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samedi 8 juillet 2017

NOTE DE LECTURE N° 41 : TOLSTOÏ ET LA BATAILLE DE BORODINO

Tolstoï, dans son roman "La Guerre et la Paix", donne une version très personnelle de la bataille de Borodino (que les Français préfèrent appeler "Bataille de la Moskova"). N'étant pas historien, mon but n'est pas de confirmer ou d'infirmer les opinions du grand romancier russe, mais de commenter ses vues très particulières sur la conduite de la guerre et, dans le cas qui nous occupe, sur les décisions des deux commandants en chef : Napoléon et  Koutouzov.

Bataille de la Moskowa, 7 septembre 1812, huile sur toile de Louis-François Lejeune, 1822
Mon ouvrage de référence pour "La Guerre et la Paix" est l'édition de La Pléiade (NRFF), 1978.



D'un point de vue strictement historique, les choses se sont passées ainsi :

"Appelée bataille de Borodino par les Russes – qui ne la considèrent pas comme une défaite –, cette bataille extrêmement meurtrière s'est déroulée le 7 septembre 1812, durant l'invasion de la Russie par Napoléon, à environ 110 kilomètres à l'ouest de Moscou, non loin de la rivière Moskova. Près de 130 000 hommes de la Grande Armée, appuyés par plus de 500 canons, y affrontent 120 000 Russes et 600 canons. Pour sauver Moscou de l'invasion, les Russes, commandés par le général Koutouzov, décident d'interrompre leur retraite et construisent à la hâte une série de retranchements près du village de Borodino en vue de stopper l'avancée française. Craignant l'échec d'une manœuvre d'enveloppement et une nouvelle fuite des Russes, Napoléon opte pour une brutale attaque de front. De 6 heures du matin à midi, les combats font rage de part et d'autre du front, long de 5 kilomètres. À midi, l'efficacité de l'artillerie française commence à faire pencher la balance en sa faveur, mais les attaques successives des Français ne parviennent pas à briser la résistance russe. Napoléon, trop éloigné, et peut-être mal informé de la situation sur le champ de bataille qu'obscurcit une épaisse fumée, se refuse à engager les 20 000 hommes de la garde impériale et 10 000 autres soldats prêts à combattre. Koutouzov ayant déjà engagé toutes ses forces disponibles, l'Empereur perd ainsi l'occasion de remporter une victoire décisive. Les deux côtés s'épuisent au cours de l'après-midi, et le combat n'est plus qu'une canonnade qui se poursuit jusqu'à la tombée de la nuit. Les Russes déplorent environ 45 000 tués et blessés, dont le prince Piotr Ivanovitch Bagration, commandant de la deuxième armée russe. Les pertes françaises sont de l'ordre de 30 000 hommes. Koutouzov peut se retirer en bon ordre pendant la nuit. Une semaine plus tard, Napoléon investit sans rencontrer de résistance Moscou, incendiée par les Russes."


Napoléon à la bataille de Borodino
Koutouzov à la bataille de Borodino.

Le prince Piotr Ivanovitch Bagration

Tolstoï cite intégralement le dispositif de bataille dicté par Napoléon le 24 août, veille de la confrontation (calendrier russe). Cet ordre de bataille, toujours admiré de nos jours mais dont Tolstoï dit qu'il "était conçu en termes parfaitement obscurs", comportait quatre dispositions dont aucune d'entre elles (poursuit Tolstoï) "ne pouvait être ni ne fut exécutée".


  • La première disposition concernait un tir nourri de cent deux canons, à partir d'un endroit choisi par Napoléon, que les Français devraient diriger sur les "flèches" (redoutes tenues par Bagration). Or aucun projectile ne put atteindre cet objectif car la portée des pièces était trop courte.
  • La deuxième disposition stipulait que Poniatowski devait tourner l'aile gauche des russes. Mais dans cette marche, Poniatowski rencontra Toutchkov qui lui barra la route. Il lui fut impossible de tourner la position.
  • Le troisième point de l'ordre de bataille ordonnait à Compans d'enlever la première redoute ennemie. Ce fut impossible en raison d'un tir de mitraille que Napoléon n'avait pas prévu.
  • Enfin, le quatrième point précisait que Eugène de Beauharnais devait s'emparer de la redoute dite "Redoute Raïevski" avec l'appui des généraux Morand et Friand. Beauharnais ne dépassa pas le village de Borodino et les divisions Morand et Friand furent repoussées. La redoute ne fut prise qu'à la fin de la bataille par une charge de cavalerie que Napoléon n'avait pas envisagée.
En outre Napoléon avait précisé qu'il donnerait des ordres pendant la bataille en fonction de l'évolution de la situation.  Or, dit Tolstoï, " Il n'en fut rien et cela pour la bonne et simple raison qu'il se tint fort éloigné du champ de bataille ; la marche des opérations lui échappa et aucun des ordres qu'il donna ne put être exécuté".

Il est clair que le lecteur français pensera que Tolstoï, en tant que russe, donne une image caricaturale de Napoléon. Ce n'est pas exact.
  • D'abord car il réserve le même traitement (bien qu'affectueux) à Koutouzov. A Borodino Koutouzov, vieillard aguerri et sage, ne donna pratiquement aucun ordre. Il se contenta d'approuver ou de désapprouver ce que suggèrent ses conseillers.
  • Ensuite car ce qu'écrit Tolstoï reflète la conception qu'il a du rôle des hommes dans les succès ou les défaites militaires.

