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samedi 3 décembre 2016

QUE SIGNIFIE "DEUS SIVE NATURA" (DIEU C'EST A DIRE LA NATURE) CHEZ SPINOZA ?

L'unicité de la substance, qui fait l'objet de la cinquième proposition de L'Éthique implique directement son identification à la Nature.


En effet, si : « Il n'y a rien hors de l'entendement, par quoi plusieurs choses peuvent se distinguer entre elles, à part les substances, ou, ce qui est la même chose, leurs attributs et leurs affections », alors il en résulte que l'hétérogénéité de la nature des choses n'est autre que le constat de la diversité des affections de la substance. Or cette hétérogénéité constitue l'ensemble de l'expérience accessible aux sens et à l'entendement et le sive Natura peut, sans solution de continuité, être substitué au sive Substantia, conclusion que Spinoza énoncera dans la quatrième partie de L'Éthique : « La puissance qui permet aux choses singulières, et par conséquent à l'homme, de conserver leur être, est la puissance même de Dieu, c'est-à-dire de la Nature ». A ce titre, il peut confier à Henri Oldenbourg : « Je n'établis pas entre Dieu et la nature la même séparation que les auteurs, à ma connaissance, ont établie », remarque qui conforte la tradition d'une lecture panthéiste de l'ontologie spinoziste, et que l'on peut opposer à l'effroi de Pascal, devant le silence de Dieu dans la nature : « Quand je considère [...] le petit espace que je remplis et même que je me vois abîmé dans l'infinie immensité des espaces que j'ignore et qui m'ignorent, je m'effraye et m'étonne... ». La nature est-elle offerte à l'intuition ?

La traduction de la proposition V de L'Éthique est problématique et son traducteur ne le cache pas. Quand le texte latin de Spinoza dit : « In rerum natura non possunt dari etc. », la traduction française de notre version de référence (ref LP), propose : « Dans la Nature il ne peut y avoir etc. » et effectue ainsi une identification totale entre l'essence des choses (natura rerum) et la totalité de l'être (Natura). Certes, in fine, il y a bien production d'un concept unique de Nature, mais au prix d'une absorption réciproque du fini et de l'infini, c'est-à-dire d'une disparition du singulier dans l'universel, comme le résume la célèbre formule qui a fort frappé Hegel  : « Omnis determinatio est negatio », et dont Gilles Deleuze fournit un commentaire d'une efficace concision : « La Nature dite naturante (comme substance et cause) et la Nature dite naturée (comme effet et mode) sont prises dans les liens d'une mutuelle immanence : d'une part, la cause reste en soi pour produire ; d'autre part l'effet ou le produit reste dans la cause ». Ainsi, parce que : « Au sens où Dieu est dit cause de soi, il doit être dit aussi cause de toutes choses », la première figure de l'immanence spinoziste réside-t-elle dans le paradoxe de la confusion de la cause proche et de la cause éloignée. La clôture est donc totale qui rassemble en un même concept le géniteur et ses produits, et nous ramène ainsi dans la sphère extrêmement sensible du dogme de la création. Spinoza ne s'y trompe pas : dans la lettre à Oldenbourg déjà citée, il identifie cette question comme une des thèses qui peut « déplaire aux prédicants ». Quelle est donc la cause de l'homme, ou qui est la cause de l'homme ?

Le paysage est singulièrement brouillé par la présence de deux séries causales : celle « horizontale » des causes proches, disons pour faire court « de chose en chose », et celle « verticale » qui va des choses à Dieu. Bien que toute chose soit effectivement déterminée à agir (c'est-à-dire à avoir un effet) par une autre cause, elle aussi finie, « et ainsi à l'infini », la régression à l'infini de la chaîne des causes proches est une aporie. Elle relève, dit Spinoza avec humour, d'un « nouveau mode d'argumentation : la réduction, non à l'impossible, mais à l'ignorance »  et le vulgus la poursuit jusqu'à l'ultime refuge : « la volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance ». Il faut donc sortir de la série horizontale par le rapport de nécessité qui lie chaque cause, non pas à la cause proche qui l'a déterminée, mais au principe dont dépend le fait qu'elle soit déterminée à produire un effet. L'Éthique établit, certes, que la substance n'est pas un principe existentiel indéfini et aléatoirement distribué, que l'on y trouve puissance, pouvoir et ordre, mais elle n'est pas pour autant tendue vers l'oméga d'une téléologie, puisqu'elle nie toute autorité qui parlerait au delà de la substance et taxe de « fictions humaines » tous les préjugés relatifs aux causes finales attribuées à la Nature.

Comment concilier l'absence de volonté de Dieu et l'ordre des choses ? Comment éviter le recours à un ordre créé et conservé dans un même geste volontaire ? En d'autres termes, le Dieu de Spinoza est-il un Dieu créateur ?

