« Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre » (Genèse, I.1)
Le commencement, dans la Genèse est un commencement absolu : le mot n’est suivi d’aucun complément (on ne dit pas « ce » qui commence).
Un commencement relatif suppose « un avant », une chronologie, en bref un positionnement temporel qui constituerait une « faille » dans l’immutabilité et l’infinité de Dieu : il y aurait un temps « avant » son acte créateur et un temps « après ». Or le temps, dans la logique de la Genèse ne peut avoir été créé que par Dieu. Si Dieu n’avait pas créé le temps, et si le temps avait été de toute éternité, il serait coéternel à Dieu (ou il serait Dieu ?). Or l’immutabilité de Dieu, son éternité et son unicité sont des conséquences de l’excellence infinie attribuée, par les théologiens des trois religions monothéistes, à ses attributs.
Si Dieu n’avait pas créé le temps, on pourrait poser la question naïve « Que faisait Dieu avant de créer les cieux et la terre ? ». Augustin répond à cette question en suggérant qu’on pourrait imaginer qu’il inventait des supplices pour ceux qui posent des questions idiotes mais, plus sérieusement, il ajoute :
« Avant le ciel et la terre il n'existait aucun temps, pourquoi demander ce que tu [Dieu] faisais alors ? Il ne pouvait y avoir d'alors là où il n'y avait point de temps. […] Il n'y a donc point eu de temps où tu n'aies fait quelque chose, puisque tu avais fait le temps lui-même. Et aucun temps ne t'est coéternel, puisque tu es immuable, et si le temps participait à cette immutabilité, il cesserait d'être temps. ».
Dieu a créé le temps, mais il a aussi créé l’espace et c’est sans doute ce que signifient les mots « les cieux et la terre ».
Indépendamment de toutes considérations scientifiques ou théologiques, temps et espace ne peuvent se concevoir séparément. Le temps est une norme du mouvement et le mouvement n’est intelligible que dans l’espace. Le temps dans le néant, ou l’immuabilité intemporelle dans l’espace ne sont pas concevables « raisonnablement ». Mais on peut objecter que, pour le sujet qui nous occupe, on n’a que faire de la raison ! En ce domaine, il faut se référer aux autorités scolastiques, en particulier à Thomas d’Aquin :
« Tout ce qui est mû acquiert quelque chose par son mouvement, et atteint à quelque à quelque chose à quoi auparavant il n'atteignait pas. Or Dieu, étant infini et comprenant en lui la plénitude totale de la perfection de tout l'être, ne peut rien acquérir ni s'étendre à quelque chose qu'auparavant il n'atteignait pas. Donc, le mouvement ne lui convient d'aucune façon. ».
Dire, comme Thomas que le mouvement ne convient pas à Dieu, signifie in fine que l’espace, pas plus que le temps ne peut lui être coéternel.
Au commencement, Dieu a créé le temps et l’espace. Mais il en résulte que la notion de « commencement » (Bereshit en hébreu) devient très ambigüe puisque Dieu est éternellement immuable. L’acte créateur échappe à toute datation : il « est » de toute éternité. Il y a évidemment là quelque chose qui échappe à la raison. Nous pouvons, car les mathématiques nous y ont poussé, concevoir qu’une ligne ou une surface soit infinie. Mais pas qu’un acte soit de toute éternité. Dans la sphère de notre entendement un acte est toujours une rupture dans une continuité et on ne peut le concevoir sans le situer temporellement et spatialement.
Il n’en reste pas moins que tout acte attribué à Dieu ébranle l’immutabilité qui lui est attribuée, sauf à admettre que tous ses actes « sont » éternellement. En fait, c’est le verbe « créer » qui constitue maintenant un problème. Pour le résoudre, il faut admettre que « créer » ne qualifie pas un acte ponctuel, mais le processus qui assure, en permanence (de toute éternité) la persistance de l’être. Quelque chose qui ressemble donc au conatus de Spinoza :
« Chaque chose, autant qu’il est en soi, s’efforce de persévérer dans son être. […] L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose […] L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être, n’enveloppe aucun temps fini, mais un temps infini ».
Dès le premier verset il apparaît donc une contradiction apparente entre les attributs prêtés à Dieu (l’immutabilité essentiellement) et ce par quoi nous le connaissons (un acte créateur semblant résulter d’une « volonté » divine). Or une telle contradiction ne peut être surmontée, semble-t-il, qu’en invalidant l’un des deux termes : invalider la Genèse ou invalider les propriétés dont Dieu est qualifié par les hommes.
Mais il est impossible d’invalider la Genèse ; non pas en raison de son caractère « sacré » qui la rendrait « intouchable », mais parce qu’elle constitue la source unique de connaissance de Dieu pour les hommes. Toute comparaison avec une construction intellectuelle strictement humaine n’a aucune valeur puisque tout ce que l’homme peut dire de Dieu a sa source dans la Bible (et plus précisément dans la Thora). Concernant Dieu, la Bible contient tout ce qui est connaissable et elle est l’unique réceptacle de cette connaissance. Peut-on pour autant invalider l’autre terme de l’alternative, les attributs attribués par les hommes ? Il n’y a aucune impossibilité, mais ce serait fort dérangeant car Dieu ressemblerait (mis à part la spécificité monothéiste) au Zeus des Grecs, jaloux, irascible, miséricordieux, etc. c’est-à-dire tristement anthropomorphe.
Sauf à admettre que ce n’est pas Dieu qui a créé les hommes à son image, mais les les hommes qui ont créé Dieu à leur image, hypothèse inenvisageable pour les théologiens.
Les scolastiques et les écoles théologiques modernes ont proposé de nombreuses classifications des attributs de Dieu mais nous nous en tiendrons à la plus usuelle : attributs « communicables » et attributs « incommunicables ».