Il écrit par exemple : "la marche des choses de ce monde est arrêtée d'avance, elle est subordonnée au concours de tous les libres arbitres des personnes qui y prennent part, et les Napoléon n'ont sur elles qu'une influence extérieure et apparente [...] Les soldats de l'empereur se sont battus, non pour exécuter ses ordres, mais de leur bon gré [...] Si Napoléon leur avait défendu de se battre contre les Russes, ils l'auraient tué, lui, et auraient quand même marché au combat, parce qu'ils ne pouvaient faire autrement."

En d'autres termes, Tolstoï pense que ce qui est décisif dans le domaine militaire, ce qui fait qu'une confrontation devient une victoire ou une défaite, ce ne sont pas les décisions stratégiques du commandant en chef ou de ses généraux, mais "le moral" du combattant sur le terrain. Le combattant "de base", "la chair à canon", est animé par des pulsions internes qui n'ont rien de mystérieux (la faim, la peur, la colère, etc.) mais qui sont impératives. Tolstoï ne dénigre pas l'ordre de bataille français de Borodino. Il n'a été ni meilleur ni pire qu'un autre ; Napoléon a parfaitement joué son rôle de chef : il a gardé son calme, ne s'est pas contredit, a donné des ordres (impossibles à exécuter in situ) sensés. Mais les choses lui ont échappé dés lors que l'initiative ne lui appartenait plus mais relevait de la volonté de se battre de ses soldats.

Koutouzov est dans la même situation. Mais, pense Tolstoï, la différence réside dans le fait que, contrairement à Napoléon, il en est parfaitement conscient :
"Sa longue routine de la guerre, sa sagesse de vieillard lui enseignaient qu'un seul homme n'en saurait diriger des centaines de milliers d'autres qui luttent contre la mort ; ce qui décide du sort des batailles, ce ne sont, il le savait, ni les mesures prises par le général en chef, ni l'emplacement occupé par les troupes, ni le nombre des canons et des morts, mais bien cette force insaisissable qui se nomme le moral des soldats ; aussi la dirigeait-il et tâchait de la diriger dans la mesure de son pouvoir".

Vers la fin de la journée l'ardeur diminue et la confusion est extrême. Les soldats continuent à s'entre-tuer sans bien savoir pourquoi. Pour relever le moral des soldats Koutouzov dicte un ordre du jour indiquant qu'il attaquera le lendemain. En fait il ordonnera la retraite vers Moscou de ce qui reste de son armée pendant la nuit.

Napoléon quant à lui, refuse d'engager son corps d'élite, la "Vieille Garde". Certains historiens estiment que ce renfort de 20 000 hommes aurait anéanti l'armée russe très affaiblie.

Pour les Français, Borodino est une victoire car l'armée russe s'est retirée et la route est libre jusqu'à Moscou. Mais Napoléon trouvera Moscou vide et en flammes.

Pour les Russes c'est une victoire car l'armée, au prix de pertes énormes, s'est retirée en bon ordre.

Tolstoï analyse avec clarté cette situation :

"L'armée française se porte vers Moscou, but de son avance, avec une force de propulsion sans cesse accrue [...] Derrière des milliers de verstes d'un pays affamé et hostile ; devant quelques dizaines verstes avant le but. C'est ce que sent chaque soldat de l'armée napoléonienne, et l'invasion est poussée en avant par sa propre force de propulsion. dans l'armée russe, plus on recule, plus s'enflamme la haine contre l'ennemi ; elle se concentre et grandit du fait de la retraite.[...] Aucune des deux armées n'est anéantie, mais l'armée russe, immédiatement après le choc, recule aussi nécessairement que rebondit en arrière une boule qui s'est heurtée à une autre boule, mue par une impulsion plus puissante ; de même, et aussi nécessairement, la boule de l'invasion est poussée en avant par sa propre force de propulsion".

Il s'agit en quelque sorte, pour Tolstoï de lois naturelles qui échappent au libre arbitre.

"Mais pourquoi donc des millions d'hommes se sont-ils entre-tués, quand chacun sait, depuis que le monde est monde, que c'est là mal agir, moralement et physiquement ? Parce que la chose était si inévitable qu'en la faisant ils obéissaient à cette loi élémentaire, zoologique, à laquelle obéissent les abeilles qui s'entre-tuent à l'automne, et les mâles des animaux qui s'exterminent les uns les autres. On ne peut donner d'autre réponse à cette effroyable question."

1 commentaire :

  1. Patrick, l'écrivain-voyageur Sylvain Tesson raconte ça aussi dans son roman Berezina, que j'ai adoré! Si je le trouve je te l'apporte cet été à Orce.
    Sa théorie c'est que Koutouzov n'avait pas l'intention de se battre car il jugeait que le froid et les conditions effroyables de cette retraite viendraient à bout de la Grande Armée sans avoir à sacrifier trop de soldats. La Beresina lui a fourni une occasion d'en finir, mais sans combats décisifs. C'est pour ça que chacun des deux camps parle de "victoire".

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