont l'un, le terrain du droit positif, serait nécessaire à l'autre, celui de la béatitude. 

Si l'on tente de serrer d'un peu plus près les termes du problème on peut le simplifier de la manière suivante : ou bien le cadre normatif du droit positif et de l'obéissance civile sont des maux nécessaires à la réalisation d'objectifs individuels qui ne s'épanouissent que dans la concorde, et l'on est du côté de chez les contractualistes , ou bien c'est dans la production de la norme que se situe l'acte véritablement libérateur (et non pas malgré la norme) et l'on est chez Hegel et Marx ; ou bien enfin la norme est une stratégie, et l'on est chez Stirner, et peut-être aussi chez Nietzche.

L'ensemble du corpus spinoziste, avec ou sans contrat, s'inscrit dans la première voie. La seconde nécessiterait, nous semble-t-il, de gommer des pans entiers de la pensée politique modératrice de Spinoza, et même de son ontologie ; quant à la troisième, elle est fort étrangère à la pensée explicite de Spinoza.

Le troisième article du plaidoyer pour la liberté de penser est bien la garantie donnée à l'exécutif, de la stabilité et de la durée. Il postule la possibilité d'un apaisement des tensions entre droit naturel et droit positif. 

4/ La jouissance individuelle de la liberté de juger ne menace en aucun cas non plus, quelque ferveur sacrée que ce soit.

Autre garantie : celle donnée aux gardiens du sacré.
La foi se mesure chez Spinoza à l'aune de l'obéissance : « Il faut, pour apprécier la ferveur de la foi de chacun, considérer l'obéissance ou l'insoumission dont elle rend témoignage, et non sa vérité ou sa fausseté ». 

Dire que la liberté de juger ne peut menacer la foi, ne signifie pourtant pas qu'il existerait un îlot irréductible à la raison. Si tel était le cas tout l'édifice spinoziste s'écroulerait, puisque la ferveur, qui garantit le salut, serait à apprécier en fonction de sa capacité de résistance aux attaques du jugement personnel (dont la jouissance est précisément l'enjeu central de l'état civil). Ce dilemme est résolu par le principe de la séparation totale entre la théologie et la philosophie, tant dans leurs buts que dans leurs moyens. Ces deux disciplines « radicalement incompatibles » se distinguent en effet en ceci que la philosophie vise la vérité, et la foi vise l'obéissance. Si « la foi laisse à chacun la liberté de philosopher » c'est qu'elle ne peut être mise à mal si le dogme est ébranlé : elle relève de la révélation, qui se résume en l'obligation de la justice et de la charité, et dont l'Écriture n'est que le vecteur saisonnier.

La boucle est donc fermée car justice et charité sont à la fois l'expression authentique de la ferveur sacrée, et les conditions de la sérénité dans la paix civile. Qui vit authentiquement sa foi, ne peut menacer l'ordre civil puisque le croyant aspire aux mêmes valeurs que le sujet. Cette laïcisation du théologique est un gage donné aux courants qui aspirent à un retour à la simplicité évangélique des principes fondateurs du christianisme. Elle leur permet de vivre leur sociabilité d'une manière non schizophrénique, puisque la laïcisation du théologique a pour corollaire la spiritualisation de la laïcité.

Mais en l'état, de par la forme dans lequel il est rédigé, le quatrième article fonctionne en sens inverse : c'est au pouvoir qu'il s'adresse en lui garantissant que la ferveur sacrée, dont il a besoin pour transférer ses objectifs propres en objectifs personnels des sujets, est hors du domaine de la spéculation philosophique. 

Point n'est besoin de longs développements pour comprendre que cet article est totalement inapplicable dans un processus de construction de la société civile.

Il suppose en effet que l'authenticité de la foi soit acquise, c'est-à-dire, pour reprendre une expression qu'utilisera Rousseau, que cette ferveur soit celle d'un peuple d'anges. Mais c'est précisément parce que les hommes ne sont pas des anges (parce qu'ils ne maîtrisent pas leurs désirs et leurs passions) que Spinoza juge l'état civil nécessaire. Si les hommes baignaient « naturellement » dans la révélation authentique du salut par l'amour du prochain, point ne serait besoin de leur imposer le carcan du droit positif L'indépendance du champ théologique et du champ philosophique ne peut être admise que si le théologique, au sens où Spinoza l'entend, a en quelque sorte gagné la partie.

Dans ces conditions, quel serait le statut de la philosophie ?

Posons la question d'une autre manière : pourquoi Spinoza revendique-t-il le libre exercice de la philosophie si l'essentiel de ce qui fait la vie personnelle et sociale des hommes est hors du champ spéculatif ? Si les hommes vivent, d'une part sous la contrainte consentie de la foi, d'autre part sous la contrainte, elle aussi consentie, de la loi, qu'importe cette liberté de juger ?

Puisqu'à l'évidence la liberté de penser n'est pas pour Spinoza superfétatoire, ne faut-il pas en conclure qu'un point important de sa philosophie politique reste l'inégale répartition de la capacité à exercer son jugement ? Si tel est le cas le quatrième article ne signifie-t-il pas : que le pouvoir laisse aux sages la liberté de jugement ; ils sont sages et n'en abuseront pas ; mais qu'il maintienne sous l'obéissance de la loi ceux qui ne peuvent vivre qu'aveugles sous l'obéissance dans la foi ?