La réponse de Spinoza, esquissée dans le Court traité, est précisée dans le chapitre X des Pensées Métaphysiques (deuxième partie) :

« Nous disons donc que la création est une opération à laquelle ne concourent d'autres causes que l'efficiente, c'est-à-dire qu'une chose créée est une chose qui, pour exister, ne suppose avant elle rien d'autre que Dieu ». Or cette proposition est redoutablement subtile : d'une part elle est dans le droit fil de L'Éthique en affirmant que seule la cause efficiente concourt à la création, ce qui exclut toute cause finale ; d'autre part elle pose l'antériorité absolue de Dieu comme condition nécessaire à la création, et induit un problème évident de cohérence avec le concept d'immanence (car ce principe implique une circularité entre l'effet et la cause).

Le texte des Pensées Métaphysiques précise en outre : « Est créée toute chose dont l'essence est conçue clairement sans conception d'aucune existence, bien qu'elle se conçoive par elle-même ; comme par exemple la matière, dont nous avons un concept clair et distinct quand nous la concevons sous l'attribut de l'étendue, et que nous concevons avec une clarté et une distinction égales qu'elle existe ou n'existe pas ». On comprend en fait plus loin que cette distinction entre la création des modes finis et infinis est la conséquence d'une distinction qu'il emprunte à Thomas d'Aquin entre l'action de créer, qui produit l'essence et l'existence, et l'action d'engendrer qui ne produit que l'existence, au sens où l'homme engendre l'homme.

Mais ce qu'il conserve, c'est le mouvement d'un acte créateur des universaux qui procède de Dieu. La nature de cet acte nous semble, à vrai dire, difficile à cerner car Spinoza est sur ce thème, soit incisif et lapidaire, soit peu explicite.

Il rejette certes « la définition vulgaire » de la création ex nihilo, mais il conserve les connotations théologiques qui la caractérisent et que nous résumerons schématiquement en trois points:

1/ Il n'y avait ni temps ni durée avant la création, ce qui laisse entendre qu'il y a création, puisqu'il y a un « avant ».
2/ Dieu crée et conserve par la même opération, ce qui confirme un acte opératoire de la substance. 
3/ Il n'existe hors de Dieu rien qui soit coéternel à Dieu, et nulle chose n'a pu être créée de toute éternité, ce qui confirme un principe d'antériorité hiérarchique entre la substance et ses modes, en particulier entre la substance et l'homme.

Hormis dans ses scolies, L'Éthique ne peut être le lieu d'une stratégie de la confrontation ou du consensus. C'est dans ses marges que s'édifient les contreforts, les bastions, les redoutes qui déforment la linéarité démonstrative et font entrevoir, au moins à titre de doute, des interrogations non explicitement formulées. On peut certes lire L'Éthique en substituant au mot « Dieu » le mot « substance » ou « nature », mais cette substitution n'implique pas un positionnement nouveau vis à vis d'un ordre nécessaire : « Les choses n'ont pu être produites par Dieu d'aucune autre manière, ni dans aucun ordre, qu'elles ont été produites». On aura effectivement laïcisé un cercle conceptuel entre l'infini et le fini, mais on aura maintenu une extériorité qui est celle de l'absolue nécessité : « Dans la nature, il n'y a donc rien de contingent ; mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à produire d'une certaine façon ».

La nécessité de la nature divine à exister et à produire reste, chez Spinoza, le principe qui rend compte de l'incompréhensible existence du réel. Le Dieu de Spinoza a le masque de la substance, laquelle est le nom de la Nature. Autant de mots pour dire l'une des voies par lesquelles l'entendement oppose à la radicalité du néant la radicalité de la totalité éternelle et infinie, l'axiome qui permet de poser, face à l'impensable, un reposoir pour la raison.

L'être de la substance est le recours logique contre la négativité du non-être ; l'infini est un rempart de la raison contre le rien ; la nécessité est le recours contre la contingence absolue.

Mais ce Dieu a aussi un visage : celui d'une réquisition de l'esprit vers une vérité qui se situe dans l'au-delà du concept. Dans cet au-delà, le Dieu de Spinoza côtoie les figures multiples de la transcendance : le cheminement spinoziste vers la connaissance de Dieu,  peut y être lu dans le même registre que le voyage initiatique des âmes dans la sphère des Idées, tel que le décrit le mythe platonicien de Phèdre. Ce mouvement de laïcisation du théologique est, chez Spinoza, d'une extrême originalité : il a eu peu de précurseurs et aura peu de successeurs, encore moins de thuriféraires. Si Spinoza reste une brillante anomalie c'est précisément parce qu'il pousse très au delà des limites fixées par Descartes les conséquences de son axiomatique.

Le Dieu de Moïse est législateur quand il fixe, dans un acte qui relève de sa seule volonté et de son autorité, les tables de la loi ; le Dieu chrétien et catholique de Descartes universalise et individualise les commandements donnés au peuple juif, mais le Dieu de Spinoza est législateur « par nature », et non pas par volonté, et à ce titre les termes de sa loi naturelle ont une extension infinie.

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