Survivants d'Auschwitz, ils n'ont pas vécu sa libération le 27 janvier 1945. Avant l'arrivée des Soviétiques, 58.000 prisonniers avaient été évacués par les SS pour se rendre à Dachau et Buchenwald. Durant le voyage, la mortalité fut effroyable.
Jacques Zylbermine avait 15 ans lorsqu'il a vécu cette "marche des morts". En 1995, il racontait son périple à "l'Obs". Voici son témoignage.
"Un jour, on nous a dit : demain, on quitte le camp. Pour aller où ? Mystère. C'était en janvier 1945. Les combats se rapprochaient. Les troupes soviétiques n'étaient plus qu'à quelques dizaines de kilomètres d'Auschwitz. On entendait déjà la canonnade... En début d'après-midi, le lendemain, on nous a donné une ration pour la route. Je me suis dit : si je la garde, ou bien je la perds, ou bien on me la fauche. La seule façon de la conserver, c'est de la bouffer. Si nous devons marcher, il vaut mieux avoir le maximum d'énergie dès le départ. C'est ce que j'ai fait. Un réflexe de survie. Car par la suite nous n'avons plus reçu aucun approvisionnement. En fait, nous n'avons rien eu jusqu'à Buchenwald. Quand nous y sommes arrivés, début février, nous avions passé dix-huit jours dehors, par un froid polaire, sans rien boire ni manger que des poignées de neige qui nous brûlaient la gueule.
C'était le 18 janvier. On nous a rassemblés sur la place d'appel, bloc par bloc. Combien étions-nous? Entre 13.000 et 15.000, peut-être. On nous a demandé quels étaient ceux qui ne se sentaient pas capables de marcher. Tout le monde a voulu marcher. La vieille habitude des sélections. Nous étions convaincus que les invalides allaient être liquidés. Les baraques étaient en bois ; il suffisait d'entasser les gens, de fermer la porte... C'est vite fait, un coup de lance-flammes... Enfin, c'est ce qu'on pensait. En fait, ça ne s'est pas passé comme ça. Il fallait rester. Ceux qui sont demeurés sur place - Primo Levi était de ceux-là - ont été libérés par les Russes neuf jours plus tard. Si nous avions su...
Nous avons quitté le camp, en rangs par cinq, encadrés par les SS et les kapos. Il devait être 4 ou 5 heures de l'après-midi. Ceux qui avaient une couverture l'avaient mise sur leur dos. Le froid était sibérien, on donnait des températures entre -25°c et -30°c. La région d'Auschwitz est l'une des plus froides de Pologne. Il y souffle un vent terrible venu des Carpates qui vous transperce comme une dague.
Aux pieds, nous avions des galoches en bois recouvertes de tissu cloué. Nous avions emballé nos pieds dans du papier-ciment en guise de chaussettes. Le pyjama rayé ne procurait aucune chaleur ; au premier flocon de neige, il était trempé comme une éponge. Nous n'avions pas de pull-over, juste un petit pardessus, aussi fin que le pyjama.
Nous avons commencé à marcher. De temps en temps, des gens venus des autres camps du complexe d'Auschwitz rejoignaient la colonne. Nous traversions un paysage de mort, désolé. De loin en loin, un petit village, cinq ou six baraques en brique abandonnées. Au bout de quelques heures, nous n'en pouvions déjà plus. Nous marchions comme des fantômes, nous heurtant les uns les autres. Il n'y avait plus de rangs, mais des paquets d'hommes. On entendait des hurlements de SS, des aboiements de chiens.
Et puis on a commencé à entendre des claquements. Les types qui tombaient étaient achevés en queue de colonne. Celui qui s'arrêtait n'avait plus la force de repartir. Je souffrais horriblement, j'avais l'impression que les os de mes pieds sortaient de ma peau. Et je me disais : il faut que tu marches, il faut que tu marches... Nous étions comme des fantômes, nous dormions quasiment debout tout en continuantà avancer. Il faisait nuit déjà, et après il a fait jour et nous marchions toujours, et on ne voyait même plus qu'il faisait jour.
Nous ne nous sommes pas arrêtés de la nuit... Je pensais : encore un pas, et puis un autre, et un autre encore... Ne pas s'arrêter. Même pour pisser. Il fallait pisser en marchant. Celui qui avait la dysenterie et qui s'arrêtait, il était foutu. Cinq minutes après, il était mort gelé, s'il n'était pas abattu. Marcher, marcher... A un moment donné, il s'est produit une chose bizarre. Soudain, je ne me suis plus senti du tout. Ni physiquement ni mentalement. Je me suis vu très nettement en dehors de moi, spectateur de moi-même. Je me voyais marcher dans la colonne, je voyais la colonne avancer...