5°/ Les lois instituées, concernant des problèmes spéculatifs, sont tout à fait inopérantes.

Ce cinquième article est la contrepartie des deux précédents : puisque la liberté de penser n'est une menace ni pour l'ordre, ni pour la foi, la puissance Souveraine n'a pas à légiférer dans des domaines qui concernent l'exercice de cette liberté. Notons que la rédaction n'implique aucune obligation éthique ou morale qui incomberait au Souverain, mais une considération strictement technique : de telles lois seraient inopérantes. Pourquoi ?

Tout d'abord : « Vouloir régir la vie humaine tout entière par des lois, c'est exaspérer les défauts plutôt que les corriger ». En d'autres termes : si le législateur décèle chez les hommes des tendances qu'il juge mauvaises, mieux vaut les tolérer que les réprimer. Le champ du droit positif doit être limité, semble dire Spinoza, à la régulation des interactions entre individus, et non pas à celle des passions, aussi blâmables soient-elles. La société n'a ni le pouvoir, ni le dessein de rendre l'homme meilleur, elle a l'ambition de lui offrir le cadre lui permettant de le devenir. Et ce d'autant plus si ce qui est en jeu est la liberté de jugement, qui n'est pas un défaut mais une valeur chez l'homme.

Mais aussi parce que prétendre soumettre à la loi cette valeur est parfaitement illusoire : au mieux, on contraindra la parole, mais pas la pensée. Au pire on exacerbera le sentiment de révolte et la sédition deviendra un acte héroïque et digne de louanges.

A cette considération pratique, Spinoza en ajoute une autre, qui explicite la raison d'un inéluctable acharnement des hommes (ou de certains d'entre eux) à veiller sur leur liberté d'expression : ces hommes « ont trouvé, en leur culture, la pureté de leur vie et la noblesse de leur caractère, une haute libération intérieure ». Cette fois, l'avertissement est clair : il ne s'agit pas seulement de calculer la balance des avantages et des inconvénients ; il faut que le pouvoir sache qu'il s'attaque en ce domaine à ce qui crée le fossé entre le peuple des hommes et celui des abeilles. Dans cette formulation de Spinoza, on ne trouve pas trace de restriction. Lorsque l'argumentation porte sur la spécificité de l'être raisonnable, elle gagne en extension et tend à l'universalité ; elle se conceptualise.

Par contre, l'élitisme resurgit quand l'argumentation redescend au niveau des conséquences pratiques : en légiférant contre les opinions, on lèse « les individus épris de droiture », sous prétexte de contraindre « les scélérats ». Force est de constater que l'ambiguïté subsiste. Spinoza plaide-t-il pour les sages, les experts de la pensée, pour sa « classe » en quelque sorte ; ou plaide-t-il pour l'Homme majuscule, pour un droit universel à la reconnaissance du droit, pour tous, à « une haute libération intérieure » ? L'Homme de Spinoza est-il en définitive l'Homme de L'Éthique, fertilisable, pour reprendre l'expression de Thomas d'Aquin, perfectible diront les Lumières, ou celui qui alimente la masse anonyme et indifférenciée, tout aussi abstraite, source de tous les périls ?

6°/ Enfin, la jouissance individuelle de la liberté de juger (qui ne menace ni la paix, ni aucune ferveur véritable au sein de la communauté publique, ni le droit de la souveraine Puissance) est en outre elle-même indispensable à la conservation de la paix, de la ferveur et du droit politique souverain.

Dans ce dernier article, le point de vue change du tout au tout, et l'on admire la savante graduation de l'argumentation.

Dans le premier article Spinoza faisait le constat d'une impossibilité factuelle. Dans les quatre suivants, il montrait que la liberté de penser n'est dangereuse à aucun titre. Or, il ne suit pas de ce qu'elle soit inoffensive, qu'elle soit également nécessaire. Si elle n'était pas nécessaire, le constat de la non-nocivité conduirait à un choix neutre du souverain vis-à-vis de la sécurité de sa Puissance.

Tel est l'objet du sixième article, qui est véritablement la conclusion et la conséquence de ceux qui le précèdent : l'argumentaire n'est plus défensif mais offensif ; on ne définit plus ce qui peut être, mais ce qui doit être.

Pour l'essentiel d'ailleurs, tout a été dit précédemment, car montrant la non-nocivité, Spinoza a du même coup démontré la nécessité :

Nécessité pour la conservation de la paix, car la répression de la libre expression exacerbe le sentiment de révolte, en vertu du fait que : « Les humains, pour la plupart, sont ainsi faits qu'ils ne supportent pas de voir traitées en délit des croyances dont la vérité ne fait pour eux aucun doute, ou qualifiés de crime les mobiles dont ils se sentent personnellement portés à aimer Dieu et leur prochain »
Nécessité pour la conservation de la ferveur, car hormis la foi universelle, qui est foi dans la justice et la pratique de la charité, et qui suppose un dépassement librement consenti de la normativité théologique, tous les autres dogmes que l'État voudrait imposer ne sont pas universellement acceptables et, réduisant par cela même la capacité d'obéissance de certains, réduiront la ferveur.
Nécessité pour la conservation du droit politique souverain, car « le droit souverain est à la mesure de sa puissance », et sa puissance est bornée par l'incapacité dans laquelle il est d'empêcher les hommes de penser et d'exprimer leur pensée. Or toute manifestation d'une perte de puissance du souverain est, dans la société spinoziste, la porte ouverte à la sédition.

