Je ne sais pas si l'on doit dire du chef d'oeuvre de Henri Barbusse, "Le Feu" (qui a reçu le Prix Goncourt en 1916) que c'est un récit ou un roman. Ce n'est pas un roman, malgré sa structuration et son ton général car tout ce qui est écrit a effectivement été vécu par l'auteur ; ce n'est pas un récit, car il n'y a aucune relation stratégique ou tactique des épisodes militaires de la première guerre mondiale. Car c'est bien de cette guerre qu'il s'agit.
Henri Barbusse (1873-1935), pacifiste militant, aurait pu ne pas s'engager quand la guerre éclata : il avait 41 ans et était de santé fragile. Blessé, il a persisté à retourner dans les tranchées et n'a été déclaré invalide qu'en 1916, l'année de publication de son ouvrage majeur. Cette obstination, on le comprend en lisant le livre, traduit sa volonté de partager le sort, et les espoirs de millions d'hommes, français et allemands, jetés dans un des plus grands carnages du XX° siècle. Après la guerre Barbusse adhérera au Parti Communiste. Il mourra en 1935 à Moscou, alors qu'il y écrivait une biographie de Staline.
Le livre est disponible chez plusieurs éditeurs (Gallimard, Flammarion, Livre de Poche, Payot, ...) et on le trouve également facilement en version numérique.
Source de l'illustration |
Barbusse a passé 22 mois en première ligne et son livre est le produit des notes qu'il a prises pendant cette période. L'ouvrage restitue l'argot des tranchées et les diverses tournures des patois.
Tout commence par un prologue prémonitoire, dans un sanatorium, le jour où est annoncée la déclaration de guerre, un prologue wagnérien qui se conclut magistralement :
« Voilà que dans les lueurs sinistres de l'orage, au-dessous des nuages noirs échevelés, étirés et déployés sur la terre comme de mauvais anges, il leur semble voir s'étendre une grande plaine livide. Dans leur vision, des formes sortent de la plaine, qui est faite de boue et d'eau, et se cramponnent à la surface du sol, aveuglées et écrasées de fange, comme des naufragés monstrueux. Et il leur semble que ce sont des soldats. La plaine, qui ruisselle, striée de longs canaux parallèles, creusée de trous d'eau, est immense, et ces naufragés qui cherchent à se déterrer d'elle sont une multitude… Mais les trente millions d'esclaves jetés les uns sur les autres par le crime et l'erreur, dans la guerre de la boue, lèvent leurs faces humaines où germe enfin une volonté. L'avenir est dans les mains des esclaves, et on voit bien que le vieux monde sera changé par l'alliance que bâtiront un jour entre eux ceux dont le nombre et la misère sont infinis ».
Prémonitoire, car cette vision sera celle de la grande inondation qui noie les tranchées et transforme les soldats en statues de boue (chapitre 24) :
« Le vent s'élève. Il est glacé et son souffle glacé passe au travers de nos chairs. Sur la plaine déliquescente et naufragée, mouchetée de corps entre ses gouffres d'eau vermiculaires, entre ses îlots d'hommes immobiles agglutinés ensemble comme des reptiles, sur ce chaos qui s'aplatit et sombre, de légères ondulations de mouvements se dessinent. On voit se déplacer lentement des bandes, des tronçons de caravanes composées d'êtres qui plient sous le poids de leurs casaques et de leurs tabliers de boue, et se traînent, se dispersent et grouillent au fond du reflet obscurci du ciel. L'aube est si sale qu'on dirait que le jour est déjà fini ».
En fait, je distingue trois parties dans ce livre :
- Une première partie que l’on pourrait appeler « le quotidien des tranchées », du chapitre 1 au chapitre 18 inclus.
- Une deuxième partie qui restitue ce qu’ont vu les soldats anonymes de la grande, inutile et meurtrière offensive de la bataille de l’Artois, du chapitre 19 au chapitre 23 inclus.
- Enfin le chapitre 24, « L’aube » qui conclut l’ouvrage et dont la trentaine de pages est un morceau d’anthologie.
