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mardi 10 novembre 2015

LE BONHEUR. CHAPITRE 5. DES MOMENTS DE BONHEUR DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU

Il est des bonheurs égoïstes plus sereins que celui du "divin marquis". Je prendrai comme exemple celui de Jean-Jacques Rousseau dans "Les rêveries du promeneur solitaire" (cinquième promenade).
Source de l'illustration ici
À partir des années 1760, la vie de Jean-Jacques Rousseau est celle d'un exilé. L"Émile" a été mis à l’index en septembre 1762. En 1763 Rousseau doit renoncer à la citoyenneté genevoise. Il est considéré comme séditieux et beaucoup de ses  anciens amis l’abandonnent. Voltaire s’acharne contre lui. Les amis qui lui restent fidèles lui offrent des refuges provisoires. En 1765 il se réfugie dans l’ile Saint-Pierre sur le lac de Bienne. C’est de ce court séjour que sont nées “Les rêveries du promeneur solitaire” qui ne seront rédigées qu’entre  1776 et 1778.

Il ne restera que deux mois dans cette île mais il dira :
"Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie et tellement heureux qu’il m’eût suffi durant toute mon existence
sans laisser naître un seul instant dans mon âme le désir d’un
autre état."

De quelle nature est ce bonheur ?

"Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu."

Ce bonheur résulte d'une communion tellement intime avec l'univers que les mouvements de l'eau se substituent, ou plus précisément chassent, les mouvements similaires de son âme : 

De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu je ne pouvais m’arracher de là sans effort."

Et il y a surtout cette phrase extraordinaire :

" Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. "

"Sentir avec plaisir mon existence", c'est-à-dire avoir simplement du plaisir à exister, "sans prendre la peine de penser". Le plaisir d'être plutôt que de ne pas être, chez un homme que les vicissitudes de la vie ont fortement ébranlé, est un plaisir qui ne naît pas d'un raisonnement rationnel mais de la "sympathie" (au sens étymologique du terme) avec le cours de la Nature.

De tels moments de bonheur sont égoïstes, rares, et précieux :


 * égoïstes car c'est un bonheur qui n'est donné par aucun autre être et qui n'est partagé avec personne,

* rares car il faut une singulière capacité méditative pour arriver à s'abstraire, non pas du monde, mais de ce qui, dans le monde nous appartient en propre, s'abstraire de cette trajectoire constituée par l'ensemble daté de tous les événements, heureux, malheureux, anodins ou significatifs qui ont constitué le passé de notre existence présente,

* précieux car ils frisent l'absolu et ne sont pas contingents, ils nous atteignent d'une manière que l'on peut qualifier d'ontologique.

À suivre ...






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