L'édition de référence de cet article est : "Thomas de Quincey, Les Derniers jours d'Emmanuel Kant, Ombres (1986), Toulouse. Traduction de Marcel Schwob". Une édition électronique est disponible ici.
Le titre est explicite. Il raconte les derniers mois de la vie du philosophe Emmanuel Kant (22 avril 1724-12 février 1804).
Thomas de Quincey. Source de l'illustration |
De Quincey n'a jamais rencontré Kant. Il s'est inspiré, dit-il, d'une quinzaine de témoignages qui ont été publiés à Koenigsberg et principalement de celui d'un disciple de Kant, Wasianski. Si on veut avoir une idée générale de l'ouvrage, il ne faut absolument pas aller voir ce qu'en dit Wikipédia (je cite) : "[L'intervention de De Quincey] est reconnaissable par son humour et son irrévérence à l'égard du philosophe. D'où le charme de ce livre et la place importante qu'il occupe dans l'œuvre de De Quincey".
Or, dans ce livre il y a peu d'humour au sens propre du terme. C'est un livre assez triste quand on sait qui a été Kant mais doté d'une indéniable élégance d'écriture. Et surtout, il n'y a aucune irrévérence à l'égard de Kant. Tout au contraire. À moins que l'auteur de cette indigente note ne confonde "irrévérence" et "authenticité". Quant à dire de ce livre qu'il est "charmant", alors qu'il raconte avec véracité la décrépitude et la mort d'un homme ! Enfin, en ce qui concerne "la place importante [que le livre] occupe dans l'oeuvre de De Quincey" je note qu'il n'est pas signalé dans la liste des oeuvres importantes de De Quincey dans la version anglaise de Wikipédia. Fermons la parenthèse.
Thomas de Quincey (1785-1859) est un écrivain anglais très original qui s'est adonné à l'opium pendant quasiment toute sa vie. J'ignore comment et pourquoi il s'est intéressé à Kant et j'ignore aussi s'il a lu l'oeuvre de Kant. Cela importe peu d'ailleurs, car il n'y a pas une ligne dans ce livre sur le système philosophique kantien et il n'est absolument pas nécessaire d'avoir lu le philosophe pour apprécier l'ouvrage.
Ou, plus exactement : si on n'a pas lu Kant (auteur extraordinairement difficile et profond) on lira le détail de la dégénérescence des facultés intellectuelles et physique d'un homme de 80 ans, récit qui pourrait concerner n'importe quel homme de cet âge. Si on a lu Kant le livre de De Quincey présente un intérêt supplémentaire, car il apporte un éclairage sur des aspects du personnage que la lecture de son oeuvre ne laisse pas supposer.
De Quincy adopte une structuration particulière du récit. Dans une première partie, il rappelle à grands traits la carrière de Kant. Dans la suite du livre, il est censé laisser la place à la plume du disciple de Kant, Wasianski. En fait, ce qu'il conserve de Wasianski, ce sont les faits bruts mais leur transcription, dans un style à la fois direct et plein de réserve révérencieuse, est de sa main.
L'oeuvre de Kant, et en particulier son oeuvre maîtresse Critique de la Raison Pure, est extrêmement aride. C'est un exposé systématique de la philosophie transcendantale (je simplifie) qui ne laisse aucune place à la légèreté. Or ce que l'on découvre c'est que Kant n'était pas un ermite reclus dans Koenigsberg, mais un hôte attentif qui aimait à réunir ses amis lors de repas animés :
"Il n’y avait point d’ami de Kant qui ne considérât le jour où il devait dîner avec lui comme un jour de fête. Sans se donner un air d’instructeur, Kant l’était réellement au plus haut degré. Tout l’entretien était arrosé du débordement de son intelligence, déversée naturellement et sans affectation sur tous les sujets à mesure que les hasards de la conversation les suggéraient ; et le temps s’envolait rapidement d’une heure à quatre, cinq et même plus tard, en grands profits et délices. Kant ne tolérait point “d’accalmie” : c’était le nom qu’il donnait aux pauses momentanées de la conversation quand son animation languit. Il devinait toujours quelque moyen pour réattiser l’intérêt. En quoi il était fort aidé par le tact avec lequel il tirait de chaque convive ses goûts spéciaux ou la nature particulière de ses études, choses sur lesquelles il était toujours préparé, quelles qu’elles fussent, à parler avec compétence et avec l’intérêt d’un observateur original. [...] Son style de conversation était familier au plus haut point et dépourvu de toute scholastique, si bien qu’un étranger qui aurait connu ses œuvres, non sa personne, aurait trouvé difficile de croire que, dans ce charmant et délicieux compagnon, il voyait le profond auteur de la Philosophie transcendantale".