Conclusion

Sur les fonts baptismaux du droit positif, nous avons trouvé un triptyque : paix, obéissance et liberté d'expression. Chacun des termes de ce triptyque reste toutefois frappé, sinon d'ambiguïté, du moins d'ambivalence :

  • La paix est à la fois sécurité objective (négation de l'état naturel) et concorde. L'obéissance est tout à la fois obéissance à Dieu et au Prince.
  • La liberté d'expression doit être régulée dans les limites imposées par les exigences de la paix.
  • L'état civil chez Spinoza apparaît marqué à la fois par le concept dont il est stratégiquement issu (le droit naturel) et par la pratique, c'est-à-dire la prise en compte, hic et nunc, de l'acceptable. Il faut en effet : « déduire de la situation propre à la nature humaine, la doctrine susceptible de s'accorder le mieux avec la pratique ».



La pratique fixe les limites de la continuation de l'état naturel au sein de l'état civil, c'est-à-dire les limites de la puissance des sujets. 

LE DROIT POSITIF DANS TOUS SES ÉTATS


Comment tout à la fois permettre aux hommes de vivre en bonne intelligence, sous une contrainte acceptable et acceptée, et brider les passions qui les guident ?

Spinoza n'innovera pas en la matière : « On n'admettra pas aisément qu'une mesure quelconque, convenant à l'organisation de la société, reste à découvrir. Car, ou les circonstances, ou le hasard l'auraient fait appliquer auparavant, et elle n'aurait pas échappé à l'attention des humains, préoccupés d'une part de la marche des affaires générales et intéressés d'autre part à la sécurité de leur existence ». En clair : tout a été tenté, et puisque nulle organisation ne s'est imposée comme la plus pertinente, il faut revisiter les formes caractéristiques, en déceler les failles et en exploiter les avantages.

Spinoza, dans le Tractatus politicus, examine attentivement, avec un luxe de détails touchant à l'organisation pratique, le régime monarchique et aristocratique. On sait aussi que la mort du philosophe laissera inachevé le chapitre relatif au régime démocratique.

Une remarque préliminaire s'impose : ces trois régimes ne sont pas, a priori, sur un pied d'égalité : déjà, dans le premier traité politique, les principes du régime démocratique avaient servi d'illustration à l'exposé des principes généraux de la communauté politique, car ce régime « semble le plus naturel et le plus susceptible de respecter la liberté individuelle des individus ». Dans le Tractatus theologico-politicus, le seul modèle proposé est le modèle démocratique. Dans le nouveau traité en revanche, le parti pris initial, qui consiste à s'appuyer sur l'expérience historique, conduit en toute rigueur à l'examen des trois formes de gouvernement usuelles.

Cette visée vers le paradigme démocratique introduit, dans la description des deux autres régimes, la distorsion suivante : ce que l'expérience de l'histoire et la vie politique contemporaine fournissent à Spinoza, c'est le sentiment de l'impasse dans laquelle se sont fourvoyés les systèmes antérieurs ou en place. Ou bien les hommes sont dans les fers, corps et esprit ; ou bien, en tentant de s'en extraire, ils déchaînent la violence de leurs passions, et une violence institutionnelle encore plus forte viendra réguler cette régression momentanée vers l'état de nature.

L'impossible monarchie


Dans la logique de la pensée politique de Spinoza, le régime monarchique ne saurait être le gouvernement d'un homme seul car nul ne peut prétendre à une vigilance et une énergie durablement soutenues. Or le droit est exclusivement déterminé par la puissance, et la faiblesse du monarque, s'il est isolé, le place, lui et ses sujets, dans une situation de vulnérabilité qui contredit les raisons pour lesquelles est instauré un état civil.

D'autre part, en admettant qu'un tel régime puisse subsister, il ne pourrait le faire que par la violence et la répression et « la paix représenterait la plus misérable des conditions humaines ».

Les exclus de la citoyenneté dans le système monarchique décrit par Spinoza

Les restrictions de citoyenneté sont les suivantes: les criminels, les fous, les muets et « les gens en servitude ». Arrêtons-nous sur cette liste.