Le quotidien des tranchées c’est l’attente, ponctuée d’ordres et contre-ordres, les corvées, la boue, la saleté, les poux, la proximité des blessés et des cadavres. Ce sont les marches nocturnes dans un dédale de boyaux, les balles perdues qui tuent à l’improviste, presque par hasard, le fracas des bombardements plus lointains. C’est l’épuisement des corps, la recherche incessante du sommeil et l’abrutissement des esprits :
«Je me soulève à demi comme sur un champ de bataille. Je contemple encore une fois ces créatures qui ont roulé ici l'une sur l'autre parmi les régions et les événements. Je les regarde tous, enfoncés dans le gouffre d'inertie et d'oubli, au bord duquel quelques-uns semblent se cramponner encore, avec leurs préoccupations pitoyables, avec leurs instincts d'enfants et leur ignorance d'esclaves. L'ivresse du sommeil me gagne. Mais je me rappelle ce qu'ils ont fait et ce qu'ils feront. Et devant cette profonde vision de pauvre nuit humaine qui remplit cette caverne sous son linceul de ténèbres, je rêve à je ne sais quelle grande lumière. » (chapitre 14).
Déjà en 1915 il n’y a plus rien de la fougue guerrière d’août 1914. Il reste une confiance, non pas inébranlable mais non interrogée, dans les officiers supérieurs, une lassitude qui exprime quelque chose comme « puisqu’il faut en passer là ! » soutenue par l’idée que la guerre finira bien un jour. Les permissionnaires reviennent au front avec un dégoût profond des embusqués et des profiteurs « de l’arrière » ou avec le souvenir fugace d’un oasis familial (cf. le très beau chapitre 8). Mais dans cette abrutissante uniformité des destins, existent aussi les individualités de chacun des hommes, de chacun des amis de Barbusse, chacun différent dans sa manière de parler, de penser, de croire, d’espérer, de se révolter ou même d’aimer, comme dans le remarquable chapitre 16. Cette irruption de l’homme au milieu des soldats est sans doute ce qui fait une partie de la grandeur de cette œuvre.
Mais les chose deviennent plus dramatiques quand la relative torpeur de l'attente fait place à l'offensive. Et tout commence par ce que les stratèges appellent « une préparation d’artillerie », un bombardement dont les soldats terrés ne savent pas très bien ni d’où il vient ni qui il vise :
« Enfouis dans nos trous jusqu'au menton, appuyés de la poitrine sur la terre dont l'énormité nous protège, on regarde se développer le drame éblouissant et profond. Le bombardement redouble. Sur la crête, les arbres lumineux sont devenus, dans les blêmeurs de l'aube, des espèces de parachutes vaporeux, des méduses pâles avec un point de feu : puis, plus précisément dessinés à mesure que le jour se diffuse, des panaches de plumes de fumée : des plumes d'autruche blanches et grises qui naissent soudain sur le sol brouillé et lugubre de la cote 119, à cinq ou six cents mètres devant nous, puis, lentement, s'évanouissent. C'est vraiment la colonne de feu et la colonne de nuée qui tourbillonnent ensemble et tonnent à la fois. À ce moment, on voit, sur le flanc de la colline, un groupe d'hommes qui courent se terrer. Ils s'effacent un à un, absorbés par les trous de fourmis semés là. […]Un bruit diabolique nous entoure. On a l'impression inouïe d'un accroissement continu, d'une multiplication incessante de la fureur universelle. Une tempête de battements rauques et sourds, de clameurs furibondes, de cris perçants de bêtes s'acharne sur la terre toute couverte de loques de fumée, et où nous sommes enterrés jusqu'au cou, et que le vent des obus semble pousser et faire tanguer » (chapitre 19).
Puis vient l'assaut, la manoeuvre la plus odieuse imaginée par les bellicistes, puisqu'il s'agit de lancer des centaines d'hommes contre la murailles des fusils et des mitraillettes, en espérant qu'un pourcentage significatif (mais toujours faible) en sorte indemne et parvienne à conquérir une position qui, généralement sera perdue dans les jours qui viennent, au terme de la même boucherie.
