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lundi 19 janvier 2015

NOTE DE LECTURE N° 4 : "DE NATURA RERUM", LIVRE III, LUCRÈCE - Lucrèce et la mort

La réflexion de Lucrèce sur la mort a pour fondement la célèbre phrase d’Épicure : « Ainsi celui de tous les maux celui qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. » (Épicure, Lettre à Ménécée).


Lucrèce

On ne sait pratiquement rien de la vie de Lucrèce : il serait né vers 98 av. J.-C. , sans doute à Rome. Les quelques éléments connus ont été transmis plusieurs siècles plus tard, essentiellement par saint Jérôme (vers 347-419/420), un des pères de l’Église latine, d’après qui Lucrèce serait devenu fou et se serait suicidé. Si l’on peut légitimement suspecter Jérôme d’avoir noirci à dessein le récit de la fin d’un homme qui a prôné la mortalité de l’âme et l’absence de toute espèce de devenir après la mort, la thèse du suicide n’en reste pas moins vraisemblable. Lucrèce, en effet, est témoin, dans la Rome de son temps, d’une grave crise politique et morale qui succède à la guerre civile entre Marius et Sylla.

Sylla



Le De natura rerum de Lucrèce (De la nature des choses) se présente comme un poème, c’est-à-dire une œuvre qui ne cherche pas uniquement à convaincre, mais aussi à plaire. Il obéit à des règles de composition codifiées : le vers de Lucrèce est un hexamètre dactylique (vers à six pieds formés chacun d’une syllabe longue et de deux brèves). Il n’est pas simple d’en restituer le mouvement rythmique avec les codes poétiques de la poésie moderne ; c’est pourquoi nombreux sont les traducteurs qui ont choisi une traduction en prose.


On peut également qualifier le De natura rerum d’épopée, non seulement en raison de son ampleur et de la beauté fulgurante de son style, mais aussi parce qu’il est le récit des pérégrinations de l’humanité des ténèbres vers la lumière, de la superstition vers la vérité, de l’ignorance vers la sagesse. On parlera alors plus justement d’une « épopée philosophique ».

Lucrèce et la mort

Lucrèce conçoit (et Epicure avant lui) conçoit ce que les modernes appelleront « âme » comme une association étroite entre deux composantes : 
  • l’anima, mot traditionnellement traduit par « âme ». L’anima est diffuse dans l’ensemble de nos organes. Elle traduit les informations fournies par les sens de manière à assurer la conservation et la santé du corps, et elle répercute aux organes les délibérations de l’esprit ;
  • l’animus : l’esprit, l’intelligence, l’intellect, la pensée. L’animus est en quelque sorte le chef d’orchestre : il permet la connaissance, le jugement et le choix volontaire.
Lucrèce consacre une part importante du livre 3 du De natura rerum à la démonstration du point-clé de son argumentation : la mortalité de l’âme et de l’esprit. Selon Lucrèce, l’hypothèse religieuse ou philosophique de l’immortalité de l’âme rend terrifiante la mortalité du corps pour deux raisons :
  • d’une part, elle alimente chez l’homme la crainte des châtiments qui pourraient lui être réservés aux enfers ;
  • d’autre part, elle l’empêche d’assumer totalement sa vie, puisque cette vie est alors conçue comme une parenthèse dont il faut jouir le plus rapidement et le plus diversement possible. 
Lucrèce affirme avec vigueur, et par différentes voies, que l’âme est d’essence matérielle, qu’elle nait avec le corps, qu’elle meurt avec lui et que l’on ne peut d’aucune manière envisager qu’elle soit immortelle. Quand l’homme a acquis cette certitude, il peut penser la mort avec sagesse ou, plus exactement, ne plus la penser puisque la mortalité de l’âme implique que « la mort ne nous concerne en rien ».

Une âme au ciel. William Buguereau

Dans le passé, dit Lucrèce, nous n’avons connu aucune douleur puisque nous n’étions pas ; dans le futur nous n’en connaitrons aucune puisque nous ne serons plus. La douleur n’a pas lieu d’être hors du cadre de notre vie terrestre.  Par conséquent, rien de redoutable n’est à craindre après la mort puisqu’il faut être pour souffrir. La plupart des hommes, dit Lucrèce, se lamentent à l’idée de leur mort inéluctable. Ils regrettent par anticipation toutes les douceurs de la vie. Mais ils oublient pourtant que ce que la mort leur ôtera essentiellement, c’est le regret de ces douceurs. La mort est un sommeil apaisé et éternel ; pourquoi donc serions-nous effrayés par cette perspective ? « Qu’y a-t-il de si amer dans l’idée que tout se ramène au sommeil et à la paix ? ».
L’homme, dit Lucrèce, s’impose à lui-même une course effrénée vers des plaisirs  toujours plus nombreux : dès qu’un plaisir est atteint, il reprend sa course vers des plaisirs nouveaux, jamais rassasié, toujours avide d’en amasser le plus possible dans la crainte de la mort. 
Au vieillard qui se lamente sur sa mort prochaine, la nature dit : « Sèche tes larmes, pauvre bouffon et rentre tes plaintes ! […] À toujours désirer ce qui n’était plus ou ce qui n’était pas, à toujours mépriser l’instant présent, ta vie t’a échappé, te laissant un sentiment d’inaccompli, un goût amer. » (livre 3, p. 140) Pourquoi « un goût amer » ? Il faut garder présent à l’esprit que, pour Lucrèce, tous les sentiments de l’homme se résument fondamentalement en deux termes : le plaisir et la douleur. Or, la recherche du plaisir n’est aucunement un plaisir en soi ; c’est au contraire une douleur car l’insatisfaction est une souffrance. La crainte de la mort induit une perpétuelle fuite en avant qui est le contraire de la sérénité. Lucrèce ne prône donc pas une vie contemplative et oisive, mais une vie sereine.
Paradoxalement, ces hommes insensés qui s’épuisent à vivre ne sont pas ignorants du poids qui les accable : ils ont le « sentiment du poids qui pèse sur leur esprit », mais n’en connaissent pas l’origine. Ils errent, souvent indécis, d’une lassitude à l’autre, d’un désir à un autre, tenaillés par une confuse et vaine aspiration à l’immortalité. La pointe ultime de la souffrance se situe dans la distance que l’homme cherche à prendre avec lui-même : « Chacun se fuit soi-même, et cet être qu’il nous est impossible de fuir, auquel, bien malgré soi, on reste attaché, on le hait ».
La mort et le bûcheron, L. Lhermitte
« Les vers du sublime Lucrèce ne périront que le jour où périra le monde » (OVIDE, Amours, I,).

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