Cf. aussi sur un sujet proche les notes de lecture concernant l'ouvrage de Schopenhauer : "l'Art d'être heureux" dont j'ai publié la première partie récemment sur ce blog.
1. Un animal peut-il être heureux ?
Pour dissiper toute équivoque, je préciserai d'emblée qu'il s'agit, dans cet article, de l'animal (non humain) en tant qu'animal et non pas de l'animal en tant qu'être coexistant avec l'homme. En d'autres termes il s'agit de discuter de la possibilité du bonheur pour un être doué de sensibilité mais non de conscience. On pourra rétorquer qu'il n'est pas évident que tous les animaux soient pourvus d'une sensibilité et qu'il n'est pas prouvé non plus que certains (les grands singes par exemple) soient dénués, sinon de conscience, au moins de raison. Nous n'entrerons pas dans ces détails zoologiques. S'il faut absolument s'appuyer sur des exemples, on peut imaginer que lorsqu'on parle ici d'animal, on pense à un lièvre, une hirondelle, un lion ou à un animal domestique, vivant dans un espace protégé sans autres vicissitudes que celles inhérentes au climat, à la recherche de sa nourriture, à l'existence d'autres animaux prédateurs et autres contraintes propres à sa nature.
Un animal semble essentiellement mû par l'instinct qui le pousse à conserver son être et à perpétuer son espèce : il mange, se protège du froid ou du chaud, se reproduit et assure les besoins de sa progéniture. Éprouve-t-il parfois ce que nous appelons du plaisir ? Nul ne saura jamais ce qu'est véritablement le plaisir pour un animal, mais on peut supposer que, puisqu'il recherche certaines choses et pas d'autres, il a au moins des désirs. Ou même un peu plus : le chien repu à qui l'on offre une friandise frétille de la queue et croque allègrement son biscuit, alors même qu'il n'a pas faim. Le chat ronronne près de la cheminée alors qu'à tout autre endroit de la maison il n'aurait certainement pas froid. Ceci semble prouver qu'il y a une graduation dans la satisfaction : l'animal "sent" (dans les deux sens du terme) que certaines choses sont meilleures que d'autres. On peut éventuellement appeler cette satisfaction, lorsqu'elle dépasse le simple assouvissement de ses besoins, un "plaisir". A contrario, l'expérience montre qu'il fuit la douleur, ce qui prouve que son instinct le pousse à s'éloigner de ce qui ne le satisfait pas, et qu'il y a, là aussi, une graduation dans sa répulsion.
Tout ceci résulte de la sensibilité dont sont dotés les animaux, c'est-à-dire de leur capacité à recevoir des informations sur le monde extérieur et sur leur propre organisme.
Par contre, et par absence de conscience, ils ne savent pas qu'ils sont heureux ou que nous, les hommes, pensons qu'ils le sont. Si "bonheur" il y a il n'est pas assumé mais subi, comme la douleur, et l'on peut dire que l'animal "n'est pas heureux d'être heureux".
Lorsque nous parlons d'un animal heureux il y a toujours une distanciation de notre part et c'est par anthropomorphisme que nous évoquons ce concept. En tant qu'être inconscient l'animal ne recherche pas le bonheur. Il est mû vers ce que nous, les hommes, appelons son bonheur.
Par quoi est-il mû ? Par son "instinct", ensemble de facultés génétiques et héréditaires qui constituent son potentiel d'action (mais non pas son savoir car, seul l'animal humain "sait qu'il sait").
Hormis chez quelques grands singes, il n'y a pas non de plus de pratiques acquises par apprentissage. Un oisillon séparé de ses parents et congénères dès sa naissance, saura quand même construire un nid quand il sera adulte. Par contre il lui manquera de l'expérience, par exemple les sensations qui lui permettent de discerner la présence ou l'approche d'un prédateur, ou la proximité de ce qui lui permet de se nourrir. En ce sens on pourrait dire que l'animal évolué (disposant d'une grande autonomie) bénéficie d'un certain auto-apprentissage dans l'art de subsister dans son être. La preuve en est qu'il est notoire qu'un oiseau né et élevé dans une cage aura peu de chances de survivre si on le libère à l'âge adulte.
Hormis chez quelques grands singes, il n'y a pas non de plus de pratiques acquises par apprentissage. Un oisillon séparé de ses parents et congénères dès sa naissance, saura quand même construire un nid quand il sera adulte. Par contre il lui manquera de l'expérience, par exemple les sensations qui lui permettent de discerner la présence ou l'approche d'un prédateur, ou la proximité de ce qui lui permet de se nourrir. En ce sens on pourrait dire que l'animal évolué (disposant d'une grande autonomie) bénéficie d'un certain auto-apprentissage dans l'art de subsister dans son être. La preuve en est qu'il est notoire qu'un oiseau né et élevé dans une cage aura peu de chances de survivre si on le libère à l'âge adulte.
En résumé, si on veut appeler "bonheur" chez l'animal un certain état de quiétude, cet état se caractérise par :
- l'absence de souffrance physique,
- la satisfaction de ses besoins naturels, éventuellement de manière superfétatoire,
- l'acquisition d'une expérience qui maximalise sa durée de vie.
L'homme peut-il, doit-il, aspirer à un tel "bonheur" ?
2. La souffrance morale : une spécificité de l'homme
2. La souffrance morale : une spécificité de l'homme
Ce qui différencie l'animal humain de ses congénères animaux, c'est qu'il est doué de raison et de conscience. Ses deux attributs nécessitent à eux seuls une révision des critères.
Il faut donc souligner que si le bonheur humain est, comme chez l'animal, un état dénué de souffrance physique, il doit l'être également de douleurs "morales". Lorsque deux chiens vivent ensemble sous le même toit et que l'un des deux meurt, l'autre peut montrer quelque perplexité passagère mais ne montre rien que l'on puisse assimiler à de la "tristesse". L'être humain tout au contraire est violemment agressé par la perte d'un être qui lui est cher, ou même, à un degré moindre, par celle d'un être qui lui était simplement familier, voire même inconnu. Dans ces derniers cas il compatit, c'est-à-dire qu'il souffre avec ceux qui sont touchés au plus haut niveau. Cette reconnaissance de l'autre, non pas simplement comme objet mais comme sujet, inaccessible en son essence, mais dans lequel je reconnais un autre "moi", n'est possible que par l'auto-conscience de son être, qui est une faculté proprement humaine.
