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lundi 12 décembre 2016

NOTE DE LECTURE N° 21 : LE PREMIER HOMME, Albert Camus, ed. Gallimard, 1994


Je n’ignore pas qu’il y a toujours une part d’exagération, née de l’enthousiasme, lorsqu’on fait un éloge sincère d’une personne, d’un livre, d’un spectacle, etc. Je sais que je n’y échappe pas. Et pourtant ! Quand j’ai lu le livre posthume et inachevé d’Albert Camus, “Le premier homme”, j’ai pensé qu’il s’agissait peut-être des plus belles pages de la littérature française moderne que j’ai jamais lues.




A vrai dire, tout le livre est un chef d’œuvre, et je ne me sens pas le courage de le commenter entièrement. J’en donnerai surtout des extraits. Mais, comme on le verra plus loin, c’est trop pour moi. Je veux dire : c’est trop dur, trop difficile de s’extraire de soi pour lire un tel récit. Ce livre est un condensé d’émotion. C’est plus que le récit inachevé d’une vie.  C’est la vie tragique de tout un chacun. L’intimité de chaque âme.

 Un chef d’œuvre ? Il suffira pour s’en convaincre de lire le premier chapitre qui relate la naissance de Camus (alias Jacques Cormery dans l’ouvrage) et dont je ne cite ci-dessous que le préambule :

« Au dessus de la carriole qui roulait sur une route caillouteuse, de gros et épais nuages filaient vers l’est dans le crépuscule … Après une course de milliers de kilomètres au dessus de cette sorte d’île immense, défendue par la mer mouvante au nord et au sud par les flots figés des sables, passant sur ce pays sans nom à peine plus vite que ne l’avaient fait pendant des millénaires les empires et les peuples, leur élan s’exténuait et certains fondaient déjà en grosses et rares gouttes de pluie qui commençaient de résonner sur la capote de toile au dessus des quatre voyageurs ».

Dans ce bref passage, qui est l’incipit de l’œuvre, le style est stendhalien et épique. Les nuages passent, comme les peuples sur cette Algérie bornée par la mer et les sables. Et comme les peuples, ils meurent en rares et grosses gouttes. Rien de stable ni de durable, si ce n’est cette carriole qui débute et conclut l’extrait.

Quarante ans plus tard, à Saint-Brieuc, Camus va découvrir pour la première fois la tombe de son père, mort sur le front en 1914. Il découvre à cette occasion la date de naissance et en conclut qu’il est mort à 29 ans, alors que lui a environ quarante ans : « l’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui ». Terrible prise de conscience. Lui qui n’a pas connu son père sait maintenant que ce père dont il s’est toujours désintéressé sera maintenant l’absent posthume.

« Pourtant ce qu’il avait cherché avidement à savoir, à travers les livres et les êtres, il lui semblait maintenant que ce secret avait partie liée avec ce mort, ce père cadet, avec ce qu’il avait été et ce qu’il était devenu et que lui-même avait cherché bien loin ce qui était près de lui dans le temps et dans le sang ».

Et ce qu’il a dans le sang (ou ce qu’il lui manque dans son sang) c’est non pas la guerre qui lui a ôté un père inconnu, mais l’inconvenance, la fatuité et la honte de la victoire. Et ce sentiment étroitement camusien, on le trouve déjà dans le récit qu’il fait de son combat (sa « bagarre » dirions-nous pour des enfants) avec Munoz, camarade scolaire « un grand garçon blond assez mou et incolore » qui l’a insulté. De ce combat, et de manière imprévue, Camus sort vainqueur. Mais sa réaction n’est pas l’allégresse et la fierté :

« … au moment de sortir du champ vert [le champ où se battent les écoliers], se retournant sur Munoz, une morne tristesse lui serra soudain le cœur en voyant le visage déconfit de celui qu’il avait frappé. Et il connut ainsi que la guerre n’est pas bonne, puisque vaincre un homme est aussi amer que d’en être vaincu. ».

Et bien entendu c’est le Camus controversé de la guerre d’Algérie que l’on trouve ici.

A vrai dire, il me vient une énorme difficulté à écrire quelque chose au sujet de ce livre. Car à chaque page les larmes me viennent aux yeux, comme si ce que j’ai toujours senti, ressenti, ou cru me vient à la lumière des mots. 

S’achève le premier chapitre et j’en resterai là. Son maître M. Bernard, après que Jacques (Albert Camus) ait réussi son examen de boursier, qui lui ouvre les portes de l’université, le quitte en disant : « Tu n’as plus besoin de moi … Tu auras des maîtres plus savants. Mais tu sais où je suis, viens me voir si tu as besoin que je t’aide ». Et Camus écrit alors ce passage tragique, avec toute la désespérance de la solitude et d’une insupportable responsabilité :

« Il partait, et Jacques restait seul, perdu au milieu de ces femmes, puis il se précipitait à la fenêtre, regardant son maître qui le saluait une dernière fois et qui le laissait désormais seul, et, au milieu de la joie du succès, une immense peine d’enfant lui tordait le cœur, comme s’il savait d’avance qu’il venait par ce succès d’être arraché au monde innocent et chaleureux des pauvres [souligné par moi], monde refermé sur lui-même comme une île dans la société, mais où la misère tient lieu de famille et de solidarité, pour être jeté dans un monde inconnu qui n’était plus le sien, où il ne pouvait croire que les maîtres fussent plus savants que celui-là dont le cœur savait tout, et il devrait désormais apprendre, comprendre sans aide, devenir un homme enfin sans le secours du seul homme qui lui avait porté secours, grandir et s’élever seul enfin, au prix le plus cher ».

Je l’ai dit : je ne peux pas aller plus loin. Ce livre est « trop ». Trop de tout, trop d’humanité, trop d’émotion, trop de chaleur. Comme si c’était réellement le livre du premier homme.

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