« Chacun sait qu'il va apporter sa tête, sa poitrine, son ventre, son corps tout entier, tout nu, aux fusils braqués d'avance, aux obus, aux grenades accumulées et prêtes, et surtout à la méthodique et presque infaillible mitrailleuse – à tout ce qui attend et se tait effroyablement là-bas – avant de trouver les autres soldats qu'il faudra tuer. Ils ne sont pas insouciants de leur vie comme des bandits, aveuglés de colère comme des sauvages. Malgré la propagande dont on les travaille, ils ne sont pas excités. Ils sont au-dessus de tout emportement instinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matériellement, ni moralement. C'est en pleine conscience, comme en pleine force et en pleine santé, qu'ils se massent là, pour se jeter une fois de plus dans cette espèce de rôle de fou imposé à tout homme par la folie du genre humain. On voit ce qu'il y a de songe et de peur, et d'adieu dans leur silence, leur immobilité, dans le masque de calme qui leur étreint surhumainement le visage. Ce ne sont pas le genre de héros qu'on croit, mais leur sacrifice a plus de valeur que ceux qui ne les ont pas vus ne seront jamais capables de le comprendre [..] Brusquement, devant nous, sur toute la largeur de la descente, de sombres flammes s'élancent en frappant l'air de détonations épouvantables. En ligne, de gauche à droite, des fusants sortent du ciel, des explosifs sortent de la terre. C'est un effroyable rideau qui nous sépare du monde, nous sépare du passé et de l'avenir. On s'arrête, plantés au sol, stupéfiés par la nuée soudaine qui tonne de toutes parts ; puis un effort simultané soulève notre masse et la rejette en avant, très vite. On trébuche, on se retient les uns aux autres, dans de grands flots de fumée. On voit, avec de stridents fracas et des cyclones de terre pulvérisée, vers le fond, où nous nous précipitons pêle-mêle, s'ouvrir des cratères, çà et là, à côté les uns des autres, les uns dans les autres. Puis on ne sait plus où tombent les décharges. Des rafales se déchaînent si monstrueusement retentissantes qu'on se sent annihilé par le seul bruit de ces averses de tonnerre, de ces grandes étoiles de débris qui se forment en l'air. On voit, on sent passer près de sa tête des éclats avec leur cri de fer rouge dans l'eau. À un coup, je lâche mon fusil, tellement le souffle d'une explosion m'a brûlé les mains. Je le ramasse en chancelant et repars tête baissée dans la tempête à lueurs fauves, dans la pluie écrasante des laves, cinglé par des jets de poussier et de suie. Les stridences des éclats qui passent vous font mal aux oreilles, vous frappent sur la nuque, vous traversent les tempes, et on ne peut retenir un cri lorsqu'on les subit. On a le cœur soulevé, tordu par l'odeur soufrée. Les souffles de la mort nous poussent, nous soulèvent, nous balancent. On bondit ; on ne sait pas où on marche. Les yeux clignent, s'aveuglent et pleurent. Devant nous, la vue est obstruée par une avalanche fulgurante, qui tient toute la place. C'est le barrage. Il faut passer dans ce tourbillon de flammes et ces horribles nuées verticales. On passe. On est passé, au hasard ; j'ai vu, çà et là, des formes tournoyer, s'enlever et se coucher, éclairées d'un brusque reflet d'au-delà. J'ai entrevu des faces étranges qui poussaient des espèces de cris, qu'on apercevait sans les entendre dans l'anéantissement du vacarme. Un brasier avec d'immenses et furieuses masses rouges et noires tombait autour de moi, creusant la terre, l'ôtant de dessous mes pieds, et me jetant de côté comme un jouet rebondissant. Je me rappelle avoir enjambé un cadavre qui brûlait, tout noir, avec une nappe de sang vermeil qui grésillait sur lui, et je me souviens aussi que les pans de la capote qui se déplaçait près de moi avaient pris feu et laissaient un sillon de fumée. À notre droite, tout au long du boyau 97, on avait le regard attiré et ébloui par une file d'illuminations affreuses, serrées l'une contre l'autre comme des hommes » (chapitre 20).
Il n'y a rien d'héroïque dans cette course à la mort. Rien de ce panache qu'ont décrit les états-majors et les citations à l'ordre de l'armée. Il n'y a qu'une absurde ruée, une espèce de machiavélique loterie dont les gagnants sont immanquablement aussi les perdants, meurtris, dans leurs corps parfois, dans leur esprit toujours. Et c’est précisément ce dernier point, la meurtrissure des esprits et le doute, que décrit le chapitre final.