La mort est inconnue à l'animal. Seul l'homme sait que la mort est "un sommeil éternel" (cf. Lucrèce) donc une absence éternelle, et seul l'homme peut souffrir d'une absence. L'animal domestique n'en souffrira que par besoins interposés : quelqu'un doit remplacer son maître pour le nourrir, l'héberger, etc. L'animal sauvage, autant qu'on puisse le savoir, ne souffre pas de l'absence d'un être de son espèce même s'il l'a longtemps côtoyé.
La mort n'est d'ailleurs pas la seule source de détresse morale pour l'homme ; on peut citer sans être exhaustif : le regret, la honte, la culpabilité, la souffrance causée par le malheur d'autrui, la jalousie, le désir amoureux insatisfait, la déception, la peur de la mort, la crainte pour autrui, et même la mélancolie, qui peut être une souffrance redoutable. La phrase attribuée (sans doute à tort) à Oscar Wilde dans le film Jules et Jim de François Truffaut: "Mon Dieu, épargnez-moi les douleurs morales, les douleurs physiques je m'en charge ..." n'est pas dénuée de fondements.
L'absence de douleur morale semble être une condition nécessaire (non suffisante) au bonheur humain. Mais on ne peut, généralement, ni la prévenir, ni l'empêcher. On doit "vivre avec" et traîner son boulet de la manière la plus adéquate possible, c'est-à-dire mettre en oeuvre une "économie de la douleur", ce qui en fait n'est autre que le fameux "conatus" de Spinoza, la persévérance dans l'être. Ainsi Laurent Bove, philosophe français spécialiste de Spinoza écrit (in Laurent Bove, La stratégie du conatus, Affirmation et résistance chez Spinoza, Vrin, Paris, 1996, p. 121) :
« [...] dans la mélancolie, lorsque c’est la dépression qui est elle-même équilibrée, puisque toutes les parties de notre corps sont pareillement affectées de tristesse, plus rien ne nous permet alors de résister de manière interne. Tout le système de défense est neutralisé et mis au service de la dépression : c’est une véritable dynamique du suicide. Sauf le cas où une cause extérieure viendrait déséquilibrer cette dépression globale au profit d’un affect joyeux à partir duquel le conatus d’une des partie de notre corps pourrait de nouveau résister à l’ensemble des autres en dépression, sauf cette intervention extérieure donc, dans le cas de figure qu’est la mélancolie, l’individu, logiquement et inéluctablement, est voué à la destruction ».
Le bonheur de l'homme doit s'accompagner d'une économie de la souffrance morale (inéluctable), ce qui nous conduit à une première définition provisoire :
La mort est inconnue à l'animal. Seul l'homme sait que la mort est "un sommeil éternel" (cf. Lucrèce) donc une absence éternelle, et seul l'homme peut souffrir d'une absence. L'animal domestique n'en souffrira que par besoins interposés : quelqu'un doit remplacer son maître pour le nourrir, l'héberger, etc. L'animal sauvage, autant qu'on puisse le savoir, ne souffre pas de l'absence d'un être de son espèce même s'il l'a longtemps côtoyé.
La mort n'est d'ailleurs pas la seule source de détresse morale pour l'homme ; on peut citer sans être exhaustif : le regret, la honte, la culpabilité, la souffrance causée par le malheur d'autrui, la jalousie, le désir amoureux insatisfait, la déception, la peur de la mort, la crainte pour autrui, et même la mélancolie, qui peut être une souffrance redoutable. La phrase attribuée (sans doute à tort) à Oscar Wilde dans le film Jules et Jim de François Truffaut: "Mon Dieu, épargnez-moi les douleurs morales, les douleurs physiques je m'en charge ..." n'est pas dénuée de fondements.
L'absence de douleur morale semble être une condition nécessaire (non suffisante) au bonheur humain. Mais on ne peut, généralement, ni la prévenir, ni l'empêcher. On doit "vivre avec" et traîner son boulet de la manière la plus adéquate possible, c'est-à-dire mettre en oeuvre une "économie de la douleur", ce qui en fait n'est autre que le fameux "conatus" de Spinoza, la persévérance dans l'être. Ainsi Laurent Bove, philosophe français spécialiste de Spinoza écrit (in Laurent Bove, La stratégie du conatus, Affirmation et résistance chez Spinoza, Vrin, Paris, 1996, p. 121) :
« [...] dans la mélancolie, lorsque c’est la dépression qui est elle-même équilibrée, puisque toutes les parties de notre corps sont pareillement affectées de tristesse, plus rien ne nous permet alors de résister de manière interne. Tout le système de défense est neutralisé et mis au service de la dépression : c’est une véritable dynamique du suicide. Sauf le cas où une cause extérieure viendrait déséquilibrer cette dépression globale au profit d’un affect joyeux à partir duquel le conatus d’une des partie de notre corps pourrait de nouveau résister à l’ensemble des autres en dépression, sauf cette intervention extérieure donc, dans le cas de figure qu’est la mélancolie, l’individu, logiquement et inéluctablement, est voué à la destruction ».
Le bonheur de l'homme doit s'accompagner d'une économie de la souffrance morale (inéluctable), ce qui nous conduit à une première définition provisoire :
- absence de souffrance physique,
- économie (gestion) de la souffrance morale,
- satisfaction de ses besoins naturels, éventuellement de manière superfétatoire (le "plaisir"),
- l'acquisition d'une expérience qui maximalise la durée de vie.
3. Plaisir et/ou bonheur
La recherche du plaisir apparaît chez l'homme comme totalement dérégulée, non pas comme un luxe accessoire, mais comme un but. Chez l'animal non humain, ce n'est pas le cas, sauf chez quelques singes évolués ou dans quelques cas non fréquents. L'animal non humain a des désirs sexuels limités à quelques périodes. Il est apparemment insensible aux plaisirs procurés par la vision ou l'ouïe.
L'homme au contraire confond volontiers plaisir et bonheur. Mais une des caractéristiques du plaisir est d'être éphémère et un de ses dangers est qu'il laisse dans la mémoire des traces qui conduisent à le rechercher à nouveau, voire à l'amplifier.
