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jeudi 13 avril 2017

NOTE DE LECTURE N° 40 : Â PROPOS D'UN TITRE : "LE NOM DE LA ROSE"

Cet article est une réflexion sur le titre du célèbre roman d'Umberto Eco Le nom de la rose (1980). Ce n'est donc pas une note de lecture, ni un compte-rendu de l'adaptation cinématographique qu'en a fait Jean-Jacques Arnaud en 1986. Tout a déjà été dit sur le roman et sur le film. L'idée de l'article m' a été donnée par la lecture d'un petit ouvrage d'Umberto Ecco publié en 1983 Apostille au Nom de la rose que l'on peut trouver, par exemple, chez Grasset, collection Biblio Essais-Livre de poche (1985). Les citations de cet article sont issues de cette édition. Lorsque je parle de "livre" ou de "roman" il s'agit du "Nom de la rose". L'unique citation de "Apostille au Nom de la rose" est clairement identifiée. Deux remarque pour terminer ce préambule : on ne comprendra pas grand-chose à cet article si l'on n'a pas, au minimum, vu le film. Mais on le comprendra d'autant mieux si on également lu le livre "Le Nom de la rose". Le livre est d'ailleurs, à mon avis, très supérieur au film (lequel reste toutefois un bon film si on évite toute comparaison avec sa source).
Enfin, je voudrais souligner que cet article est également un hommage rendu à Umberto Eco, récemment décédé le 19 février 2016.
source de l'illustration



Le titre du roman est énigmatique. Le plus simple, et le plus prudent, est de lire ce qu'en a dit l'auteur lui même dans Apostille au Nom de la rose (premier chapitre) :


« Depuis que j’ai écrit Le Nom de la rose, je reçois de nombreuses lettres de lecteurs, la plupart pour me demander ce que signifie l’hexamètre latin final et comment il a engendré le titre. Invariablement, je réponds qu’il s’agit d’un vers tiré du De contemptu mundi de Bernard de Morlaix, un bénédictin du XIIe siècle, qui s’est livré à des variations sur [..] l’idée que, bien que toutes les choses disparaissent, nous conservons d’elles de purs noms. […].  L’idée du Nom de la rose me vint quasiment par hasard et elle me plut parce que la rose est une figure symbolique tellement chargée de significations qu’elle finit par n’en avoir plus aucune, ou presque […] Le lecteur était désorienté, il ne pouvait choisir une interprétation ; et même s’il saisissait les possibles lectures nominalistes du vers final, quand justement il arrivait à lui, il avait déjà fait Dieu sait quels autres choix. Un titre doit embrouiller les idées, non les embrigader. »

On apprend ainsi deux choses : d’une part que Umberto Ecco ne donne en fait aucune explication à son titre ; d’autre part qu’il fait référence au vers latin qui conclut le livre : « Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus » qu’il attribue à Bernard de Morlaix. J’avoue humblement que je ne savais pas qui est Bernard de Morlaix : c’est un moine de Cluny du XII° siècle, dont on ne connait rien si ce n’est ses écrits (merci Wikipédia !).

Les vers de Bernard de Morlaix sont en fait les suivants dans son ouvrage   De contemptu mundi :
« Nunc ubi Regulus aut ubi Romulus aut ubi Remus ?
 Stat Roma pristina nomine, nomina nuda tenemus » 

Que l’on peut traduire par :
 « Où est aujourd'hui Régulus et où est Romulus et où est Remus ? 
La Rome des origines n'existe plus que par son nom, et nous n'en conservons plus que des noms vides ».

Pour les latinistes qui, comme moi, ont oublié certaines notions élémentaires de cette langue, je rappelle que nomine  est l’ablatif singulier de nomen (troisième déclinaison). Je le précise car j’ai lu certaines textes où l’on en fait un pseudo-accusatif qui conduit à la traduction inexacte : « Il reste le nom de la Rome antique etc. », ce qui n’est pas la même chose car la notion d’existence est gommée. La Rome antique continue d'exister par son nom. Le nom n’est pas seulement ce qui reste ; c’est aussi ce qui fait que ce que la chose qu’il désigne vit encore même si cette chose a perdu tout le contenu qui faisait son essence.
Ceci dit, Umberto Eco a transformé les vers puisqu’il supprime le premier (Nunc ubi etc.), ce qui se comprend aisément au vu de ce qui suit, et que dans le second vers il remplace Roma (Rome)  par rosa (la rose). Compte-tenu de l’immense érudition de l’auteur il ne s’agit évidemment pas d’une erreur, mais d’une modification volontaire. D’ailleurs, dans Le Nom de la rose, la typographie n’est pas celle d’une citation (je me réfère à l’édition Grasset de 1982).