Son titre « L’aube » a un double sens. D’une part le sens usuel, le lever du soleil, car il débute par la vision du spectacle qu’avait caché la nuit : de l’eau, des corps, des hommes qui errent ; le spectacle lunaire d’une terre dévastée par l’homme. D’autre part en tant qu’éveil des consciences et promesse de jours nouveaux, d’une société d’égalité et de justice dont la guerre serait bannie. Mais ni Barbusse, ni ses amis, ne pouvaient supposer que cette guerre ne sera pas « la der des der », que le génocide arménien est en train de se dérouler, que quelques années plus tard aura lieu un nouveau massacre des innocents, la Shoah, la deuxième guerre mondiale, les guerres postcoloniales, les guerres israélo-palestiniennes, les guerres des coalitions occidentales, le génocide des tutsis rwandais, etc. Ils n’ont que la vision floue de ce qui pourrait être et dont on sait qu’il ne sera pas encore. Une terrible espérance, dite avec des mots simples, une lucidité effroyables qui émerge de la boue :
" « Dans la trêve désolée de cette matinée, ces hommes qui avaient été tenaillés par la fatigue, fouettés par la pluie, bouleversés par toute une nuit de tonnerre, ces rescapés des volcans et de l'inondation entrevoyaient a quel point la guerre, aussi hideuse au moral qu'au physique, non seulement viole le bon sens, avilit les grandes idées, commande tous les crimes – mais ils se rappelaient combien elle avait développé en eux et autour d'eux tous les mauvais instincts sans en excepter un seul : la méchanceté jusqu'au sadisme, l'égoïsme jusqu'à la férocité, le besoin de jouir jusqu'à la folie. Ils se figurent tout cela devant leurs yeux comme tout à l'heure ils se sont figurés confusément leur misère. Ils sont bondés d'une malédiction qui essaye de se livrer passage et d'éclore en paroles. Ils en geignent ; ils en vagissent. On dirait qu'ils font effort pour sortir de l'erreur et de l'ignorance qui les souillent autant que la boue, et qu'ils veulent enfin savoir pourquoi ils sont châtiés [...] Et un soldat ose ajouter cette phrase, qu'il commence pourtant à voix presque basse : " Si la guerre actuelle a fait avancer le progrès d'un pas, ses malheurs et ses tueries compteront pour peu." Et tandis que nous nous apprêtons à rejoindre les autres, pour recommencer la guerre, le ciel noir, bouché d'orage, s'ouvre doucement au-dessus de nos têtes. Entre deux masses de nuées ténébreuses, un éclair tranquille en sort, et cette ligne de lumière, si resserrée, si endeuillée, si pauvre, qu'elle a l'air pensante, apporte tout de même la preuve que le soleil existe " (chapitre 29).
Magnifique !
«Je me soulève à demi comme sur un champ de bataille. Je contemple encore une fois ces créatures qui ont roulé ici l'une sur l'autre parmi les régions et les événements. Je les regarde tous, enfoncés dans le gouffre d'inertie et d'oubli, au bord duquel quelques-uns semblent se cramponner encore, avec leurs préoccupations pitoyables, avec leurs instincts d'enfants et leur ignorance d'esclaves. L'ivresse du sommeil me gagne. Mais je me rappelle ce qu'ils ont fait et ce qu'ils feront. Et devant cette profonde vision de pauvre nuit humaine qui remplit cette caverne sous son linceul de ténèbres, je rêve à je ne sais quelle grande lumière. » (chapitre 14).
Déjà en 1915 il n’y a plus rien de la fougue guerrière d’août 1914. Il reste une confiance, non pas inébranlable mais non interrogée, dans les officiers supérieurs, une lassitude qui exprime quelque chose comme « puisqu’il faut en passer là ! » soutenue par l’idée que la guerre finira bien un jour. Les permissionnaires reviennent au front avec un dégoût profond des embusqués et des profiteurs « de l’arrière » ou avec le souvenir fugace d’un oasis familial (cf. le très beau chapitre 8). Mais dans cette abrutissante uniformité des destins, existent aussi les individualités de chacun des hommes, de chacun des amis de Barbusse, chacun différent dans sa manière de parler, de penser, de croire, d’espérer, de se révolter ou même d’aimer, comme dans le remarquable chapitre 16. Cette irruption de l’homme au milieu des soldats est sans doute ce qui fait une partie de la grandeur de cette œuvre.