Lucrèce a pointé cette recherche frénétique et vaine du plaisir dans le De Natura Rerum :
Au vieillard qui se lamente sur sa mort prochaine, la nature dit : « Sèche tes larmes, pauvre bouffon et rentre tes plaintes ! […] À toujours désirer ce qui n’était plus ou ce qui n’était pas, à toujours mépriser l’instant présent, ta vie t’a échappé, te laissant un sentiment d’inaccompli, un goût amer. » (livre III).
Lucrèce a une vision très pessimiste, non pas du plaisir, mais de la recherche du plaisir et il est exact que chacun a pu expérimenter que l'attente ou l'espérance du plaisir procure un "plaisir" souvent plus fort que le plaisir lui-même. Or, comment nier que le plaisir participe au bonheur et que de ce fait il est légitime et nécessaire de le rechercher ? Mais comment nier aussi que dans cette recherche il y a un oubli du présent, une tension, ou même une pulsion, nourrie par la réminiscence des plaisirs passés ?
Pascal estime que chaque homme aspire à un état de repos, qu'il oppose à "l'agitation" et que nous assimilons ici à la recherche du plaisir. Mais pour arriver à cet état de sérénité, il doit d'abord "s'agiter", c'est-à-dire satisfaire, ou tenter de satisfaire, des désirs refoulés. C'est ce que l'on lit, entre les lignes, dans les Pensées :
Au vieillard qui se lamente sur sa mort prochaine, la nature dit : « Sèche tes larmes, pauvre bouffon et rentre tes plaintes ! […] À toujours désirer ce qui n’était plus ou ce qui n’était pas, à toujours mépriser l’instant présent, ta vie t’a échappé, te laissant un sentiment d’inaccompli, un goût amer. » (livre III).
Lucrèce a une vision très pessimiste, non pas du plaisir, mais de la recherche du plaisir et il est exact que chacun a pu expérimenter que l'attente ou l'espérance du plaisir procure un "plaisir" souvent plus fort que le plaisir lui-même. Or, comment nier que le plaisir participe au bonheur et que de ce fait il est légitime et nécessaire de le rechercher ? Mais comment nier aussi que dans cette recherche il y a un oubli du présent, une tension, ou même une pulsion, nourrie par la réminiscence des plaisirs passés ?
Pascal estime que chaque homme aspire à un état de repos, qu'il oppose à "l'agitation" et que nous assimilons ici à la recherche du plaisir. Mais pour arriver à cet état de sérénité, il doit d'abord "s'agiter", c'est-à-dire satisfaire, ou tenter de satisfaire, des désirs refoulés. C'est ce que l'on lit, entre les lignes, dans les Pensées :
"Ainsi quand on leur reproche [aux hommes], que ce qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ne sauraient les satisfaire ; qu'il n'y a rien de plus bas, et de plus vain ; s'ils répondaient comme ils devraient le faire s'ils y pensaient bien, ils en demeureraient d'accord : mais ils diraient en même temps qu'il ne cherchent en cela qu'une occupation violente et impétueuse qui les détourne de la vue d'eux-mêmes, et que c'est pour cela qu'ils se proposent unobjet attirant qui les charme et qui les occupent tous entiers [...] Il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fonds de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agitation, et à se figurer toujours, que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte au repos."
Mais le repos que nous propose Pascal est celui d'un homme méditant dans son fauteuil sur le grandeur de Dieu et la misère de l'Homme. Or la grandeur de Dieu est inconnaissable et inaccessible et ce repos méditatif n'est, in fine, que la recherche vaine de l'Absolu. Est-ce ceci le bonheur ? La vérité est que Pascal ne croit pas au bonheur et que, ce faisant, il ne peut voir dans le plaisir qu'une tentative de l'oubli de soi :
" Quelque condition qu'on se figure, où l'on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus poste [le plus agréable]du monde. Et cependant, qu'on s'en imagine un [un roi] accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent les toucher. S'il est sans divertissement et qu'on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s'il est sans ce qu'on appelle divertissement le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets et qui se divertit. De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n'est pas qu'il y a en effet du bonheur, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit d'avoir l'argent qu'on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu'on court, on n'en voudrait pas s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu'on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c'est le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit." (Pensées)
Pour la question qui nous occupe, Pascal ne nous est d'aucune utilité, sauf à admettre que la véritable et ultime félicité est d'attendre patiemment le moment où l'on pourra regarder Dieu "les yeux dans les yeux". Je ne suis ni moqueur, ni méprisant en disant cela. J'ai personnellement eu l'expérience (moi qui ne suis pas croyant) de cette félicité chez une personne qui m'était quasiment inconnue. Alors que j'étais accablé par la mort d'un être proche, cette personne m'a dit d'une voix douce : "Pourquoi pleures-tu ? Elle est maintenant heureuse en face de Dieu". Et ce qui mérite le respect, dans cette affirmation que je ne partage pas c'est la sincérité évidente avec laquelle elle a été dite. Mais effectivement la mort est un repos serein pour tout homme, croyant ou non. Faudrait-il donc mourir pour être heureux ? Je ne peux ni l'admettre, ni vouloir l'admettre et je trouve extrêmement pertinent le texte d'Èpicure dans sa lettre à son disciple Ménécée :
"Quant à ceux qui conseillent aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement parce que la vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne font qu’un. On fait pis encore quand on dit qu’il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de franchir au plus vite les portes de l’Hadès ». Car si l’homme qui tient ce langage est convaincu, comment ne sort-il pas de la vie ? C’est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s’il veut sa mort d’une volonté ferme. Que si cet homme plaisante, il montre de la légèreté en un sujet qui n’en comporte pas. Rappelle-toi que l’avenir n’est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle sorte que nous ne devons ni compter sur lui comme s’il devait sûrement arriver, ni nous interdire toute espérance, comme s’il était sûr qu’il dût ne pas être."
Concernant Èpicure, il serait d'ailleurs bon de "tordre le cou" définitivement à une légende qui voudrait que ce philosophe ait prôné, sans discernement ni modération, une vie entièrement axée sur la recherche du plaisir. Voila très exactement ce qu'il en dit dans sa Lettre à Ménécée citée plus haut :
"Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. [...] Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir. C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer cequ’il faut choisir et ce qu’il faut éviter ; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit. Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. [...]C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi- même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadésque ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. [...] Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais
sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne passouffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement."
