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jeudi 13 avril 2017

NOTE DE LECTURE N° 39 : LA DOUBLE MORT DE DON QUICHOTTE


Le dernier chapitre de "Don Quichotte", que Cervantes a intitulé « Comme quoi Don Quichotte tomba malade, du testament qu’il fit, et de sa mort » n'est pas uniquement, à mon avis, la conclusion nécessaire d’une très longue histoire. Je m’en explique ici en commentant ce qui me semble être « la double mort de don Quichotte ».






Pour les citations , mon édition de référence est l’édition de La Pléiade (1949). C'est à cette édition que se réfèrent les numéros de page indiqués dans le texte.

Rappelons que les dernières aventures de don Quichotte ont lieu à Barcelone. C’est tout un symbole. Non pas Barcelone en soi, mais le fait qu’il soit arrivé jusqu’à la mer, un lieu où la terre ferme des aventures se termine. Prémonition d’une fin prochaine. Certes, Cervantes lui réserve encore bien des péripéties en Catalogne (chapitres 61 à 69 de la seconde partie)  mais le fait le plus mémorable et décisif est sa rencontre avec le pseudo-chevalier de La Blanche Lune. Cervantes intitule d’ailleurs ainsi ce chapitre 64 : « Qui traite de l’aventure qui dona le plus d’ennui à Don Quichotte de toutes celles qui lui étaient arrivées jusques alors ». Blanche Lune, pseudo- chevalier errant, n’est autre qu’un voisin de don Quichotte qui, avec d’autres compères, ont imaginé un subterfuge pour l'obliger à retourner dans son village et à y rester suffisamment de temps pour se guérir de sa folie chevaleresque. Défié par Blanche Lune, don Quichotte accepte, s’il est vaincu, de rester un an dans son village. Il est effectivement vaincu, sans être blessé, et, fidèle à sa promesse, rentre chez lui pour une année de pénitence.

Don Quichotte vaincu par Blanche Lune

Or (et nous en venons là au dernier chapitre de l'ouvrage), arrivé chez lui, don Quichotte, toujours en proie à ses fantasmes, est victime de fièvres violentes. Ses amis pensent qu’il s’agit d’un excès de tristesse consécutif à sa défaite, mais son état empire au point que le médecin du village lui dit que « quoi que c’en fût, il pensât au salut de son âme, parce que la santé du corps courait un grand péril […] L’avis du médecin fut que mélancolies et peines le faisaient mourir » (p. 1049).



Don Quichotte demande à rester seul, et plonge dans un sommeil profond semblable à la mort. Sa gouvernante et sa nièce croient d’ailleurs qu’il est mort pendant son sommeil, mais il se réveille au bout de six heures.


Mon interprétation personnelle est que don Quichotte, chevalier errant est effectivement mort pendant son sommeil. C’est ce que j’appelle sa première mort

Car celui qui se réveille, ce n’est pas don Quichotte, c’est Alonso Quixano, dit le Bon, « un gentilhomme de ceux qui ont lance au râtelier, targe antique, roussin maigre et lévrier bon coureur » (p. 33). C’est le gentilhomme oisif, semblable à tant d’autres en cette époque, ni très riche ni très pauvre, un homme bon, que tout le monde aime et qui a retrouvé tout son jugement.

Il n’échappe pas à sa nièce que les premières paroles du « ressuscité » témoignent d’un étrange changement : « Béni soit le Dieu puissant, qui m’a fait tant de bien ! Enfin ses miséricordes n’ont point de limites, elles ne sont point accourcies ni empêchées par les péchés des hommes » (p. 1049).

Celui qui est redevenu Alonso Quixano clarifie d’ailleurs rapidement la situation : « Je possède à cette heure un jugement libre et clair, et qui n’est plus couvert des ombres épaisses de l’ignorance que la lecture triste et continuelle des détestables livres de chevalerie avait mise sur moi. Je reconnais leur extravagance et leurs duperies » (p. 1049).

L’ex-don Quichotte demande à se confesser, fait venir auprès de lui ses amis et son entourage, puis un notaire pour rédiger son testament. Il s’y révèle l’homme bon qu’il a toujours été, en tant que don Quichotte et en tant que Alonso Quixano, avec des legs à Sancho Pança, à sa gouvernante et la donation de tous ses biens à sa nièce sous réserve que, si elle souhaite se marier, ce soit avec un homme dont elle s’assure préalablement qu’il est ignorant des livres de chevalerie !


Don Quichotte dictant son testament au notaire

Il vécut trois jours encore et Cervantes ajoute ce trait psychologiquement mordant « La maison était sens dessus dessous ; mais avec tout cela la nièce ne laissait pas de manger, la gouvernante de boire d’autant et Sancho de se réjouir. Car d’hériter de quelque chose, cela efface ou modère dans l’âme de l’héritier la mémoire de la douleur qu’il est raisonnable que laisse le mort » (p. 1055).

Vint enfin le dernier jour et la mort. Ce que j’appelle la deuxième mort de don Quichotte. La mort véritable d’un homme véritable, et non pas d’un fantasme.


La mort de don Quichotte. Gravure de Gustave Doré

« Ce que voyant le curé, il requit le notaire de lui faire une attestation qu’Alonso Quixano surnommé le Bon, et que l’on appelait communément don Quichotte de la Manche, avait passé de cette vie à l’autre, et était mort de mort naturelle, qu’il requérait un tel témoignage pour ôter toute occasion à des auteurs […] de le ressusciter faussement et d’écrire d’interminables histoires de ses hauts faits » (p. 1053).

La double mort de don Quichotte est effectivement, mais partiellement seulement, justifiée par des motifs stratégiques voulus par Cervantes.


Cervantes

Elle l’est aussi pour des motifs littéraires : le lecteur aurait été frustré par la la mort d’un « fou » qui a reçu tant de moqueries, de brimades et de tromperies sans s’en rendre compte, et qui aurait emporté dans sa tombe la vanité de ses illusions.

Elle l’est enfin pour des motifs plus philosophiques : tout le bien qu’a voulu faire Don Quichotte, en tant que chevalier errant, il l’a fait pour obéir à des règles qui n’émanaient pas de sa volonté propre, mais par obéissance à des lois de chevalerie qui ne peuvent être des impératifs catégoriques, c’est-à-dire des impératifs de moralité universels et nécessaires. Le bien qu’a fait Don Quichotte, il l’a fait en quelque sorte par hasard et par inclination propre. C’est lors de sa deuxième mort qu’il est moralement réhabilité. C’est le meilleur hommage posthume que Cervantes pouvait donner à son héros. 



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