Mais les chose deviennent plus dramatiques quand la relative torpeur de l'attente fait place à l'offensive. Et tout commence par ce que les stratèges appellent « une préparation d’artillerie », un bombardement dont les soldats terrés ne savent pas très bien ni d’où il vient ni qui il vise :
« Enfouis dans nos trous jusqu'au menton, appuyés de la poitrine sur la terre dont l'énormité nous protège, on regarde se développer le drame éblouissant et profond. Le bombardement redouble. Sur la crête, les arbres lumineux sont devenus, dans les blêmeurs de l'aube, des espèces de parachutes vaporeux, des méduses pâles avec un point de feu : puis, plus précisément dessinés à mesure que le jour se diffuse, des panaches de plumes de fumée : des plumes d'autruche blanches et grises qui naissent soudain sur le sol brouillé et lugubre de la cote 119, à cinq ou six cents mètres devant nous, puis, lentement, s'évanouissent. C'est vraiment la colonne de feu et la colonne de nuée qui tourbillonnent ensemble et tonnent à la fois. À ce moment, on voit, sur le flanc de la colline, un groupe d'hommes qui courent se terrer. Ils s'effacent un à un, absorbés par les trous de fourmis semés là. […]Un bruit diabolique nous entoure. On a l'impression inouïe d'un accroissement continu, d'une multiplication incessante de la fureur universelle. Une tempête de battements rauques et sourds, de clameurs furibondes, de cris perçants de bêtes s'acharne sur la terre toute couverte de loques de fumée, et où nous sommes enterrés jusqu'au cou, et que le vent des obus semble pousser et faire tanguer » (chapitre 19).
Puis vient l'assaut, la manoeuvre la plus odieuse imaginée par les bellicistes, puisqu'il s'agit de lancer des centaines d'hommes contre la murailles des fusils et des mitraillettes, en espérant qu'un pourcentage significatif (mais toujours faible) en sorte indemne et parvienne à conquérir une position qui, généralement sera perdue dans les jours qui viennent, au terme de la même boucherie.
« Chacun sait qu'il va apporter sa tête, sa poitrine, son ventre, son corps tout entier, tout nu, aux fusils braqués d'avance, aux obus, aux grenades accumulées et prêtes, et surtout à la méthodique et presque infaillible mitrailleuse – à tout ce qui attend et se tait effroyablement là-bas – avant de trouver les autres soldats qu'il faudra tuer. Ils ne sont pas insouciants de leur vie comme des bandits, aveuglés de colère comme des sauvages. Malgré la propagande dont on les travaille, ils ne sont pas excités. Ils sont au-dessus de tout emportement instinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matériellement, ni moralement. C'est en pleine conscience, comme en pleine force et en pleine santé, qu'ils se massent là, pour se jeter une fois de plus dans cette espèce de rôle de fou imposé à tout homme par la folie du genre humain. On voit ce qu'il y a de songe et de peur, et d'adieu dans leur silence, leur immobilité, dans le masque de calme qui leur étreint surhumainement le visage. Ce ne sont pas le genre de héros qu'on croit, mais leur sacrifice a plus de valeur que ceux qui ne les ont pas vus ne seront jamais capables de le comprendre [..] Brusquement, devant nous, sur toute la largeur de la descente, de sombres flammes s'élancent en frappant l'air de détonations épouvantables. En ligne, de gauche à droite, des fusants sortent du ciel, des explosifs sortent de la terre. C'est un effroyable rideau qui nous sépare du monde, nous sépare du passé et de l'avenir. On s'arrête, plantés au sol, stupéfiés par la nuée soudaine qui tonne de toutes parts ; puis un effort simultané soulève notre masse et la rejette en avant, très vite. On trébuche, on se retient les uns aux autres, dans de grands flots de fumée. On voit, avec de stridents fracas et des cyclones de terre pulvérisée, vers le fond, où nous nous précipitons pêle-mêle, s'ouvrir des cratères, çà et là, à côté les uns des autres, les uns dans les autres. Puis on ne sait plus où tombent les décharges. Des rafales se déchaînent si monstrueusement retentissantes qu'on se sent annihilé par le seul bruit de ces averses de tonnerre, de ces grandes étoiles de débris qui se forment en l'air. On voit, on sent passer près de sa tête des éclats avec leur cri de fer rouge dans l'eau. À un coup, je lâche mon fusil, tellement le souffle d'une explosion m'a brûlé les mains. Je le ramasse en chancelant et repars tête baissée dans la tempête à lueurs fauves, dans la pluie écrasante des laves, cinglé par des jets de poussier et de suie. Les stridences des éclats qui passent vous font mal aux oreilles, vous frappent sur la nuque, vous traversent les tempes, et on ne peut retenir un cri lorsqu'on les subit. On a le cœur soulevé, tordu par l'odeur soufrée. Les souffles de la mort nous poussent, nous soulèvent, nous balancent. On bondit ; on ne sait pas où on marche. Les yeux clignent, s'aveuglent et pleurent. Devant nous, la vue est obstruée par une avalanche fulgurante, qui tient toute la place. C'est le barrage. Il faut passer dans ce tourbillon de flammes et ces horribles nuées verticales. On passe. On est passé, au hasard ; j'ai vu, çà et là, des formes tournoyer, s'enlever et se coucher, éclairées d'un brusque reflet d'au-delà. J'ai entrevu des faces étranges qui poussaient des espèces de cris, qu'on apercevait sans les entendre dans l'anéantissement du vacarme. Un brasier avec d'immenses et furieuses masses rouges et noires tombait autour de moi, creusant la terre, l'ôtant de dessous mes pieds, et me jetant de côté comme un jouet rebondissant. Je me rappelle avoir enjambé un cadavre qui brûlait, tout noir, avec une nappe de sang vermeil qui grésillait sur lui, et je me souviens aussi que les pans de la capote qui se déplaçait près de moi avaient pris feu et laissaient un sillon de fumée. À notre droite, tout au long du boyau 97, on avait le regard attiré et ébloui par une file d'illuminations affreuses, serrées l'une contre l'autre comme des hommes » (chapitre 20).
