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jeudi 9 avril 2015

NOTE DE LECTURE N° 6 : LA PENSEE EXTREME, GERALD BRONNER, DENOËL, 2009

Ce petit livre remarquable, écrit de main de maître par un jeune et brillant universitaire, Gérald Bonner, est plus que jamais d'actualité. L'écriture est limpide, l'argumentation passionnante et à la portée de lecteurs non aguerris en sociologie.



L'auteur


Gérald Bronner, né le 22 mai 1969 à Nancy, est un sociologue français, professeur de sociologie à l’université Paris Diderot et membre de l'Institut universitaire de France.

En 2003, il publie, aux PUF, L'empire des croyances, qui fut couronné d'un prix par l'Académie des sciences morales et politiques. En 2004, il rejoint la Sorbonne où il codirige, avec Jean-Michel Berthelot, le Centre d'études sociologiques. Il soutient, en 2006, une HDR dont le sujet est l'importation de la notion de biais cognitif vers la sociologie et qui sera publiée sous le titre L'empire de l'erreur.

En 2010, il reçoit le Prix européen d'Amalfi pour la sociologie et les sciences sociales pour son livre La pensée extrême (Denoël, Paris, 2009), qui fait l'objet du présent article.

Depuis 2012, il est professeur à l'université Paris-Diderot (Paris VII) où il est directeur adjoint du LIED (Laboratoire interdisciplinaire des Énergies de Demain) et assure un enseignement de « sociologie cognitive des enjeux énergétiques ».

En 2013, il publie La Démocratie des crédules aux PUF, livre pour lequel il reçoit le Prix de la Revue des Deux Mondes. La même année, il reçoit pour ses travaux le Prix de l'Union rationaliste et, en janvier 2014, le Prix Procope des Lumières.



La pensée extrême

L'auteur définit "la pensée extrême" comme une manifestation de "l’aptitude de certains individus à sacrifier ce qu’ils ont de plus précieux (leur carrière professionnelle, leur liberté…) et en particulier leur vie, et dans de nombreux cas celles des autres aussi, au nom d’une idée. En d’autres termes, certains individus adhèrent si inconditionnellement à un système mental qu’ils lui subordonnent tout le reste."

De nombreux exemples tiré de l'actualité de ces dernières années, ou même de ces dernières semaines illustrent ce concept : massacres, attentats, suicides collectifs, etc. Autant d'actes qui, dans nos sociétés suscitent un sentiment d'irrationalité et d'indignation. 

Or dit l'auteur :
N’entend-on pas régulièrement les commentateurs les plus avisés nous expliquer que ceux qui adhèrent à une secte le font parce qu’ils traversent un vide dans leur vie affective, que le terrorisme, qu’il soit inspiré par des motifs religieux ou politiques, est enfanté par la misère sociale et éducative, etc. ? Or [...] ces impressions sont fausses : ceux qui s’abandonnent à ce type de pensée extrême ne sont, le plus souvent, ni fous, ni désocialisés, ni même idiots [...]Quant à notre sentiment d’indignation, si nous y réfléchissons un instant, il n’est guère compatible avec celui d’irrationalité. En effet, si ces individus agissent sous le coup d’une forme de folie passagère ou durable, s’ils sont mus par le seul désespoir, par des causes, au fond, qui les dépassent et font d’eux des automates de la barbarie, ils ne peuvent pas être considérés comme moralement responsables (ni même juridiquement, dans une certaine mesure). La déraison peut susciter un sentiment d’horreur, pas d’indignation." 
La colonne vertébrale de l'ouvrage est organisée autour de trois questions :

  • La première est de savoir s’il existe, au fond, une différence entre ce qu’il est convenu d’appeler un citoyen normal et un extrémiste.
  • La deuxième de ces questions est celle de l’identité de ces extrémistes.
  • La troisième, consiste à se demander comment il est possible d’adhérer de façon si inconditionnelle à un système d’idées que certains puissent produire des actes criminels sans aucun regard pour d’autres valeurs ou pour leurs intérêts matériels ?
Ce qui rend la lecture passionnante, c'est que l'argumentation théorique est toujours étayée par des exemples concrets ou par des résultats d'enquêtes. On lira par exemple avec intérêt tout ce qui est développé sur Israël et sur le meurtre de Yitzhak Rabin dans le premier chapitre ou les considérations expérimentales relatives à l’énigme de la pensée extrême : le paradoxe de l’incommensurabilité mentale, dans le troisième chapitre.

L'auteur n'élude pas une question que ne manqueront pas de se poser les lecteurs : la compréhension de la pensée extrême est-elle une forme de complicité ?
Rendre compte de la croyance extrême en en faisant un produit de la rationalité humaine n’est pas sans poser problème. Cela peut, notamment, apparaître comme une forme de complicité intellectuelle. En effet, l’horreur absolue que nous ressentons légitimement face à certaines exactions historiques nous incite à penser (à espérer) qu’elles ont été produites par des individus dépouillés de leur humanité, qui ne sont en rien des alter ego, des autres nous-mêmes. Nous pensons implicitement que chercher à comprendre ces actions, c’est nécessairement les condamner plus mollement. Explorer les raisons qui conduisent des individus à faire s’écraser des avions sur des tours où travaillent des milliers d’innocents ne relève-t-il pas d’une indulgence inopportune ? Cette forme de complicité choquerait le sens moral du citoyen moyen. Le nazisme et son interprétation ont, par exemple, suscité ce genre de débats, parce que le nazisme constitue l’une des manifestations les plus effroyables qu’il se puisse imaginer de l’extrémisme. Pour cette raison, les propos d’Hannah Arendt (1966), qui ne parvenait pas à voir en Eichmann un démon inhumain, ont scandalisé. 
Or, conclut l'auteur sur ce point :

"Le problème vient en partie de l’ambivalence du terme de compréhension. Dans le langage courant, il engage souvent une forme de compassion et d’indulgence, en effet, mais dans le langage des sciences sociales il n’implique rien de plus que la volonté de reconstruire l’univers mental d’un individu pour interpréter, avec méthode, quels furent les déterminants de ses croyances et de ses actions." 

Enfin, pour vous préparer à la lecture,  essayez de résoudre le petit problème suivant :


 Une femme a deux enfants, dont une fille. À votre avis, quelle est la probabilité pour que son autre enfant soit un garçon ? 
Gérald Bonner indique : 
À ce problème, en moyenne, 70 % des gens répondent : une chance sur deux. [...]Si je prends cet exemple, c’est parce qu’une majorité de personnes commet une erreur en la matière, ce qui rend difficile une explication par la pure irrationalité. Si vous vous êtes trompé vous aussi, vous admettrez facilement, d’une part, qu’il y a un raisonnement qui vous a conduit à cette erreur, et, plus difficilement d’autre part, d’être considéré, en raison de votre erreur, comme un individu stupide et irrationnel. 


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