  • Les criminels sont exclus par surabondance de puissance naturelle : le délit criminel, c'est-à-dire l'acte par lequel un homme nuit à autrui pour la satisfaction de ses propres désirs ou passions, et exprime ainsi sa puissance, relève en effet d'une pratique de l'état de nature. Mais Spinoza, qui est fort disert sur certaines dispositions pratiques, ne donne aucun détail complémentaire : la société spinoziste admet-elle le rachat ? Qu'est-ce qu'un délit criminel ? 
  • Les fous sont exclus par insuffisance de raison : il est notoire que la folie est un concept flou. Exclure les fous suppose au moins que l'on sache ce qu'est un fou, donc que l'on sache ce qu'est la raison (laquelle a une histoire et une géographie). Quelle différence y a-t-il, dans l'esprit de Spinoza, entre l'absence de raison et la raison sous la discipline des passions ? Dans un cas on exclut ; dans l'autre (beaucoup plus courant) on n'exclut pas. N'est-il pas paradoxal que les êtres qui étaient les plus vulnérables dans l'état naturel pré-social, et qui dans cet état naturel avaient les mêmes droits que tous les autres hommes (« nous ne faisons aucune différence [...] entre les individus sains d'esprit et les idiots ou les déments ») se voient exclus du partage des droits positifs quand il s'agit de légiférer pour un nouvel état qui est précisément censé palier les inégalités résultant des faiblesses naturelles?
  • L'exclusion des muets semble quelque peu surréaliste à un lecteur moderne. On voudra bien admettre que Spinoza attache une grande importance au langage, en tant que véhicule de la sociabilité, mais on voit mal pourquoi cette infirmité, qui ne met en cause ni la capacité d'agir, ni celle de penser, ni d'une manière plus générale l'exercice de la raison, serait discriminatoire.
  • L'exclusion des « gens en servitude » : Spinoza précise qu'il s'agit de « tous ceux des habitants qui dérivent leurs moyens d'existence d'un travail servile ». Mais la notion de « travail servile » n'est pas définie. Plusieurs hypothèses sont ouvertes : s'agit-il des salariés, au sens moderne du terme. S'agit-il des esclaves ? Quand Spinoza citera les esclaves dans la liste des exclus en démocratie, il le fera sans périphrase. S'agit-il alors d'une servitude morale, c'est-à-dire des habitants qui tirent leurs ressources de travaux jugés déshonorants ou nuisibles ? Nous le croyons plus volontiers, car cette catégorie n'est pas explicitement citée par ailleurs, et qu'il est hors de doute que Spinoza, qui ne fait montre d'aucun libéralisme en la matière, ne saurait les admettre dans la famille civile. Cette hypothèse est confortée par le fait que lorsqu'il s'agira, en régime aristocratique, de dresser une liste des exclusions au patriarcat, les métiers qualifiés de « bas » sont explicitement cités (en particulier les débitants de boissons et les cabaretiers).

Le sort des femmes nous semble indécis. Elles ne sont pas citées dans la liste des exclus, et l'on peut parfaitement concevoir que le genre masculin, qui est utilisé pour qualifier le citoyen, le soit d'une manière générique et asexuée. Toutefois, on lira plus loin que la condition de citoyen est liée à l'obligation de justifier d'un apprentissage militaire, ce qui peut laisse planer un doute. Notre opinion est que rien ne s'oppose, dans l'esprit de Spinoza, à ce que les femmes puissent acquérir la qualité de citoyen, si elles ne tombent pas sous le coup des interdictions citées plus haut. Outre le fait que diverses dispositions complémentaires semblent le confirmer, nous verrons en effet que l'exclusion des femmes au partage de la souveraineté, en démocratie, résulte essentiellement du fait qu'étant objet de désir, elles sont aussi objet de discorde (puisque cet objet du désir n'est pas, décemment, partageable et devient objet de jalousie). Or la question ne se pose pas en ces termes dans le système monarchique, car la condition de citoyen n'est pas un enjeu de pouvoir, mais une simple qualification rendant apte au partage des droits et des devoirs.

Les institutions monarchiques


Nous ne détaillerons pas les mécanismes institutionnels imaginés par Spinoza pour régler la vie politique, militaire et judiciaire. S'agissant de dispositions qui, Spinoza le concède, n'ont jamais vu le jour et qui ne le verront certainement jamais, l'essentiel, nous semble-t-il est d'essayer de comprendre ce qui est en jeu dans ces combinaisons d'appareil.

Les cellules élémentaires de la monarchie spinoziste sont constituées d'une part par le roi, d'autre part par les familiae qui regroupent, aux exclusions près, l'ensemble des habitants du pays. 

« Le roi sera d'autant moins indépendant et la condition de ses sujets sera d'autant plus malheureuse, que le droit de la nation est plus absolument transféré au monarque ». C'est pour conjurer ce risque qu'est interposé, entre le monarque et ses sujets, un écran régulateur : l'assemblée des conseillers.

Spinoza utilise à cet égard une image très éclairante :

« En somme, le roi est l'esprit de la nation, l'assemblée de conseillers l'organe de la perception externe, ou le corps, à travers lequel l'esprit saisit une représentation de l'état de la nation et accomplit les actes qui lui apparaissent les plus importants ».

Image éclairante car le transfert de souveraineté, qui caractérise l'état de société, se trouve ainsi conceptuellement réincarné : le roi, qui est esprit, saisit les représentations externes par le truchement d'un organe de perception. Le concept, en quelque sorte, a acquis du sens. En outre, dans la sphère de cette analogie, peuvent s'analyser les rôles respectifs des deux entités : l'assemblée informe, c'est-à-dire qu'elle fournit les matériaux pour la construction des images mentales qui permettent à l'esprit de décider. Or ce rôle est à la fois passif (il restitue et ne construit pas) et, indirectement, actif par personne royale interposée. Le roi en effet « appuiera toujours l'opinion ayant réuni le plus grand nombre de voix », faute de quoi la contradiction serait patente entre la décision de l'âme du corps social et la réalité qui constitue les attendus de cette décision.