Dans ce texte remarquable (librement accessible en format pdf sur le site : http://www.echosdumaquis.com), retenons entre autres choses le mot "prudence". Ce mot, chez les auteurs grecs, n'a pas l'acception actuelle qui renvoie à l'idée d'une précaution à prendre pour éviter un danger. Chez les Grecs il s'agissait de l'art de choisir ce qu'il faut faire ou ne pas faire, en fonction de ce qui est juste et injuste. Il se trouve que le mot grec est phronêsis, qui désigne l'acte de penser. Or, si penser c'est choisir, ou délibérer pour choisir le juste et le bien, le texte d'Épicure devient limpide : la recherche des plaisirs doit être la recherche prudente de de qui est honnête et juste.
Mais le repos que nous propose Pascal est celui d'un homme méditant dans son fauteuil sur le grandeur de Dieu et la misère de l'Homme. Or la grandeur de Dieu est inconnaissable et inaccessible et ce repos méditatif n'est, in fine, que la recherche vaine de l'Absolu. Est-ce ceci le bonheur ? La vérité est que Pascal ne croit pas au bonheur et que, ce faisant, il ne peut voir dans le plaisir qu'une tentative de l'oubli de soi :
" Quelque condition qu'on se figure, où l'on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus poste [le plus agréable]du monde. Et cependant, qu'on s'en imagine un [un roi] accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent les toucher. S'il est sans divertissement et qu'on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s'il est sans ce qu'on appelle divertissement le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets et qui se divertit. De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n'est pas qu'il y a en effet du bonheur, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit d'avoir l'argent qu'on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu'on court, on n'en voudrait pas s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu'on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c'est le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit." (Pensées)
Pour la question qui nous occupe, Pascal ne nous est d'aucune utilité, sauf à admettre que la véritable et ultime félicité est d'attendre patiemment le moment où l'on pourra regarder Dieu "les yeux dans les yeux". Je ne suis ni moqueur, ni méprisant en disant cela. J'ai personnellement eu l'expérience (moi qui ne suis pas croyant) de cette félicité chez une personne qui m'était quasiment inconnue. Alors que j'étais accablé par la mort d'un être proche, cette personne m'a dit d'une voix douce : "Pourquoi pleures-tu ? Elle est maintenant heureuse en face de Dieu". Et ce qui mérite le respect, dans cette affirmation que je ne partage pas c'est la sincérité évidente avec laquelle elle a été dite. Mais effectivement la mort est un repos serein pour tout homme, croyant ou non. Faudrait-il donc mourir pour être heureux ? Je ne peux ni l'admettre, ni vouloir l'admettre et je trouve extrêmement pertinent le texte d'Èpicure dans sa lettre à son disciple Ménécée :
"Quant à ceux qui conseillent aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement parce que la vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne font qu’un. On fait pis encore quand on dit qu’il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de franchir au plus vite les portes de l’Hadès ». Car si l’homme qui tient ce langage est convaincu, comment ne sort-il pas de la vie ? C’est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s’il veut sa mort d’une volonté ferme. Que si cet homme plaisante, il montre de la légèreté en un sujet qui n’en comporte pas. Rappelle-toi que l’avenir n’est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle sorte que nous ne devons ni compter sur lui comme s’il devait sûrement arriver, ni nous interdire toute espérance, comme s’il était sûr qu’il dût ne pas être."
Concernant Èpicure, il serait d'ailleurs bon de "tordre le cou" définitivement à une légende qui voudrait que ce philosophe ait prôné, sans discernement ni modération, une vie entièrement axée sur la recherche du plaisir. Voila très exactement ce qu'il en dit dans sa Lettre à Ménécée citée plus haut :
"Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. [...] Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir. C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer cequ’il faut choisir et ce qu’il faut éviter ; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit. Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. [...]C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi- même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadésque ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. [...] Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais
sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne passouffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement."
Dans ce texte remarquable (librement accessible en format pdf sur le site : http://www.echosdumaquis.com), retenons entre autres choses le mot "prudence". Ce mot, chez les auteurs grecs, n'a pas l'acception actuelle qui renvoie à l'idée d'une précaution à prendre pour éviter un danger. Chez les Grecs il s'agissait de l'art de choisir ce qu'il faut faire ou ne pas faire, en fonction de ce qui est juste et injuste. Il se trouve que le mot grec est phronêsis, qui désigne l'acte de penser. Or, si penser c'est choisir, ou délibérer pour choisir le juste et le bien, le texte d'Épicure devient limpide : la recherche des plaisirs doit être la recherche prudente de de qui est honnête et juste.
À ce stade le bonheur nous apparaît comme ayant trois composantes :
- absence de souffrance physique,
- gestion de la souffrance morale,
- Recherche prudente du plaisir.
4. Limites du plaisir
Sur les deux premiers points cités plus haut, il n'y a pas grand-chose à dire si ce n'est qu'ils rendent très improbable l'objectif d'un bonheur durable. D'une part car nul n'est assuré d'être à l'abri de la souffrance physique à un moment quelconque de sa vie ; d'autre part car il en est de même pour la souffrance morale avec cette circonstance aggravante : une grande souffrance ou un traumatisme sont dotés d'une rémanence enfouie ou vivace qui conduit à la persistance de la souffrance alors même que sa cause directe a disparu (a contrario la rage de dent disparaît après l'intervention d'un bon dentiste).
La recherche prudente du plaisir :
Rappelons que le mot "prudence" est employé ici dans le sens grec du terme : l'art de choisir ce qu'il faut faire ou ne pas faire, en fonction de ce qui est juste et injuste.
Or la prudence dans la recherche du plaisir est certainement une des choses les moins partagées du monde. L'animal humain possède un "appétit" insatiable qui, au mieux, le plonge dans un état de frustration ou de dépendance et au pire lui fait largement dépasser les normes de ce que l'on appelle la morale, et que je préfère appeler "le respect de l'autre et de soi-même". Cet appétit peut même le conduire à une autodestruction physique ou psychique. Deux exemples me viennent à l'esprit.