Donc, pourquoi la rose ? L’auteur précise (cf. plus haut) que l’idée du titre lui est venue « quasiment par hasard ». Mais il ne dit pas qu’elle lui est venue sans raison. Cherchons en une, en excluant la possibilité que Umberto Eco ait simplement voulu embrouiller le lecteur et lui poser une énigme dont lui-même n’avait pas la solution.

La première idée qui vient au lecteur est que la rose fait référence à la jeune fille qui a été le premier et unique amour charnel d’Adso, jeune compagnon de Guillaume de Baskerville (rappelons que « Le Nom de la rose » est censé être écrit par Adso devenu un vieux prêtre proche de la mort).
Cette hypothèse est plausible. Elle est alimentée par les scènes finales du film : les adieux silencieux entre les deux amants (une des scènes les plus émouvantes du film)  et, plus encore, le monologue qui suit. Mais ces scènes n’existent pas dans le livre : la jeune fille est condamnée à être brulée en tant que sorcière et Adso ne la reverra plus après qu’elle ait été emprisonnée. La dernière mention qui en est faite se situe à la fin du chapitre « Cinquième jour – Complies » que Adso conclut en disant : « De l’unique amour terrestre de ma vie je ne savais, et ne sus jamais le nom », phrase qui, par contre, sont les dernières paroles du film.
Mais cette hypothèse ne me semble pas très solide et je pense que c’est à cause de l’adaptation cinématographique de Jean-Jacques Arnaud qu’elle a eu quelque crédit. La jeune fille n’est qu’un personnage très secondaire dans le roman. Elle n’a été pour Adso qu’un péché de jeunesse. En outre, à la fin du roman, lorsqu’Adso raconte en quelques pages son pèlerinage à l’abbaye détruite, et son recueil de morceaux de livres restés intacts, il ne fait aucune allusion à celle dont il n’a jamais connu le nom (alors que dans le film, dans le monologue final, il dit que c’est la seule personne de cette aventure dont il se rappelle avec netteté le visage).

Une autre hypothèse, plus crédible à mes yeux, serait que la rose représente l’Église catholique de cette époque, minée par ses divergences internes, intransigeante arrogante et sans pitié. Le « Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus » pourrait alors être paraphrasé ainsi : l’Église primitive (celle des premiers chrétiens) n’existe plus que par son nom et ce nom ne renferme plus de contenu spirituel. Cette hypothèse trouve plusieurs éléments en sa faveur dans le roman, par exemple l’interrogatoire mené par Bernard Gui (chapitre « Cinquième jour-None »), les tortures infligées par l’Inquisition, l’acharnement contre les ordres dissidents, etc. 
Mais cette hypothèse ne me convainc pas entièrement car l’objet principal du livre n’est absolument une analyse critique et historique de la religión. Certes, la religion sert de toile de fond mais il ne faut pas oublier que « Le Nom de la rose » est principalement ce que nous appelons aujourd’hui « une intrigue policière » : des meurtres aux motifs obscurs, des coupable possibles multiples, un détective (Guillaume de Baskerville) dont le nom renvoie immanquablement à Sherlock Holmes et au roman de Conan Doyle « Le chien des Baskerville ». Je ne dis nullement que le roman d’Umberto Ecco se réduit à cela, mais la trame générale est celle d’un « thriller ». Dans ces conditions, je reste dubitatif sur le fait que l’auteur ait pu donner à son livre un titre qui évoque un thème qu’il n’a pas traité sur le fond.

Une troisième hypothèse, qui est la plus simple, la plus directe et la plus intuitive, est que toute chose et tout être, en ce bas monde disparait, la rose n’étant là, comme le dit Umberto Ecco dans son Apostille que parce qu’elle « est une figure symbolique tellement chargée de significations qu’elle finit par n’en avoir plus aucune, ou presque ». Il s’agirait donc, en quelque sorte, de la même inspiration que La Ballade des dames du temps jadis de François Villon « (« Mais où sont les neiges d’antan »). Hypothèse intuitive car « Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus » conclut le mémoire d’Adso. Il y a raconté des événements anciens dont les protagonistes ont disparu, l’abbaye elle-même a été détruite, son unique amour terrestre a fini sur le bûcher. Seules subsistent de ce temps passé des reliques qu’il va recueillir.