Cette contradiction serait une double faute : elle le serait au tribunal de la rationalité, comme l'est toute contradiction dans un système clos ; elle le serait au tribunal de la pratique, car le salut du roi et celui des sujets sont liés à la capacité de celui-là à anticiper sur les passions de ceux-ci, donc à les connaître et à. agir en conformité avec cette rationalité phénoménologique. Rationalité qui est requise à deux niveaux : celui du corps (l'assemblée des conseillers) et celui de l'esprit (le roi). Le corps, et ceci explique le luxe des précautions qui sont requises pour le constituer, doit être suffisamment épuré pour être fonctionnellement un mécanisme physiologique. C'est la procédure (votes, renouvellement, prérogatives et devoirs) qui dissoudra dans le grand corps abstrait de l'assemblée, la faiblesse des parlementaires. Ce ne sont plus des hommes qui conseillent le roi : ni anges ni démons, ils sont contraints à la neutralité mécanique par la rationalité du mécanisme institutionnel. Et s'ils conservent quelque chose de leur singularité individuelle, si les avis sont partagés, alors le monarque aura la mission sacrée de trancher dans le vif des passions et des appétits divergents.

Car telle est bien, la fonction du monarque spinoziste : puisque le politique se frotte à la pratique, c'est-à-dire à la permanence de la nature dans l'homme sociabilisé, il lui faut l'étalon de la raison incarnée.

Impossible monarchie


« Peut-être notre description de la monarchie paraîtra-t-elle risible à certains esprits » avoue Spinoza. Car les résistances possibles peuvent avoir deux origines, dans l'une ou l'autre des deux cellules fondatrices : le peuple et le roi.

Au peuple on demande de garantir la stabilité de la puissance souveraine par le calcul rationnel de ses intérêts vitaux ; au roi on demande de proportionner sa puissance aux nécessités de l'exercice, par le peuple, de cette rationalité. Or le risque, dit Spinoza, ne viendra pas du peuple. Ceux qui craignent la colère, l'irrationalité de la foule oublient que « tous les humains ont en partage une nature identique ». Les excès qu'ils craignent, et qu'ils attribuent d'une manière générique à la plèbe, sont la conséquence de la servitude qui lui est imposée. C'est parce que le peuple est tenu dans l'ignorance et la servitude que son jugement peut errer. Et c'est parce que d'autres détiennent le pouvoir de dominer, que les mêmes caractéristiques naturelles, qu'ils ont aussi en partage, sont chez eux drapées dans un étalage « de luxe, de sensualité, de prodigalité, d'une certaine aisance dans le vice, d'une sorte de sottise raffinée ou élégante immoralité ».

Faut-il alors que le roi soit un ange ? Spinoza est peu disert sur ce thème, et son argumentation se résume essentiellement à un exemple, qui montre la possibilité historique, mais éphémère, de la rationalité du monarque : quand Ferdinand le Catholique, reçut le royaume de Castille, il fut en effet pressé par les Castillans d'abolir la libérale législation aragonaise, qui stipulait le droit de se dresser en armes contre le roi si celui-ci manquait au pacte social. Or Ferdinand, dit Spinoza, eut ces paroles d'une grande sagesse : « La stabilité du royaume dépendait du maintien d'un rapport rigoureux entre la sécurité des sujets et celle du roi : le roi ne devait pas davantage opprimer ses sujets que les sujets leur roi ; car si l'une des parties gagnait en puissance, l'autre essaierait d'abord de rétablir l'égalité antérieure. Puis, à son tour, elle voudrait faire éprouver à la première la douleur du mal même qui lui aurait été infligé. D'où s'ensuivrait la ruine de l'une des deux parties, soit des deux ». Rappel historique remarquable, car il résume en quelque sorte toute la problématique spinoziste de l'impossible monarchie. 

Monarchie impossible car, l'histoire de la Castille le montrera, la sagesse chez le monarque n'est pas stable. Pour qu'elle le soit, il faudrait précisément que le roi soit une abstraction, et non pas que la sagesse soit octroyée, comme un don aléatoire, au monarque de chair et de sang.

Or, paradoxe extrême, si le roi est l'incarnation conceptuelle de la sagesse, si donc on a gravi jusqu'au faîte le plus olympien les degrés du politique, alors le politique n'est plus une catégorie pertinente mais devient théologique et le roi n'est plus un roi mais un dieu, ou un de ses prophètes.

Périlleuse aristocratie


« La caractéristique de l'aristocratie [...] c'est que l'autorité politique n'y appartient plus à un seul homme, mais à un certain nombre d'hommes, choisis du sein de la masse ».  L'important, précise Spinoza, est le fait que cette élite de patriciens soit choisie, ce qui distingue radicalement le système aristocratique du système démocratique où la qualification au pouvoir résulte d'un droit naturel. C'est au point, dit-il, que même (hypothèse d'école) si l'on imaginait que le peuple tout entier soit accueilli dans le patriarcat, le régime n'en demeurerait pas moins aristocratique et non démocratique.