Il n'y a rien d'héroïque dans cette course à la mort. Rien de ce panache qu'ont décrit les états-majors et les citations à l'ordre de l'armée. Il n'y a qu'une absurde ruée, une espèce de machiavélique loterie dont les gagnants sont immanquablement aussi les perdants, meurtris, dans leurs corps parfois, dans leur esprit toujours. Et c’est précisément ce dernier point, la meurtrissure des esprits et le doute, que décrit le chapitre final.
Son titre « L’aube » a un double sens. D’une part le sens usuel, le lever du soleil, car il débute par la vision du spectacle qu’avait caché la nuit : de l’eau, des corps, des hommes qui errent ; le spectacle lunaire d’une terre dévastée par l’homme. D’autre part en tant qu’éveil des consciences et promesse de jours nouveaux, d’une société d’égalité et de justice dont la guerre serait bannie. Mais ni Barbusse, ni ses amis, ne pouvaient supposer que cette guerre ne sera pas « la der des der », que le génocide arménien est en train de se dérouler, que quelques années plus tard aura lieu un nouveau massacre des innocents, la Shoah, la deuxième guerre mondiale, les guerres postcoloniales, les guerres israélo-palestiniennes, les guerres des coalitions occidentales, le génocide des tutsis rwandais, etc. Ils n’ont que la vision floue de ce qui pourrait être et dont on sait qu’il ne sera pas encore. Une terrible espérance, dite avec des mots simples, une lucidité effroyables qui émerge de la boue :
" « Dans la trêve désolée de cette matinée, ces hommes qui avaient été tenaillés par la fatigue, fouettés par la pluie, bouleversés par toute une nuit de tonnerre, ces rescapés des volcans et de l'inondation entrevoyaient a quel point la guerre, aussi hideuse au moral qu'au physique, non seulement viole le bon sens, avilit les grandes idées, commande tous les crimes – mais ils se rappelaient combien elle avait développé en eux et autour d'eux tous les mauvais instincts sans en excepter un seul : la méchanceté jusqu'au sadisme, l'égoïsme jusqu'à la férocité, le besoin de jouir jusqu'à la folie. Ils se figurent tout cela devant leurs yeux comme tout à l'heure ils se sont figurés confusément leur misère. Ils sont bondés d'une malédiction qui essaye de se livrer passage et d'éclore en paroles. Ils en geignent ; ils en vagissent. On dirait qu'ils font effort pour sortir de l'erreur et de l'ignorance qui les souillent autant que la boue, et qu'ils veulent enfin savoir pourquoi ils sont châtiés [...] Et un soldat ose ajouter cette phrase, qu'il commence pourtant à voix presque basse : " Si la guerre actuelle a fait avancer le progrès d'un pas, ses malheurs et ses tueries compteront pour peu." Et tandis que nous nous apprêtons à rejoindre les autres, pour recommencer la guerre, le ciel noir, bouché d'orage, s'ouvre doucement au-dessus de nos têtes. Entre deux masses de nuées ténébreuses, un éclair tranquille en sort, et cette ligne de lumière, si resserrée, si endeuillée, si pauvre, qu'elle a l'air pensante, apporte tout de même la preuve que le soleil existe " (chapitre 29).
Magnifique !
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