Le premier exemple est un film de Andrew Nicoll qui date de 2005, Lord of War
Dans ce film basé sur des faits réels, et qui n'a eu qu'un modeste succès commercial, le personnage principal (incarné par Nicolas Caige) est un trafiquant d'armes à l'échelle internationale, ami de tous les dictateurs de la planète. Son addiction est la puissance que lui procure son "travail". Et à ce titre il s'agit bien d'un "cas d'école" car sa caractéristique est précisément que la notion de faire ce qui est juste et de ne pas faire ce qui est injuste lui est totalement étrangère.
Le second exemple est celui de Sade
Tout le monde connaît, ou a entendu parler des écrits de Sade, célèbres au point que le mot "sadisme" est définitivement entré dans la langue française. On sait peut-être moins que lui-même (je veux dire dans sa vie réelle) a été un criminel qui a, entre autres méfaits, abusé sous la torture de jeunes enfants. Le problème de Sade était son addiction à la torture physique et psychique dans l'acte sexuel. Sade a passé 11 ans en prison et 13 ans dans un asile d'aliénés (à Charenton). Sa personnalité est extrêmement complexe car il a écrit des pages d'une authentique teneur philosophique. Mais pour ce qui nous intéresse ici, il est cité comme exemple car il revendique haut et fort son droit inaliénable à être ce qu'il est, aussi abject soit-il. Le 13 septembre 1783 il écrit à sa femme :
“ Pour quant à mes vices : impérieux, colère, emporté, extrême en tout, d'un dérèglement d'imagination sur les mœurs qui de la vie n'a eu son pareil, athée jusqu'au fanatisme, en deux mots me voilà, et encore un coup, ou tuez-moi ou prenez-moi comme cela ; car je ne changerai pas […] Si, comme vous le dites, on met ma liberté au prix du sacrifice de mes principes ou de mes goûts, nous pouvons nous dire un éternel adieu, car je sacrifierais, plutôt qu’eux, mille vies et mille libertés, si je les avais."
Dans le cinquième dialogue de "La philosophie dans le boudoir" il justifie ainsi le droit naturel qu'à chacun de faire souffrir l'autre, si cette souffrance nous procure un certaine dose, même minime, de plaisir :
"Pas davantage [si l’action nuit à une très grande quantité d’individus, et qu’elle ne nous rapportât à nous, qu’une très légère dose de plaisir] parce qu’il n’y a aucune comparaison entre ce qu’éprouvent les autres et ce que nous ressentons : la plus forte dose de douleur chez les autres doit assurément être nulle pour nous, et le plus léger chatouillement de plaisir, éprouvé par nous, nous touche ; donc nous devons à tel prix que ce soit, préférer ce léger chatouillement qui nous délecte, à cette somme immense des malheurs d’autrui, qui ne saurait nous atteindre ; mais s’il arrive au contraire que la singularité de nos organes, une construction bizarre, nous rendent agréables les douleurs du prochain, ainsi que cela arrive souvent, qui doute alors que nous ne devions incontestablement préférer cette douleur d’autrui qui nous amuse à l’absence de cette douleur qui deviendrait une privation pour nous ? La source de toutes nos erreurs en morale vient de l’admission ridicule de ce fil de fraternité qu’inventèrent les chrétiens, dans leur siècle d’infortune et de détresse ; contraints à mendier la pitié des autres, il n’était pas maladroit d’établir qu’ils étaient tous frères ; comment refuser des secours d’après une telle hypothèse ; mais il est impossible d’admettre cette doctrine ! Ne naissons-nous pas tous isolés ; je dis plus, tous ennemis les uns des autres, tous dans un état de guerre perpétuelle et réciproque ? Or je vous demande si cela serait, dans la supposition que les vertus exigées par ce prétendu fil de fraternité fussent réellement dans la nature ; si sa voix les inspirait aux hommes, ils les éprouveraient dès en naissant, dès lors, la pitié, la bienfaisance, l’humanité seraient des vertus naturelles dont il serait impossible de se défendre, et qui rendraient cet état primitif de l’homme sauvage totalement contraire à ce que nous le voyons."
Par ailleurs, il affiche athéisme radical et ses conseils aux philosophes pour instruire les hommes de la Révolution sont les suivants (toujours dans le cinquième dialogue) :
" S’ils [les hommes] veulent qu’absolument vous leur parliez d’un créateur, répondez que les choses ayant toujours été ce qu’elles sont, n’ayant jamais eu de commencement et ne devant jamais avoir de fin, il devient aussi inutile qu’impossible à l’homme de pouvoir remonter à une origine imaginaire qui n’expliquerait rien et n’avancerait à rien, dites-leur qu’il est impossible aux hommes d’avoir des idées vraies d’un être qui n’agit sur aucun de nos sens ; toutes nos idées sont des représentations des objets qui nous frappent ; qu’est-ce qui peut nous représenter l’idée de dieu qui est évidemment une idée sans objet, une telle idée, leur ajouterez-vous, n’est-elle pas aussi impossible que des effets sans cause ? Une idée sans prototype, est-elle autre chose qu’une chimère ? Quelques docteurs, poursuivrez-vous, assurent que l’idée de dieu est innée, et que les hommes [ont] cette idée dès le ventre de leur mère ; mais cela est faux, leur ajouterez-vous, tout principe est un jugement ; tout jugement est l’effet de l’expérience, et l’expérience ne s’acquiert que par l’exercice des sens, d’où suit que les principes religieux ne portent évidemment sur rien et ne sont point innés ; comment, poursuivrez-vous, a-t-on pu persuader à des êtres raisonnables que la chose la plus difficile à comprendre était la plus essentielle pour eux, c’est qu’on les a grandement effrayés, c’est que quand on a peur, on cesse de raisonner, c’est qu’on leur a surtout recommandé de se défier de leur raison, et que quand la cervelle est troublée, on croit tout et n’examine rien ; l’ignorance et la peur, leur direz-vous encore, voilà les deux bases de toutes les religions, l’incertitude où l’homme se trouve par rapport à son dieu, est précisément le motif qui l’attache à sa religion ; l’homme a peur dans les ténèbres tant au physique qu’au moral, sa peur devient habituelle en lui et se change en besoin ; il croirait qu’il lui manquerait quelque chose, s’il n’avait plus rien à espérer ou à craindre."
