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mardi 14 août 2018

DEUX MYTHES QUI SOUTIENNENT LES LOIS

Il y a en philosophie des questions qui sont rémanentes : par exemple celle qui a été transcrite de diverses manières par beaucoup de philosophes de toutes les époques (de Platon à Michel Foucault entre autres) : « De quel droit dit-on le Droit ? ».



Une réponse intuitive

La question semble appeler une réponse intuitive : le Droit, c’est-à-dire la Constitution des États, les lois, décrets, etc. existent pour indiquer aux citoyens ce qu’ils peuvent légitimement faire ou ne pas faire. Tout ce corpus s’accompagne d’un appareil juridique, réputé indépendant, habilité à infliger des peines. Et toute cette mécanique a pour but de protéger les citoyens contre les dommages que chacun peut causer à l’autre. Notons que tout cela s’applique au droit national. Pour ce qui est des relations entre les États, en plus particulièrement de la légitimité des guerres et des moyens utilisés à cette fin, aucune avancée éthique significative n’a été observée au fil des siècles malgré les divers traité de paix, la création de la Société des Nations, puis de l’ONU.

Mais cette réponse suscite elle-même deux autres questions : 

Pourquoi doit-on protéger l’homme contre l’homme ?
Pourquoi les hommes acceptent-ils d’abdiquer une partie de leur libre arbitre pour se soumettre aux lois ?

Nous pensons que le consensus qui existe (en Occident) sur ces deux questions (d’une part qu’il faut protéger l’homme contre l’homme, d’autre part qu’il faut se soumettre aux lois)  est soutenu, d’un point de vue philosophique et non pratique, par deux mythes sur lesquels nous reviendrons. Mais auparavant, revenons sur ce qui est dit plus haut « d’un point de vue philosophique et non pratique ». Cette précision vise à lever toute équivoque sur un possible nihilisme de ce texte. Nous estimons que les lois sont nécessaires, que l’appareil juridique est un fondement de la démocratie et que la démocratie, malgré toutes ses déviances et ses périls, est le meilleur système qu’a trouvé l’homme pour vivre le plus harmonieusement possible avec ses semblables et avec ceux qui gouvernent. Il ne s’agit donc pas d’une question « pratique », car mettre en évidence les mythes ne signifie nullement trouver un moyen pour abolir les lois. Il s’agit d’une question philosophique car les philosophes ont toujours cherché « le pourquoi du pourquoi ». 
Lorsque je parle de mythes, je ne fais pas référence à une mythologie. J’emploie ce mot dans le sens d’une explication théorique, non historiquement fondée.

Le mythe de l’état de nature

« L’état de nature » est une situation hypothétique très ancienne, qui aurait précédé l’organisation du monde en états politiquement organisés. Il s’oppose à « l’état civil » et à « l’état de droit ». Il s’agit d’un concept relativement moderne, puisqu’il a été essentiellement développé à partir du XVIIème siècle (Hobbes, Locke, Rousseau, en particulier).
Dans cet état de nature, l’homme avait des besoins strictement naturels : se nourrir, se chauffer, se protéger des prédateurs, etc. Mais n’étant soumis à aucune contrainte autre que les limites de ses propres capacités (ruse, force physique, imagination, etc.) rien ne lui est interdit. Pour arriver à ses fins il peut user de tous les moyens qui sont en sa possession.

Gravure de Dürer

Mais les trois penseurs que nous avons cités plus haut ont abordé l’état de nature de manière différente :

Pour Hobbes, l’homme est « naturellement » un loup pour l’homme et se relations avec ses semblables constituent un état de guerre permanent. On n’est pas très loin du conatus spinoziste qui justifie que les gros poissons mangent les petits !
Locke a une vision moins pessimiste. L’homme n’est pas « naturellement » mauvais mais, dans l’état de nature, c’est essentiellement l’avidité de posséder toujours plus (essentiellement en termes de territoire) qui le pervertit.
Rousseau a une position particulière. Il estime que, dans l’état de nature, l’homme est mû par deux pulsions : d’une part le besoin de subsister, qui peut le pousser à tous les excès ; mais aussi un sentiment tout aussi « naturel » de pitié. Pour Rousseau, l’état de nature est une lutte entre ces deux pulsions. La pitié n’est pas un sentiment moral (car pour Rousseau la morale ne s’acquiert qu’en société) mais une faculté qui fait que chacun répugne à voir un autre homme souffrir. Il n’est donc pas exact de dire (comme on le lit parfois) que Rousseau pense que l’homme est naturellement « bon » car le « bon » et le « mauvais » sont des concepts moraux.