Ça a duré comme ça trois nuits et deux jours - d'autres vous diront deux jours et trois nuits, vous savez, nous avions perdu toute notion du temps. Jusqu'au moment où nous sommes arrivés à Gleiwitz, un important carrefour ferroviaire. Nous avions l'impression d'avoir parcouru 150 kilomètres depuis notre départ. En fait, il y en avait 80.
Là, nous nous sommes retrouvés dans un camp avec des blocs - un camp qui venait d'être vidé de ses occupants. Nous nous sommes entassés dans les baraquements. C'était affreux. Les premiers arrivés avaient de la place - comme j'étais en tête de colonne, j'en faisais partie. Ceux qui venaient derrière voulaient entrer aussi, à toute force. Ça s'est tassé, ça s'est tassé... Les gens crevaient comme ça, les uns sur les autres. Au moins, quand on était à l'intérieur, on avait plus chaud. Les autres sont restés dehors. Par ce froid polaire, c'était quasiment la mort assurée.
Nous sommes restés là, parqués, attendant un train qui devait nous évacuer. Et toujours rien à manger. Au bout de quelques jours, il n'y avait pas un mètre carré de neige sans cadavre. Autour des blocs, on marchait sur les corps gelés. Je me rappelle que plutôt que de m'asseoir sur la neige, je m'asseyais sur un cadavre, ou je m'allongeais dessus pour éviter d'être au contact direct de la neige.
A force d'être tassés dans le bloc, on était obligés de sortir pour ramasser quelques glaçons ou un peu de neige à manger, ou bien on était poussé dehors. Et une fois qu'on était sorti, on ne pouvait plus rentrer. J'ai donc couché dehors, sur la glace. On s'agglomérait par petits groupes, pour se donner un peu de chaleur. Le matin, je ne comprenais pas comment j'étais encore vivant.
Comme le train n'arrivait toujours pas, on se préparait à reprendre la marche et ils ont recommencé à faire une sélection, pour voir qui avait la force de repartir et qui ne pouvait pas. On passait devant un SS qui disait: à gauche, à droite... Toujours pareil. Au bout d'un moment, j'ai réalisé que j'étais parqué dans un coin du camp, tout près des barbelés; nous étions quelques centaines, dans un état indescriptible. Des cadavres vivants. Et tous les autres, la grande masse, se trouvaient de l'autre côté. Là j'ai compris : le bon côté, c'était l'autre.
Quelques SS nous gardaient à distance, avec leurs mitraillettes. On avait déblayé les cadavres et tracé sur la neige une ligne que nous ne devions pas franchir. Je me suis dit : mon compte est bon, ils vont nous abattre. J'avais récupéré un petit peu, je me sentais capable de repartir. J'ai dit aux copains, nous étions une quinzaine : si on ne fait rien, ils vont nous massacrer ; foutu pour foutu, il faut tenter le coup. On fait comme si de rien n'était, on se rapproche de la ligne et, d'un seul coup, on fonce de l'autre côté pour se mêler aux autres. Ils vont nous tirer dessus, mais celui qui passera passera.
Nous nous sommes mis à courir. Ça a crépité de tous les côtés, je sentais les balles qui me frôlaient les oreilles... J'ai été arrêté par les kapos polonais qui nous flanquaient des coups de matraque sur le crâne. J'ai perdu connaissance. J'ai eu l'impression que mon cerveau éclatait, j'ai vu comme une lumière, et puis plus rien.
Je ne sais pas combien de temps je suis resté sur la neige, peut-être un jour, une nuit, je ne sais pas... Quand j'ai repris connaissance, je pouvais à peine bouger, j'avais le visage en sang. J'ai rampé sur la neige. Il y avait encore quelques copains autour de moi. Et tout autour, la neige était rouge.
A un moment, j'ai réussi à me lever et j'ai aperçu de l'autre côté le professeur Robert Weitz, un agrégé de médecine de Strasbourg. C'était un médecin de renommée internationale, un des rares détenus que les SS respectaient. J'ai vu qu'il regardait dans ma direction. Je lui ai fait signe, j'avais compris qu'il allait essayer de me tirer de là. Je l'ai vu parler à un SS, l'autre a eu un mouvement d'acquiescement, puis Weitz s'est approché du barrage qui était gardé par les SS, il a tendu le bras. Le geste s'adressait à moi. J'allais sortir de ce petit coin où j'étais confiné, destiné à être massacré. Mais quelqu'un, près de moi, s'est précipité à ma place. Un SS l'a mis en joue et l'a abattu en disant : "Toi, espèce de cochon, est-ce que tu ne peux pas enlever ton chapeau ?" En voulant prendre ma place, le malheureux m'a peut-être sauvé la vie. Je ne sais pas si j'aurais pensé à me découvrir...