Notons "en passant" que, aussi déplaisantes que soient les thèses de Sade, cette page est admirable d'un point de vue littéraire.
Les deux piliers de Sade sont donc l'athéisme et l'anonymat de la Nature, c'est-à-dire l'oubli de l'Autre. L'athéisme sert de garant à la sécurité extra-terrestre : nous n'avons rien à craindre d'un avenir post-mortem qui ne sera que le néant. Cette idée n'est pas neuve ; on la trouve (entre autres) chez Lucrèce. C'est évidemment le second point qui est problématique et c'est là que le bât blesse :
Peut-on être heureux uniquement par soi et pour soi ? C'est ce que semble penser Jean-Jacques Rousseau.
5. Des moments de bonheur de Jean-Jacques Rousseau
Il est des bonheurs égoïstes plus sereins que celui du "divin marquis". Je prendrai l'exemple de Jean-Jacques Rousseau dans "Les rêveries du promeneur solitaire" (cinquième promenade).
À partir des années 1760, la vie de Jean-Jacques Rousseau est celle d'un exilé. L"Émile" a été mis à l’index en septembre 1762. En 1763 Rousseau doit renoncer à la citoyenneté genevoise. Il est considéré comme séditieux et beaucoup de ses anciens amis l’abandonnent. Voltaire s’acharne contre lui. Les amis qui lui restent fidèles lui offrent des refuges provisoires. En 1765 il se réfugie dans l’ile Saint-Pierre sur le lac de Bienne. C’est de ce court séjour que sont nées “Les rêveries du promeneur solitaire” qui ne seront rédigées qu’entre 1776 et 1778.
Est-ce la main de Dieu,
Est-ce Dieu, est-ce Diable
Est-ce la main de Dieu,
Et ces prunes éclatées,
Est-ce Dieu, est-ce Diable
Le voilier qui s'enfuit,
Est-ce la main de Dieu
Mais pour toi et pour moi
ConclusionRappelons que le mot "prudence" est employé ici dans le sens grec du terme : l'art de choisir ce qu'il faut faire ou ne pas faire, en fonction de ce qui est juste et injuste.
Or la prudence dans la recherche du plaisir est certainement une des choses les moins partagées du monde. L'animal humain possède un "appétit" insatiable qui, au mieux, le plonge dans un état de frustration ou de dépendance et au pire lui fait largement dépasser les normes de ce que l'on appelle la morale, et que je préfère appeler "le respect de l'autre et de soi-même". Cet appétit peut même le conduire à une autodestruction physique ou psychique. Deux exemples me viennent à l'esprit.
Le premier exemple est un film de Andrew Nicoll qui date de 2005, Lord of War
Dans ce film basé sur des faits réels, et qui n'a eu qu'un modeste succès commercial, le personnage principal (incarné par Nicolas Caige) est un trafiquant d'armes à l'échelle internationale, ami de tous les dictateurs de la planète. Son addiction est la puissance que lui procure son "travail". Et à ce titre il s'agit bien d'un "cas d'école" car sa caractéristique est précisément que la notion de faire ce qui est juste et de ne pas faire ce qui est injuste lui est totalement étrangère.
Le second exemple est celui de Sade
Tout le monde connaît, ou a entendu parler des écrits de Sade, célèbres au point que le mot "sadisme" est définitivement entré dans la langue française. On sait peut-être moins que lui-même (je veux dire dans sa vie réelle) a été un criminel qui a, entre autres méfaits, abusé sous la torture de jeunes enfants. Le problème de Sade était son addiction à la torture physique et psychique dans l'acte sexuel. Sade a passé 11 ans en prison et 13 ans dans un asile d'aliénés (à Charenton). Sa personnalité est extrêmement complexe car il a écrit des pages d'une authentique teneur philosophique. Mais pour ce qui nous intéresse ici, il est cité comme exemple car il revendique haut et fort son droit inaliénable à être ce qu'il est, aussi abject soit-il. Le 13 septembre 1783 il écrit à sa femme :
“ Pour quant à mes vices : impérieux, colère, emporté, extrême en tout, d'un dérèglement d'imagination sur les mœurs qui de la vie n'a eu son pareil, athée jusqu'au fanatisme, en deux mots me voilà, et encore un coup, ou tuez-moi ou prenez-moi comme cela ; car je ne changerai pas […] Si, comme vous le dites, on met ma liberté au prix du sacrifice de mes principes ou de mes goûts, nous pouvons nous dire un éternel adieu, car je sacrifierais, plutôt qu’eux, mille vies et mille libertés, si je les avais."
Dans le cinquième dialogue de "La philosophie dans le boudoir" il justifie ainsi le droit naturel qu'à chacun de faire souffrir l'autre, si cette souffrance nous procure un certaine dose, même minime, de plaisir :
"Pas davantage [si l’action nuit à une très grande quantité d’individus, et qu’elle ne nous rapportât à nous, qu’une très légère dose de plaisir] parce qu’il n’y a aucune comparaison entre ce qu’éprouvent les autres et ce que nous ressentons : la plus forte dose de douleur chez les autres doit assurément être nulle pour nous, et le plus léger chatouillement de plaisir, éprouvé par nous, nous touche ; donc nous devons à tel prix que ce soit, préférer ce léger chatouillement qui nous délecte, à cette somme immense des malheurs d’autrui, qui ne saurait nous atteindre ; mais s’il arrive au contraire que la singularité de nos organes, une construction bizarre, nous rendent agréables les douleurs du prochain, ainsi que cela arrive souvent, qui doute alors que nous ne devions incontestablement préférer cette douleur d’autrui qui nous amuse à l’absence de cette douleur qui deviendrait une privation pour nous ? La source de toutes nos erreurs en morale vient de l’admission ridicule de ce fil de fraternité qu’inventèrent les chrétiens, dans leur siècle d’infortune et de détresse ; contraints à mendier la pitié des autres, il n’était pas maladroit d’établir qu’ils étaient tous frères ; comment refuser des secours d’après une telle hypothèse ; mais il est impossible d’admettre cette doctrine ! Ne naissons-nous pas tous isolés ; je dis plus, tous ennemis les uns des autres, tous dans un état de guerre perpétuelle et réciproque ? Or je vous demande si cela serait, dans la supposition que les vertus exigées par ce prétendu fil de fraternité fussent réellement dans la nature ; si sa voix les inspirait aux hommes, ils les éprouveraient dès en naissant, dès lors, la pitié, la bienfaisance, l’humanité seraient des vertus naturelles dont il serait impossible de se défendre, et qui rendraient cet état primitif de l’homme sauvage totalement contraire à ce que nous le voyons."