Les attributs communicables sont ceux qui font de Dieu, en quelque sorte, une personne. Ils sont dits « communicables » (on pourrait dire « anthropomorphes ») car l’homme peut les comprendre par analogie.
Les attributs incommunicables, appelés ainsi car ils échappent à la compréhension humaine, sont ceux qui traduisent le caractère absolu de Dieu. Le mot « absolu » peut avoir diverses significations philosophiques. Thomas d’Aquin précise : « Mais lorsque l’Absolu est défini comme la cause première de tout ce qui existe, ou comme la cause ultime de toute réalité, ou alors comme l’être auto-existant, alors on peut l’identifier au Dieu de la théologie. Il est l’infini, dont aucune relation ne conditionne l’existence, parce qu’il se suffit à lui-même; en même temps, il peut « librement » entrer en relations avec sa création dans son ensemble et avec ses créatures. ».
Les attributs incommunicables
Il est exact que les attributs correspondants sont strictement « incommunicables », si ce n’est par des mots auxquels la raison humaine ne peut donner aucun contenu sensible ou cognitif :
• L’aséité de Dieu : le fondement de son existence est en lui-même, il est sa propre cause, en d’autres termes il est cause de soi. Spinoza a très précisément « disséqué » cet attribut qui est la base de sa démonstration de l’existence de Dieu, via le concept de « substance » : « Par substance, j’entends ce qui est en soi, et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose pour être formé ». Il établit ensuite diverses propriétés nécessaires de la substance (son unité, son infinité, etc.) et peut conclure : « Dieu, autrement dit une substance constituée par une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement »,
• L’immutabilité de Dieu : il ne peut y avoir aucun changement dans son être,
• L’infinité de Dieu : dans sa perfection mais également dans le temps et dans l’espace. Notons d’ailleurs que l’on trouve dans Exode XV,18 cette étrange formulation : « Le Seigneur régnera éternellement et au delà » ; le commentaire qu’en donne Thomas d’Aquin est le suivant : « on dit que Dieu règne au-delà de l'éternité parce que, même si quelque chose existait toujours (par exemple le mouvement du ciel pour certains philosophes), Dieu régnerait encore au delà, en tant que son règne est tout entier simultané. ».
• L’unité de Dieu, expression qui désigne deux concepts assez différents : d’une part Dieu est « un » car il est unique en tant que substance divine (c’est le fondement du monothéisme) ; d’autre part Dieu est « un » en ce sens qu’il n’est pas composite, ne contient aucune division, est exempt de tout mélange (mais cet attribut est discuté car il semble contredire la trinité chrétienne).
Les attributs communicables
L’essentiel sur ce thème a été, selon la Thora, révélé à Moïse de la manière suivante (Exode, XXXIV, 6-7) :
« Et l'Éternel passa devant lui, et s'écria: L'Éternel, l'Éternel, Dieu miséricordieux et compatissant, lent à la colère, riche en bonté et en fidélité, qui conserve son amour jusqu'à mille générations, qui pardonne l'iniquité, la rébellion et le péché, mais qui ne tient point le coupable pour innocent, et qui punit l'iniquité des pères sur les enfants et sur les enfants des enfants jusqu'à la troisième et à la quatrième génération ».
Miséricorde, compassion, modération, bonté, fidélité, pardon, justice, etc. Il s’agit donc d’un Dieu très personnalisé, donc peu crédible si l’on s’attache à la lettre du texte. Comment surmonter cette difficulté ?
Prenons l’exemple de la bonté : Dieu est-il bon ? L’homme, convaincu que Dieu a créé les cieux, la terre et l’humanité, constate qu’il a à sa porté tout ce qui est nécessaire à la persistance de son être et à la satisfaction de ses désirs (le fait qu’il utilise ou pas ces possibilités à bon escient est une autre question, indépendante de celle qui nous occupe ici). Constatant que la terre a été créée en parfaite harmonie avec ses besoins il convient tout naturellement que cette création est « bonne », donc que son créateur est « bon ».
La jalousie, la colère sont des attributs que l’on peut qualifier de « négatifs », dans nos échelles de valeur. Ce sont des états dans lesquels l’homme devient irraisonnable. Dieu peut-il être irraisonnable ? Hypothèse absurde, et même insensée au sens littéral du mot, car Dieu ne peut connaître ni la raison, ni la déraison. Mais l’homme, créé selon la Genèse à l’image de Dieu, « crée » à son tour Dieu à son image : « Car l'Eternel, ton Dieu, est un Dieu jaloux au milieu de toi. La colère de l'Eternel, ton Dieu, s'enflammerait contre toi, et il t'exterminerait de dessus la terre. » (Deuteronome 6, 15). Ajoutons aussi, en nous plaçant sur un terrain plus historique que théologique, que ces attributs « négatifs » peuvent également servir de protection contre un éventuel retour au paganisme.
En résumé, l’homme « crée » Dieu à son image, ce qui n’est pas très éloigné du texte des Lamentations (III, 25): "Dieu est bon pour ceux qui espèrent en lui, pour l'âme qui le cherche.". Autrement dit : Dieu est « bon » pour ceux qui l’espèrent ou le croient « bon ».
D ieu est éternel et il commence a exister (c'est-à-dire à être à l'image de l'homme) à la Création (Berechit). L'homme peut toujours essayer d'aller en-deça de ce moment pré-historique mais il n'y a pas de sens à penser quelque chose qui n'est pas dans le verbe.
RépondreSupprimer"L'homme a créé les dieux, l'inverse tu rigoles" disait Gainsbourg, et l'on ajoute ici, "à son image et avec ce supplément d'âme, l'ineffabilité, qui le rend Éternel".