Or l'aristocratie spinoziste, si elle se distingue par essence de la démocratie, est également fort éloignée du régime monarchique sur un point très central : la stabilité du système patriarcal non seulement implique qu'il ne soit tenu aucun compte de la garantie de la masse  car : « Puisque les sujets sont exclus des délibérations et ne prennent pas part aux votes, ils doivent être considérés comme des étrangers », c'est-à-dire, en quelque sorte, comme des ennemis potentiels.

  • La première conséquence en est que : « Il faut empêcher à tout prix que la masse ne se fasse trop craindre et ne s'arroge une liberté quelconque, passées les bornes de celle qui doit nécessairement lui être accordée, de par la constitution de l'État ». Les seules libertés dont le peuple disposera seront donc celles qui sont nécessaires à la stabilité et à la paix de l'État, c'est-à-dire celles que les aristocrates eux-mêmes estimeront nécessaire d'accorder. Il en résulte des dispositions particulièrement « machiavéliques » concernant la liberté religieuse (sur laquelle se cristallise la question plus générale de la liberté de penser) :  Spinoza préconise l'homogénéité de l'ensemble des croyances religieuses des aristocrates dans une religion « simple et d'une authentique universalité » qui deviendra « la religion de la patrie » dont le culte sera rendu dans de grandes et magnifiques églises. Par contre tous les habitants pourront garder le droit de penser et de s'exprimer librement, avec cette restriction toutefois que l'exercice de ce droit sera rigoureusement contrôlé dans de petites églises, éloignées les unes des autres. On ne peut imaginer un système plus compliqué !
  • Il en résulte aussi qu'il faudra s'attacher le peuple par des liens d'intérêt matériel, et en particulier lui vendre les champs et propriétés immobilières (et non les louer comme c'est le cas dans le système monarchique spinoziste). Car, puisque la masse est écartée de la vie publique, quel intérêt aurait-elle à défendre des biens qui seraient un fonds de propriété publique ?
  • II en résulte enfin que la clé de voûte du système est le rapport numérique entre les patriciens et la masse, et plus précisément la garantie de ne jamais voir cette proportion descendre en dessous d'un certain seuil. L'assemblée des patriciens doit être suffisamment nombreuse pour que puisse s'y exprimer une volonté générale indépendante des intérêts particuliers, et pour pouvoir assurer, de manière progressive et insensible, son auto-génération.


On retrouve ainsi l'idée d'une dépersonnalisation de l'assemblée qui légifère, mais avec un autre niveau d'exigence que dans le système monarchique : là n'existe plus d'instance régulatrice suprême, et c'est au sein même de l'aristocratie que doit s'opérer la grande geste de la raison, laquelle suppose en tout premier lieu l'égalité totale des patriciens.

Trois remarques enfin, avant de conclure sur le régime aristocratique tel que le dépeint Spinoza :

1. Dans les régimes monarchique et démocratique, le peuple participe soit indirectement, soit directement à l'exercice du pouvoir. Le fait qu'il en soit totalement exclu dans le régime aristocratique est-il cohérent avec les principes généraux avancés par Spinoza pour justifier la constitution d'une société civile ?

Celle-ci en effet est supposée apporter la paix et la sécurité par une réciprocité des droits et obligations entre le souverain et les sujets. Or, dans le système aristocratique qui nous est dépeint, la classe souveraine et la classe soumise constituent deux espaces parfaitement étanches, et la dynamique patricienne n'a d'autre objet que sa pérennité. Sous réserve de garantir, par toutes sortes d'artifices, que la masse soit contenue, donc qu'elle ne puisse perturber cette stabilité, tout ce qui peut se passer dans l'espace étanche populaire n'a aucune influence sur l'autre espace. En d'autres termes, on peut fort bien imaginer (et seulement dans ce  régime-là) que les passions se déchaînent en vase clos sans qu'il n'y ait de motifs rationnels pour une intervention de l'Etat. En d'autres termes encore, on peut fortement douter d'une légitimité du droit positif civil, sauf à imaginer des motivations éthiques, bien improbables, au patriarcat.

2. Qu'en est-il de la situation du peuple : « La plèbe n'aura-t-elle pas à redouter le plus odieux esclavage ? ».  La réponse de Spinoza est fort subtile : seules des passions mauvaises peuvent entraîner les hommes dans des directions divergentes ; or la volonté de l'assemblée des patriciens est, par définition, unique ; donc cette assemblée est dirigée par la raison et les objets de ses aspirations ne peuvent être qu'honorables. CQFD ! Point n'est besoin de longs développements pour comprendre que la garantie est fragile, d'autant plus que même si l'honorabilité des aspirations patriciennes était avérée, elle n'impliquerait pas l'absence de servitude.

3. Il est tentant de voir dans le régime aristocratique une transition entre monarchie et démocratie. Si l'on s'en tient à l'aspect numérique de la représentation de l'autorité, on passe en effet du gouvernement par un seul, au gouvernement par tous, grâce à l'étape d'un gouvernement par un grand nombre. Nous ne partageons pas cette opinion. Le régime aristocratique spinoziste possède des caractéristiques particulières, que nous avons amplement mentionnées, qui nous semblent l'engager dans une voie annexe.

Toute cette description du régime aristocratique est fort outrancière et, osons le mot, fort peu crédible. Spinoza est-il dupe ? 