Par ailleurs, il affiche athéisme radical et ses conseils aux philosophes pour instruire les hommes de la Révolution sont les suivants (toujours dans le cinquième dialogue) :
" S’ils [les hommes] veulent qu’absolument vous leur parliez d’un créateur, répondez que les choses ayant toujours été ce qu’elles sont, n’ayant jamais eu de commencement et ne devant jamais avoir de fin, il devient aussi inutile qu’impossible à l’homme de pouvoir remonter à une origine imaginaire qui n’expliquerait rien et n’avancerait à rien, dites-leur qu’il est impossible aux hommes d’avoir des idées vraies d’un être qui n’agit sur aucun de nos sens ; toutes nos idées sont des représentations des objets qui nous frappent ; qu’est-ce qui peut nous représenter l’idée de dieu qui est évidemment une idée sans objet, une telle idée, leur ajouterez-vous, n’est-elle pas aussi impossible que des effets sans cause ? Une idée sans prototype, est-elle autre chose qu’une chimère ? Quelques docteurs, poursuivrez-vous, assurent que l’idée de dieu est innée, et que les hommes [ont] cette idée dès le ventre de leur mère ; mais cela est faux, leur ajouterez-vous, tout principe est un jugement ; tout jugement est l’effet de l’expérience, et l’expérience ne s’acquiert que par l’exercice des sens, d’où suit que les principes religieux ne portent évidemment sur rien et ne sont point innés ; comment, poursuivrez-vous, a-t-on pu persuader à des êtres raisonnables que la chose la plus difficile à comprendre était la plus essentielle pour eux, c’est qu’on les a grandement effrayés, c’est que quand on a peur, on cesse de raisonner, c’est qu’on leur a surtout recommandé de se défier de leur raison, et que quand la cervelle est troublée, on croit tout et n’examine rien ; l’ignorance et la peur, leur direz-vous encore, voilà les deux bases de toutes les religions, l’incertitude où l’homme se trouve par rapport à son dieu, est précisément le motif qui l’attache à sa religion ; l’homme a peur dans les ténèbres tant au physique qu’au moral, sa peur devient habituelle en lui et se change en besoin ; il croirait qu’il lui manquerait quelque chose, s’il n’avait plus rien à espérer ou à craindre."
Notons "en passant" que, aussi déplaisantes que soient les thèses de Sade, cette page est admirable d'un point de vue littéraire.
Peut-on être heureux uniquement par soi et pour soi ? C'est ce que semble penser Jean-Jacques Rousseau.
5. Des moments de bonheur de Jean-Jacques Rousseau
Il est des bonheurs égoïstes plus sereins que celui du "divin marquis". Je prendrai l'exemple de Jean-Jacques Rousseau dans "Les rêveries du promeneur solitaire" (cinquième promenade).
À partir des années 1760, la vie de Jean-Jacques Rousseau est celle d'un exilé. L"Émile" a été mis à l’index en septembre 1762. En 1763 Rousseau doit renoncer à la citoyenneté genevoise. Il est considéré comme séditieux et beaucoup de ses anciens amis l’abandonnent. Voltaire s’acharne contre lui. Les amis qui lui restent fidèles lui offrent des refuges provisoires. En 1765 il se réfugie dans l’ile Saint-Pierre sur le lac de Bienne. C’est de ce court séjour que sont nées “Les rêveries du promeneur solitaire” qui ne seront rédigées qu’entre 1776 et 1778.
Il ne restera que deux mois dans cette île mais il dira :
"Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie et tellement heureux qu’il m’eût suffi durant toute mon existence
sans laisser naître un seul instant dans mon âme le désir d’un
autre état."
De quelle nature est ce bonheur ?
"Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu."
Ce bonheur résulte d'une communion tellement intime avec l'univers que les mouvements de l'eau se substituent, ou plus précisément chassent, les mouvements similaires de son âme :
" De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu je ne pouvais m’arracher de là sans effort."
Et il y a surtout cette phrase extraordinaire :
" Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. "
"Sentir avec plaisir mon existence", c'est-à-dire avoir simplement du plaisir à exister, "sans prendre la peine de penser". Le plaisir d'être plutôt que de ne pas être, chez un homme que les vicissitudes de la vie ont fortement ébranlé, est un plaisir qui ne naît pas d'un raisonnement rationnel mais de la "sympathie" (au sens étymologique du terme) avec le cours de la Nature.
De tels moments de bonheur sont égoïstes, rares, et précieux :
- égoïstes car c'est un bonheur qui n'est donné par aucun autre être et qui n'est partagé avec personne,
- rares car il faut une singulière capacité méditative pour arriver à s'abstraire, non pas du monde, mais de ce qui, dans le monde nous appartient en propre, s'abstraire de cette trajectoire constituée par l'ensemble daté de tous les événements, heureux, malheureux, anodins ou significatifs qui ont constitué le passé de notre existence,
- précieux car ils frisent l'absolu et ne sont pas contingents, ils nous atteignent d'une manière que l'on peut qualifier d'ontologique.
6. Est-ce la main de Dieu, est-ce la main du diable ?
Dans la même veine que Rousseau (pour ce qui de l'apparition de l'absolu dans la contemplation de l'univers) on peut également lire le poème (la chanson) de Barbara : "Chapeau bas", avec toutefois deux aspects importants dont nous allons parler.
Est-ce la main de Dieu,
Est-ce la main de Diable
Qui a tissé le ciel
De ce beau matin-là,
Lui plantant dans le coeur
Un morceau de soleil
Qui se brise sur l'eau
En mille éclats vermeils ?
Est-ce la main de Dieu,
Est-ce la main du Diable
Qui a mis sur la mer
Cet étrange voilier
Qui, pareil au serpent,
Semble se déplier,
Noir et blanc, sur l'eau bleue
Que le vent fait danser ?