Enfin une quatrième  hypothèse (qui a ma préférence) m’est venue en lisant la magnifique tirade du vieil Adso sentant sa mort proche (p.624 et 625 de l’édition citée plus, c’est-à-dire les deux dernières pages du roman) :

« D’ici peu, je me réunirai avec mon principe, et je ne crois plus que ce soit le Dieu de gloire dont m’avaient parlé les abbés de mon ordre, ou de joie, comme croyaient les minorités d’alors, peut-être pas même de pitié. […] Je m’avancerai bientôt dans ce désert immense, parfaitement plat et incommensurable, où le cœur vraiment pieux succombe, bienheureux. Je m’abîmerai dans la ténèbre divine, en un silence muet et en une union ineffable, et m’abîmant seront perdues toute égalité et toute inégalité, et en cet abîme mon esprit se perdra lui-même, et il ne connaîtra ni l’égal ni l’inégal ni rien d’autre : et seront oubliées toutes les différences, je serai dans le fondement simple, dans le désert silencieux où jamais l’on ne vit de diversité, dans l’intime où personne ne se trouve dans son propre lieu. Je tomberai dans la divinité silencieuse et inhabitée où il n’est ni œuvre ni image. Il fait froid dans le scriptorium, j’ai mal au pouce. Je laisse cet écrit, je ne sais pour qui, je ne sais plus à propos de quoi : stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus».

La rose serait le monde des vivants opposé à ce qu’il appelle « la ténèbre divine » ; notons le singulier, très rare en français mais autorisé, que justifie la suite du texte : la ténèbre est le « fondement le plus simple » où n’existe aucune diversité, donc aucune multitude. « Ni œuvre, ni image ». De ce monde on peut vraiment dire « Stat rosa pristina nomine ». Il nous reste le « nomina nuda », des noms vides dans un esprit qui « se perdra lui-même ». Après notre mort le monde n’existe plus que par son nom et nous ne conservons, dans le désert de la ténèbre divine, que le souvenir fugace et éphémère du nom des choses.

Un argument que j’estime important vient étayer cette hypothèse. L’action du roman se déroule au XIV° siècle et c’est au début de ce siècle que fut condamné pour « erreurs et hérésie » le grand théologien et philosophe allemand Eckhart (1260 environ – 1328). Or, et à ma connaissance ce point n’a jamais été mis en avant, certaines idées d’Eckhart sont proches du discours d’Adso cité plus haut. Je cite ci-dessous un extrait du sermon d’Eckhart intitulé Pourquoi l’âme doit rejeter hors d’elle tous les saints (p. 395 de Eckhart – traités et sermons, éd. GF-Flammarion, 1993) et on verra sans peine les similitudes dont je parle. Pour comprendre cet extrait, il faut assimiler la différence qu’il y a entre « Dieu » et « déité ». La déité est l’essence de Dieu et non pas Dieu lui-même, elle est ce en quoi nous pouvons nous fondre avec Dieu après une destruction complète de notre enveloppe charnelle mais aussi, pour Eckhart (et pour Adso quand il parle de "l'esprit qui se perd"), de notre âme.

« L’âme dit demeurer dans sa nudité, sans aucun besoin ; c’est ainsi qu’à l’aide de l’Égalité elle réussit à parvenir à Dieu. Rien n’unit mieux que l’Égalité ; car Dieu aussi est dans sa nudité et sans aucun besoin […] Dans la pure déité, il n’y a absolument plus aucune activité ; aussi bien l’âme n’atteint-elle à la Béatitude parfaite qu’en se jetant dans le désert de la nudité, là où il n’y a plus ni opérations ni images, pour s’y plonger et se perdre dans le désert où son moi s’anéantit et où elle se soucie aussi peu de toutes choses qu’au temps où elle n’était pas encore. Alors seulement elle est morte à elle-même et ne vit plus qu’en Dieu. Et ce qui est ainsi mort est réduit à néant. L’âme est donc réduite à néant et sa sépulture est la déité ».

Comment conclure ?


On a vu dans l’Apostille qu’Umberto Ecco entretient l’ambiguïté et qu’il sous-entend que chacun peut comprendre le titre à sa façon. Il ne peut donc pas y avoir de conclusion autre que très personnelle. J’ai cité quatre hypothèses ; d’autres lecteurs en verront d’autres ou d’avantage. Pour ma part j’ai clairement évoqué mes choix : la première hypothèse est faible, la deuxième est plausible mais douteuse, la troisième est parfaitement recevable mais la quatrième a ma préférence. Quoi qu’il en soit, un titre ne fait pas la qualité d’un livre, mais si le livre est de qualité son titre devient emblématique et contient en lui-même tout l’ouvrage. Ce n’est certainement d’un tel titre que l’on peut dire : « Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus ».

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