Alors je suis resté tranquille, je me suis présenté devant le SS, je me suis mis au garde-à-vous, j'ai enlevé mon chapeau, et j'ai commencé à marcher lentement. Je me disais : il va m'envoyer un pruneau, il va m'envoyer un pruneau... Je suis passé à sa hauteur, il n'a pas bougé. Dès que j'ai eu passé le barrage, je me suis mis à courir pour me fondre dans la masse. En fait, je l'ai appris par la suite, les autres, ceux qui étaient restés de l'autre côté de la ligne, n'ont pas été massacrés. Ils sont restés là. Et la plupart des camarades qui avaient voulu forcer le barrage avec moi avaient été tués...
Finalement, le train est arrivé. Enfin, si on peut appeler ça un train. Les wagons étaient de simples plates-formes découvertes qui devaient servir à transporter du sable. On nous a fait monter là-dessus, on nous a entassés, 120 à 130 par plate-forme, debout, plaqués les uns contre les autres. J'ai compris qu'il valait mieux se placer au milieu, parce que ceux qui avaient la malchance d'être contre les parois risquaient d'être écrasés. C'est ce qui s'est passé. Au bout d'un certain temps, ceux qui étaient contre les parois glissaient au sol et mouraient bientôt étouffés sous le poids des autres.
Bon, le train est parti. Nous avons voyagé plusieurs jours, plusieurs nuits, toujours sans être alimentés. Et petit à petit on se hissait sur les cadavres. Il y avait ceux qui mouraient d'inanition, ceux qui avaient attrapé la crève, ceux qui étaient à bout de forces et se laissaient tomber d'épuisement. Le froid faisait le reste. Je me suis retrouvé au sommet d'un wagon rempli de cadavres recouverts de neige.
Un jour, le train s'est mis à ralentir et j'ai pu lire "Praha". Tiens, ai-je pensé, on passe à Prague, on est déjà en Tchécoslovaquie, on n'est plus en Pologne. Ce devait être tôt le matin ; sur les ponts, on voyait des civils à pied ou à bicyclette qui devaient se rendre à leur travail. Ces gens en nous voyant étaient totalement affolés. Moi, je ne comprenais pas. Je n'avais même plus conscience de l'état dans lequel nous étions. Il m'a fallu un moment pour réaliser que c'était nous qui produisions cet effet : des plates-formes entières remplies de cadavres et de moribonds, ils n'avaient jamais vu ça! Ils larguaient leurs vélos, ils s'approchaient du parapet et regardaient, épouvantés. Certains ont sorti des casse-croûte de leur sacoche et nous les ont jetés. Vous imaginez la bagarre... Cent mains qui se tendent... Un sandwich, mais on se serait tués pour ça ! Je crois me souvenir que j'ai réussi à saisir quelque chose, et puis des mains ont agrippé les miennes. Je n'ai rien eu...
Notre train s'est arrêté en gare de Prague. Il y avait des gens qui allaient et venaient. De nous voir ils étaient comme fous. Alors nous nous sommes redressés, ceux qui étaient encore vivants, et nous avons crié pour dire qui nous étions : "Franzous, Franzous, Franzous..." Pour la première fois depuis longtemps, j'ai croisé le regard d'un SS, et j'ai vu qu'il était rouge de honte. Les SS ont chassé les civils. Et pour laver l'affront, ils se sont mis à nous cogner dessus.
Nous sommes repartis. A un moment, le train s'est scindé. Nous avons roulé, roulé... Une nuit, il m'a semblé que nous étions arrivés au terme de notre voyage. Plus grand-chose de vivant dans le wagon. Je ne savais pas où j'étais, je voyais des lumières avec des barbelés au loin. Nous étions àBuchenwald.
Quand on a déplombé les wagons, il n'y avait quasiment plus personne de vivant. J'ai eu l'impression que quelques personnes bougeaient encore dans ma plate-forme. J'ai senti qu'on me tirait par les bras, j'ai glissé sur les cadavres... J'étais incapable de marcher. Tout tournait autour de moi. Des soldats - c'était des détenus, qui faisaient partie d'une sorte de service d'ordre interne - m'ont attrapé et m'ont aidé à marcher.
Nous nous sommes retrouvés dans le camp, pressés, entassés. Dans la nuit, on voyait une grande bâtisse éclairée vers laquelle on dirigeait les gens. Et au-dessus, une grosse cheminée... Je croyais que c'était un crématoire, avec la chambre à gaz au centre. J'essayais désespérément de m'en éloigner. Je laissais passer les autres, je me faufilais, à reculons, en rampant. Et la foule qui me poussait vers l'entrée du bâtiment. J'étais terrorisé. Imaginez : la nuit, l'éclairage, les aboiements des chiens, les hurlements... J'étais en enfer !"
Propos recueillis par Claude Weill
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