Certains commentateurs ont avancé l'idée d'une satire préméditée dissimulant une apologie déguisée du gouvernement démocratique. Mais pourquoi Spinoza aurait-il eu besoin d'une satire déguisée puisque tout son ouvrage tend explicitement vers une apologie qui était déjà présente dans le traité politique précédent ?

Ce qui est clair par contre, c'est que Spinoza ne peut se dispenser de traiter le sujet, puisqu'il a sous les yeux, dans les Provinces-Unies, une forme d'organisation sociale qui s'apparente, au moins formellement et imparfaitement, au schéma qu'il dépeint. Il est donc tentant de penser que la description des dangers qui pèsent sur un tel régime, est une réminiscence des événements qu'il a vécus quelques années auparavant.

La démocratie balbutiante


« [Le régime démocratique est ] défini dans les termes suivants : une démocratie naît de l'union des hommes jouissant, en tant que groupe organisé, d'un droit souverain sur tout ce qui est en leur pouvoir ».

Le sort a voulu qu'un ouvrage tout entier tendu vers la démocratie, soit interrompu par la mort de son auteur au moment même où celui-ci expose cette forme de régime. Quatre petits paragraphes seulement, dans un seul chapitre, lui sont consacrés et la minceur du matériau doit inciter à la prudence dans le commentaire.

Pourquoi la démocratie est-elle caractérisée par Spinoza comme un « absolutisme rigoureux » ? Les deux régimes monarchique et aristocratique sont également absolus ; s'ils ne le sont pas rigoureusement, c'est qu'ils laissent place structurellement à l'aléatoire des passions : le roi peut être faible, les aristocrates vénaux. Dans les deux cas, c'est le principe même de la souveraineté qui est atteint. En démocratie, la souveraineté est rigoureusement partagée par tous (aux exceptions près, nous y reviendrons) et nul ne transfère son droit naturel à un autre  : « Il le transfère à la totalité de la société dont il fait partie ; les individus demeurent ainsi tous égaux, comme dans l'état de nature ». Cette distribution uniforme est la garantie de la stabilité du régime, puisque chacun y a autant à. craindre qu'à espérer.

En outre, dit Spinoza, cet état est également susceptible de respecter au mieux la liberté naturelle, puisque les hommes, en tant que groupe organisé, jouissent d'un droit souverain sur tout ce qui est en leur pouvoir. Mais « égalité » et « liberté » sont des mots qui sonnent d'une manière familière à des oreilles modernes, et pour lesquels, de ce fait, le risque d'anachronisme est grand :
  • Car l'égalité des droits, dans l'état de nature, est une égalité des puissances, et le droit naturel, nous l'avons dit, n'a le nom de droit qu'au sens de loi naturelle (c'est, pourrait-on dire, un droit auquel nul ne peut échapper). Dire que, dans l'état social du modèle démocratique spinoziste, les hommes sont égaux comme dans l'état de nature, signifie qu'ils sont soumis à une nouvelle loi commune, qui se matérialise concrètement par l'universalité du droit de vote. On ajoute en quelque sorte, et ce n'est pas rien, un attribut supplémentaire à la description anthropologique de l'homme en état de nature : il est invité, naturellement, au partage du pouvoir. Or, comme cet acte ne saurait abolir les autres caractéristiques naturelles, il est invité individuellement à se fondre dans une unité qui devient conceptuelle et à laquelle il délègue l'exercice de la puissance qui pourrait contrecarrer ce nouvel attribut du droit.
  • L'ambiguïté est forte concernant la liberté, car le concept a deux acceptions qui sont tour à tour présentes chez Spinoza : d'une part la liberté de penser, qui est une revendication individuelle ; d'autre part la liberté en tant que « affirmation positive de la puissance de tous », qui est une exigence collective de l'état social et qui nivelle les puissances individuelles dans la puissance du corps social (en ce sens elle rend positive la négativité de l'état naturel par la rationalité de la loi). Or, ces deux acceptions ne sont nullement équivalentes. Dans un cas c'est l'individu qui est libre ; dans l'autre cas c'est l'État, et la liberté de l'État n'implique d'aucune manière la liberté de l'individu. Elle ne l'implique évidemment pas si l'on se réfère à la liberté d'exprimer sa puissance naturelle (la discipline de cette puissance est précisément la raison d'être de l'état civil) ; mais elle ne l'implique pas absolument si l'on se réfère à la liberté de juger (laquelle implique penser et exprimer sa pensée). Spinoza, on le sait, revendique au plus haut point cette liberté ; mais nous avons vu aussi qu'il concède de multiples restrictions au bénéfice de la paix et de la sécurité civile. Or tel est bien « le cap des tempêtes » des démocraties. En la matière, l'état inachevé de l'œuvre  ne permet pas de conclure : il est hors de doute que Spinoza aurait organisé cette liberté-là, mais avec quelles modalités concrètes ?


Les critères de citoyenneté


Ils sont de trois ordres :
1. Ne pas obéir à d'autres lois que celles de leur patrie.
2. Être indépendants.
3. Mener une vie honorable.

Nous commenterons ici le second de ces trois critères, qui permet à Spinoza d'exclure du droit de vote, et de l'accès aux charges publiques, les enfants, les esclaves et les femmes. 