Et plus loin :
"C’était peut-être, pour entretenir cette aimable cordialité qu’il se montrait artiste dans la composition de ses dîners ; il y avait deux règles qu’il y observait manifestement et auxquelles je ne le vis jamais manquer : la première était que la société fût mélangée, ceci pour donner suffisante variété à la conversation, et en conséquence ses invités présentaient toute la variété que pouvait offrir le monde de Kœnigsberg. Tous les genres de vie étaient représentés, fonctionnaires, professeurs, médecins, ecclésiastiques et négociants éclairés. La seconde règle était d’avoir une juste proportion de jeunes gens, quelquefois très jeunes, choisis parmi les étudiants de l’Université afin de donner quelque mouvement de gaieté et de juvénilité à la causerie".
On découvre aussi à quel point la popularité de Kant était grande à Koenisberg, et dans toute la Prusse, et on s'en rend compte à deux occasions :
D'une part lorsque Kant, que la maladie tenait reclus dans sa maison depuis plusieurs mois, accepte un jour de faire une promenade en calèche :
"En cette occasion, j’avais évité à dessein de l’emmener dans un jardin public afin de ne point troubler son plaisir en l’exposant à la désagréable curiosité des regards de la foule. Cependant, on sut à Kœnigsberg que Kant était sorti ; et comme la voiture traversait les rues pour rentrer à la maison, il y eut une ruée de gens de tous les quartiers vers cette direction. Quand la voiture pénétra dans la rue où était sa maison, nous la trouvâmes entièrement encombrée par le peuple. Comme nous nous approchions lentement de la porte, il se fit deux haies dans la foule entre lesquelles nous fîmes passer Kant, moi et mon ami lui donnant le bras. Je remarquai dans cette foule les visages de beaucoup de personnes de rang et d’étrangers distingués : quelques-uns voyaient maintenant Kant pour la première fois et beaucoup d’autres pour la dernière"
D'autre part le jour de ses obsèques :
"Le 28 février, à deux heures de l’après-midi, tous les dignitaires de l’Église et de l’État en résidence à Kœnigsberg ou venant des parties les plus éloignées de la Prusse s’assemblèrent à la chapelle du château ; de là ils furent escortés par le corps entier de l’Université en robe d’apparat et par beaucoup d’officiers supérieurs qui avaient toujours eu beaucoup d’affection pour Kant, jusqu’à la maison du professeur mort. Le corps fut levé à la lumière des torches, tandis que les cloches de toutes les églises de Kœnigsberg sonnaient le glas, puis porté à la cathédrale, éclairée par d’innombrables cierges. Un prodigieux cortège suivait à pied. A la cathédrale, après l’ordinaire rite funéraire accompagné de toutes les expressions possibles de vénération nationale pour le mort, il y eut un grand service musical très admirablement exécuté, puis les restes mortels de Kant furent descendus dans la crypte académique, et là maintenant il repose parmi les patriarches de l'Université".
Kant était un génie et il a eu les obsèques officielles qui lui étaient dues. Comment ne pas se souvenir qu'environ dix ans auparavant, un autre génie Wolfgang Amadeus Mozart est mort dans l'anonymat d'une fosse commune !
Pendant le dernier mois de sa vie Kant était quasiment aveugle, s'exprimait avec difficulté et avait perdu la vivacité d'esprit qui lui était coutumière. Son agonie est décrite avec une précision médicale que l'on a reprochée à De Quincey et à Wasianski.
De Quincey s'en explique ainsi : "Je ne saurais trop comment excuser M. Wasianski de s’être agenouillé au chevet de son ami mourant pour noter, avec l’exactitude d’un reporter sténographe, la dernière palpitation du pouls de Kant et les luttes de la nature se débattant dans l’agonie, sinon par la supposition que la conception idéalisée qu’il avait de Kant comme d’un homme appartenant à la postérité, semblait en son esprit surpasser et étouffer les restrictions ordinaires de la sensibilité humaine, et que sous cette impression il accomplit par un sens de devoir public ce que sans doute il aurait bien volontiers refusé de faire, s’il se fût abandonné à ses affections privées".
De Quincey considérait que jamais aucun esprit humain n'a atteint le niveau d'intelligence qui a été celui de Kant. Mais cette intelligence n'est qu' humaine et sans doute est-ce ce qu'a voulu signifier Kant, quand il a balbutié ce qui seront ses derniers mots : " C'est assez".
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