Si nous disons que cet état de nature est un mythe c’est qu’il est scientifiquement prouvé que l’homme strictement individuel et isolé n’a jamais existé, n’existe pas et n’existera jamais. On doit admettre, avec Aristote, que l’homme est un animal politique, et que s’il y a quelque chose de « naturel » chez lui (et qui lui vient essentiellement du langage et de la conscience de soi) c’est le besoin (et le désir ?) de vivre avec certains de ces semblables. Les trouvailles paléontologiques et archéologiques modernes ont montré que les premiers hommes vivaient en petits groupes, qu’ils étaient capables de « grandes chasses » (ce qui suppose une organisation), etc. Ces données étaient évidemment inconnues au XVIIème siècle mais le simple bon sens devait permettre d’être certain que l’état de nature n’était qu’un mythe. Il n’y a pas d’exemple dans la nature de fonctions naturelles qui ne soient pas exploitées. Or, nous l’avons dit plus haut, le langage et la conscience de soi sont des éléments sociaux. Que cette sociabilité ait été bienveillante ou hostile (pouvant aller jusqu’au cannibalisme) est un autre problème qui dépend certainement de la pression de l’environnement (abondance ou pénurie de ressources). Nous pensons donc que aucun des philosophes adeptes de l’état de nature n’a cru à sa véracité historique. Dans ces conditions, pourquoi utiliser ce mythe ? Parce qu’il est « la porte d’entrée » de l’état civil, des sociétés organisées et policées, de l’irruption du Droit sur le terrain de jeu des hommes. Il fallait en quelque sorte présenter une « face sombre » et inacceptable pour soutenir la « servitude volontaire » que constituent les règles de la vie sociale.
Michel Foucault a résumé ce point de vue de manière lapidaire dans son ouvrage « Surveiller et punir » : « Pour faire fonctionner selon la pure théorie les droits et les lois, les juristes se mettaient imaginairement dans l’état de nature ; pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l’état de peste ». Notons que dans ce contexte le verbe « rêver » ne signifie pas « espérer » mais « construire un songe, un mythe ».

Le mythe du contrat social

Force est de constater que, hormis des périodes de crises graves et sanglantes, la plupart des peuples vivent dans des États qui disposent d’un arsenal juridique.  Attention ! Nous ne disons pas que ces peuples vivent dans un « état de droit » qui exclut l’arbitraire et les persécutions. Mais en général, même les pires régimes totalitaires se dotent d’un simulacre de justice lorsqu’ils ne sont pas dans un état de guerre civile ou internationale. Après avoir imaginé un état de nature, il a bien fallu expliquer pourquoi il n’existe plus. D’où la nécessité d’un autre mythe, « le contrat social ».
Les théories du contrat supposent qu’à un moment donné les peuples lassés de la « loi de la jungle », ou frappés d’un éclair de raison, décident en commun et de leur plein gré de se doter de règles leur permettant de vivre pacifiquement. C’est le passage de l’humain individuel à l’humain social et « civilisé ».
Comme pour l’état de nature, il existe plusieurs versions du contrat social. Nous nous contenterons de commenter celle qui nous semble emblématique : la conception qu’en a eu Rousseau.



« « Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme. »
Du Contrat social ou Principes du droit politique ; Livre Premier, Chapitre VIII5.

Le contrat social de Rousseau relève quasiment du miracle : l’homme découvre la moralité, il substitue la justice à l’instinct, il entend « la voix du devoir », il cesse de ne regarder que lui-même, il consulte sa raison, etc.

Au chapitre VI du « Contrat social » Rousseau est plus précis sur les causes de ce bouleversement.  Il suppose que l’homme est arrivé, dans l’état de nature, à un point qui ne permet plus sa survie. Alors se serait produit une « convention première », unanimement acceptée, permettant une organisation nouvelle des hommes. Notons d’ailleurs que Rousseau reste réservé sur les conséquences de cette convention puisqu’il écrit « si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti ». réserve qui annonce la seconde partie du « Contrat social » dans laquelle il compare les différents régimes.
Le contrat social de Rousseau est évidemment un mythe. Historiquement il n’a aucun fondement. Philosophiquement, on ne comprend pas comment des causes extérieures ont pu faire émerger la moralité. Il s’agirait en fait de « changer l’homme », comme ont prétendu le faire, avec les résultats que l’on connaît, les régimes communistes. Sur ce point Rousseau s’écarte irrémédiablement de Kant qui a prôné avec lucidité la séparation stricte de la moralité et de la politique.

De quel droit dit-on le Droit ?

Notre vision personnelle, non mythique, est (nous l’avons déjà dit) que l’homme a toujours été un animal politique. Dans les premiers temps de son histoire il a évolué dans des groupes de petite dimension qui se sont ensuite agrégées en peuplades plus importantes. Dès le début de son histoire sociale (et nous pensons que l’homme n’a pas eu d’autre Histoire que sociale) ont existé des règles tacites. Beaucoup plus tard est apparu ce que nous appelons l’Histoire et dont nous ne connaissons que les balbutiements. La création des États « modernes » et du Droit qui existaient déjà dans la Grèce antique, ne résulte pas d’une convention première mais de concours de circonstances très diverses : guerres, conquêtes, soumission volontaire, etc. L’organisation progressive de ces États juridiquement régulés, loin d’être un chemin parsemé de roses a été un calvaire jonché de massacres, d’injustices et d’égoïsmes.
Et ce calvaire, nous le savons aujourd’hui est loin d’être achevé.






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