Ces trois catégories ont en commun la caractéristique d'être dominées : l'enfant par ses parents, l'esclave par son maître, la femme par son mari ; à ce titre, il s'agit d'êtres qui ne seraient pas en capacité de s'exprimer ou d'agir de manière indépendante. Que cette domination s'exerce sur le corps ou sur l'esprit, ou sur les deux à la fois importe peu en la matière : il suffit que par crainte, par attrait des bienfaits ou par soumission intellectuelle, un individu ne soit pas capable d'exercer librement son jugement pour qu'il soit exclu du partage de la souveraineté. Or cette domination peut fort bien s'exercer en dehors des trois états cités, sur des êtres libres (ne parle-t-on pas d'ailleurs de l'état amoureux en des termes qui évoquent une tyrannie ?). 

Le critère devient d'autant plus flou que les déments ne sont plus exclus, alors qu'ils l'étaient au partage de la citoyenneté dans le régime monarchique. Si on prend au pied de la lettre ces indications, doit-on en conclure que ce n'est plus l'absence (réelle ou supposée) de raison qui fonde la participation mais l'indépendance d'esprit ? 

Ces trois exclusions se fondent en outre sur une domination qui diffère par les motifs : celle de l'enfant est réputée exercée pour son bien ; celle de l'esclave pour le bien du maître ; celle de la femme, nous le verrons, le serait pour le bien de la société.

Le cas de l'esclave est donc problématique puisque la constatation de sa servitude, qui n'est justifiée ni par son intérêt propre, ni par l'intérêt du collectif, et qui n'altère en rien (Spinoza nous l'aurait dit) sa qualité d'homme, accentue et ne soulage pas sa servitude. À quels esclaves, concrètement, songe Spinoza ? Le silence de Spinoza a alimenté celui des commentateurs.

Le problème posé par la situation de la femme dans la démocratie spinoziste a par contre, été beaucoup plus souvent relevé, et l'on sait que Spinoza ne l'a pas éludé : « Est-ce du fait de leur nature même, ou en vertu d'une institution que les femmes sont au pouvoir de leurs maris ? »  La réponse de Spinoza tient en deux arguments.

 Le premier est que la faiblesse naturelle des femmes, donc le fait que l'on puisse affirmer « sans hésitation » (selon Spinoza)  qu'elles sont naturellement inférieures aux hommes, serait avérée par l'absence d'exemples historiques montrant les femmes assurant avec les hommes l'autorité politique. Notons que si le fait d'expérience avait valeur de preuve, alors tous les échafaudages politiques de Spinoza, qui sont inédits, s'écrouleraient dès leur conception.

Le second argument est de toute autre nature : les femmes, dit Spinoza, sont pour les hommes des objets de désir : « Les hommes, on le sait, n'aiment le plus souvent les femmes que d'un désir sensuel ; ils n'apprécient leur intelligence et leur sagesse, qu'autant qu'elles sont belles ». En conséquence, et parce que ce désir engendre la jalousie, la paix civile aurait beaucoup à souffrir de la coexistence politique des deux sexes. Ce deuxième argument apparaît beaucoup plus cohérent avec l'ensemble de la problématique spinoziste de la paix. Si cette hypothèse est avérée, quelle balance décidera, pour tous les marginaux (ou jugés tels) du poids discriminant des « effets regrettables » ? Et puisque la qualité d'humain leur sera certes accordée, comme elle l'est aux femmes, quelle est l'alchimie qui transformera ces humains non libres, en humains nécessaires (car nécessaires ils le sont puisqu'ils existent et qu'ils sont humains) ? Pour les femmes, toutefois, la cause semble entendue. F. Duroux commente (« Puissance et utopie au péril de la différence sexuelle », in Spinoza : puissance et ontologie, sous la direction de M. Revault d'Allonnes et H. Rizk, Kimé, 1975, p. 137) : « Si les femmes sont la pomme de discorde, c'est parce que les hommes les fantasment comme choses libres. Le remède exige la transformation de la chose libre en chose nécessaire », en épouses et en mères.

Dans ce parcours des états du droit positif nous avons rencontré l'impossible, le fragile et l'inachevé : impossibilité de l'incarnation monarchique en conformité avec son concept, fragilité de l'aristocratie, bégaiements de la démocratie.


Dans tous ses états, le droit positif surgit marqué par une double tension : celle de l'égalité et celle de la liberté. Si la démocratie est paradigmatique, c'est qu'elle a comme horizon le dépassement radical de ces apories ; mais nous avons compris que le problème n'était pas un problème de technique constitutionnelle, mais un problème irréductible dans le cadre du consensus porté par le droit. 

La constante de tous les modèles spinozistes est bien l'acte par lequel s'opère un transfert de souveraineté de la personne, au profit de la souveraineté de l'Idée. Tout est dit quand est posé ou réputé posé le pacte, et Spinoza peut à loisir dérouler les mille et une circonvolutions qui le drapent.

Ces circonvolutions ne sont pas sans importance. L'irréductibilité du problème à ses simples composantes techniques ne signifie pas que ce problème soit strictement d'ordre spéculatif : des millions d'épaules en ont porté le poids. Mais elle signifie peut-être que d'autres lectures sont possibles qui diront, en d'autres temps, de quel droit se dit le droit.




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