Est-ce Dieu, est-ce Diable
Ou les deux à la fois
Qui, un jour, s'unissant,
Ont fait ce matin-là ?
Est-ce l'un, est-ce l'autre ?
Vraiment, je ne sais pas
Mais, pour tant de beauté,
Merci, et chapeau bas.
Est-ce la main de Dieu,
Est-ce la main de Diable
Qui a mis cette rose
Au jardin que voilà ?
Pour quel ardent amour,
Pour quelle noble dame
La rose de velours
Au jardin que voilà ?
Et ces prunes éclatées,
Et tous ces lilas blancs,
Et ces groseilles rouges,
Et ces rires d'enfants,
Et Christine si belle
Sous ses jupons blancs,
Avec, au beau milieu,
L'éclat de ses vingt ans ?
Est-ce Dieu, est-ce Diable
Ou les deux à la fois
Qui, un jour, s'unissant,
Ont fait ce printemps-là ?
Est-ce l'un, est-ce l'autre ?
Vraiment, je ne sais pas
Mais pour tant de beauté,
Merci, et chapeau bas !
Le voilier qui s'enfuit,
La rose que voilà
Et ces fleurs et ces fruits
Et nos larmes de joie...
Qui a pu nous offrir
Toutes ces beautés-là ?
Cueillons-les sans rien dire.
Va, c'est pour toi et moi !
Est-ce la main de Dieu
Et celle du Malin
Qui, un jour, s'unissant,
Ont croisé nos chemins ?
Est-ce l'un, est-ce l'autre ?
Vraiment, je ne sais pas
Mais pour cet amour-là
Merci, et chapeau bas !
Mais pour toi et pour moi
Merci, et chapeau bas !
"Qui a pu nous offrir
Toutes ces beautés-là ?
Cueillons-les sans rien dire.
Va, c'est pour toi et moi !"
Les moments de bonheur de Rousseau étaient égoïstes. Tout se passait entre lui et l'univers. Pour Barbara, les bonheurs sont là pour être cueillis et partagés. Et c'est en quelque sorte ce partage qui crée l'amour, donc le bonheur :
"Mais pour cet amour-là
Merci, et chapeau bas !"
***
La première nuance que je voulais introduire, par rapport à d'autres textes cités auparavant, est l'apparition de l'Autre :
Toutes ces beautés-là ?
Cueillons-les sans rien dire.
Va, c'est pour toi et moi !"
Les moments de bonheur de Rousseau étaient égoïstes. Tout se passait entre lui et l'univers. Pour Barbara, les bonheurs sont là pour être cueillis et partagés. Et c'est en quelque sorte ce partage qui crée l'amour, donc le bonheur :
"Mais pour cet amour-là
Merci, et chapeau bas !"
Il est sans doute vrai que le bonheur, contrairement au plaisir, ne s'entend que dans le sens d'une intersubjectivité. Pourquoi ? Parce qu'il permet de trouver un accès à l'Autre, accès généralement interdit, qui est un manque donc une souffrance. Nous ne savons rien de l'Autre. Rien n'est plus hermétique que mon semblable, et il est même très mystérieux que je puisse l'aimer dans de telles conditions. Il est encore plus mystérieux, si je suis juif ou chrétien, que je puisse l'aimer "comme moi-même". L'étanchéité est totale, comme celle des univers multiples que certaines théories de la physique moderne postulent. Je ne connais de l'Autre que l'apparence, son corps est pour moi un corps insensible dont je ne connais les plaisirs et les souffrances, que par ce que l'Autre m'en dit dans ses rires et dans ses plaintes. Quand à ses pensées, elles me sont évidemment tout à fait indéchiffrables si ce n'est par ce que le corps en laisse entrevoir dans ses postures. Or la rupture de l'étanchéité peut intervenir par l'appréhension de "petits" bonheurs communs. permettant à ces univers de communiquer entre eux. Je crois que le sens profond du poème "Chapeau bas" est bien la possibilité d'une communication "amoureuse"entre des êtres qui, par nature (en raison de leur nature d'êtres imperméables), ne devraient pas s'aimer.
J'ai écrit plus haut "il est sans doute vrai etc.". Pourquoi cette restriction ? En raison de la présence persistante du couple Dieu-Diable. Que vient faire le diable dans cette affaire ? À mon sens il laisse supposer que cette harmonie des corps et des esprits ( disons "des âmes" sans attacher à ce mot un sens théologique) est d'une extrême fragilité et que quand le petit tunnel permettant la communication s'effondrera, alors viendra la pointe aiguë de la solitude. Dieu aurait donc créé le bonheur dans l'amour et le diable la souffrance dans le regret ? Et il est vrai que la seule chose que je ne puisse faire pour l'Autre est de mourir à sa place et que Moi et l'Autre sommes inéluctablement destinés, in fine, à une double solitude.
Le bonheur n'est certainement pas un état permanent, sauf si l'on dispose de capacités exceptionnelles et très singulières pour gérer la souffrance. On doit donc parler de "moments de bonheur". De tels "moments" sont comme des éclairs dans une nuit profonde. Je pense qu'il faut se contenter de ces éclairs et ne pas avoir le désir, toujours déçu, qu'ils se perpétuent (Shopenhauer en parle très bien dans le livre déjà cité). Cette attitude (peu exaltante il est vrai, mais comment vivre autrement ?) peut être appelée "réaliste" si on l'oppose au "romantisme". Le romantisme n'est pas quelque chose de raffiné, de délicat, réservé à des êtres dont la sensibilité est exacerbée. Il existe aussi chez la plus vulgaire des brutes. Le romantisme est le désir spécifiquement humain de perpétuer ad aeternam le bonheur ou le plaisir. Ce désir a pu produire chez certains des chefs-d'oeuvre artistique qui semblent suspendre le temps. Mais le temps a toujours raison. Et plus dure aura été l'exaltation, plus dure sera la chute, plus profonde la désillusion et le désespoir. "Est-ce ainsi que les hommes vivent ? " a écrit Aragon. Oui c'est ainsi. Et comme il l'écrit plus loin : "Et leurs baisers au loin les suivent".
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