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mardi 11 juillet 2017

NOTE DE LECTURE N°35 : "L'ADVERSAIRE" -EMMANUEL CARRÈRE

On ne sort pas tout à fait indemne de la lecture du livre de Emmanuel Carrère "L'Adversaire". C'est un récit profondément triste et désespérant. Non pas à cause des faits (véridiques) qui y sont décrits, mais parce que le talent de Emmanuel Carrère est de transformer, sans l'altérer ni la travestir, la réalité d'un drame très particulier (qu'il serait facile de classer parmi les innombrables cas de "folie") en une réflexion profonde sur la vérité, la lâcheté, la responsabilité et la foi.
Mon édition de référence est la suivante : ed. Folio, 2001


L'histoire est celle de Jean-Luc Romand (JLR dans ce qui suit), un fait divers tragique qui a défrayé la chronique dans les années 1990.

Après deux années d'études de médecine JLR décide, pour une raison inconnue, de ne pas se présenter aux examens de troisième année. Il n'en dit rien à personne et assiste aux cours comme s'il était un étudiant régulièrement inscrit, jusqu'à l'internat. Il invente alors, pour sa famille et ses amis, une carrière de chercheur de haut niveau à l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) à Genève. Pendant 18 ans il fera semblant de partir à son travail, inventera des voyages et conférences à l'étranger, cloisonnant avec un soin méticuleux sa vie professionnelle fictive et sa vie familiale. En fait il passe ses journée dans des parkings, dans les bois, dans sa voiture. Pour soutenir le train de vie que suppose sa pseudo-profession, il offre à sa famille et à des amis, de placer dans une banque suisse des sommes importantes qui lui sont confiées en toute confiance, et qui alimenteront en fait ses propres comptes en banque. Cette supercherie a duré 18 ans.
En janvier 1993 il sait toutefois que la vérité va inévitablement et très prochainement éclater (ses comptes, s'épuisent, une amie demande le remboursement de son placement, son épouse se pose des questions, etc.). Le 9 janvier 1993 il tue sa femme et ses deux enfants puis, le lendemain, il tue également ses parents après avoir déjeuné avec eux. Le même soir il tente de suicider mais survit (lors de son procès des doutes sérieux seront émis sur la réalité de cette volonté de suicide).
Il est condamné le 2 juillet 1996 à la réclusion criminelle à perpétuité avec une période de sûreté de 22 ans. Il a purgé sa peine à la maison centrale de Saint-Maur dans la banlieue de Châteauroux . Libérable depuis janvier 2015, il reste détenu, soignant ses codétenus et restaurant dans un atelier des documents pour l’Institut national de l'audiovisuel.

Emmanuel Carrère a lié des relations cordiales (que l'on ne peut pas qualifier d'amicales) avec Romand. Dans la première lettre qu'il lui a envoyée il expose son projet de livre (lettre du 30 août 1993) :

"[...] Depuis que j'ai appris par les journaux la tragédie dont vous êtes l'agent et le seul survivant, j'en suis hanté. Je voudrais autant qu'il est possible, essayer de comprendre ce qui s'est passé et en faire un livre [...] J'aimerais que vous compreniez que je ne viens pas à vous poussé par une curiosité malveillante ou par goût du sensationnel. Ce que vous avez fait n'est pas à mes yeux le fait d'un criminel ordinaire, pas celui d'un fou non plus, mais celui d'un homme poussé à bout par des forces qui le dépassent, et ce sont ces forces terribles que je voudrais montrer à l'œuvre."

Ces quelques lignes définissent très exactement le propos du livre. Il ne s'agit pas d'un récit journalistique (bien que les faits soient minutieusement détaillés) mais de la recherche de réponses à une question lancinante :"Pourquoi ?"

Ce "Pourquoi ?" ne s'adresse pas tant à la conclusion finale tragique, qu'à la spirale de mensonges qui ont conduit à ce dénouement.

Le dénouement peut s'expliquer par une forme extrême de narcissisme qui a conduit JLR à ne pas supporter l'idée que sa famille connaisse  la vérité. C'est aussi une forme extrême de lâcheté car dire la vérité aurait, certes, été humiliant pour lui mais aurait épargné la mort de cinq personnes, dont deux enfants.

Par contre, sur le fond du drame, c'est-à-dire cette vie inventée, cette honorabilité fictive, Emmanuel Carrère ne peut fournir que des suppositions car Romand n'a donné aucune explication ni pendant l'instruction, ni pendant son procès, ni après. S'agit-il de "forces terribles" qui le submergent ? S'agit-il plus prosaïquement de cupidité ? On ne le saura que si un jour JLK en fait l'aveu.

La fin du livre décrit Jean-Luc Romand dans un processus de profonde conversion religieuse. Peut-on le croire sincère, comme le pensent les personnes qui l'accompagnent dans cette voie ? Chaque lecteur aura certainement sa propre réponse, qui ne peut être qu'une hypothès tant le personnage est complexe.

Un livre passionnant et déprimant. Passionnant car le talent de l'auteur est grand. Déprimant car on ne peut s'empêcher de penser qu'il ne s'agit que de la partie immergée de notre noirceur profonde. J'écris volontairement "notre" car qui peut affirmer, au terme d'une introspection profonde et sincère, qu'il est exempt de toute part d'ombre ?

Un mot pour conclure sur le titre "L'Adversaire". Je n'ai pas lu d'explication à ce sujet. Mon hypothèse, compte-tenu du contete religieux de la fin de l'ouvrage, est que c'est une référence au nom qui est donné au Diable dans l'Apocalypse (dans certaines versions de la Bible). Satan est-il, pour Emmanuel Carrère, la source des forces terrifiantes qui ont été mises en jeu dans ce drame ? Il est vraisemblable qu'il a dû s'exprimer à ce sujet mais je n'ai pas eu l'occasion de lire ou d'entendre son argumentation sur le titre donnée à son œuvre.

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