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lundi 26 juin 2017

NOTE DE LECTURE N° 33 : "TERRE DES HOMMES", ANTOINE DE SAINT -EXUPERY

Dans les années 70, Saint-Exupéry était un auteur discrédité. Dans la foulée de 1968 son oeuvre était considérée comme "humaniste" ce qui, à cette époque, signifiait "apolitique", donc peu crédible. J'ignore ce qu'il en est aujourd'hui en France. Je constate qu'en Espagne "Le petit Prince" est une oeuvre très connue, mais que l'on cite très peu les autres ouvrages. J'ai relu récemment "Terre des hommes" et je souhaite en faire l'éloge ici, même si, pour les lecteurs français de ce blog, cet éloge peut sembler quelque peu "ringard". 
Mon édition de référence, pour les citations et la pagination, est l'édition Gallimard, NRF, 1961.

Antoine de Saint-Exupéry est né à Lyon le 29 juin 1900. Après son baccalauréat en 1917 suivi d'un échec au concours de l'École navale, il fait son service militaire dans un régiment d'aviation à Strasbourg puis à Casablanca. Suite à un accident d'avion en 1923 il est démobilisé et ne se remet à voler qu'en 1926 pour effectuer le transport du courrier entre Toulouse et Dakar ; c'est à ce moment qu'il publie son premier livre, "L'Aviateur". Suivent "Courrier sud", "Vol de nuit" et surtout "Terre des hommes" (récompensé par le prix de l'Académie Française en 1939), ouvrages qui relatent la vie de Saint-Exupéry, ses vols et ses rencontres avec les hommes. Jusqu'en 1939 Antoine De Saint-Exupéry effectue de très nombreuses liaisons pour l'Aéropostale où il a rencontré Jean Mermoz et Henri Guillaumet. Pendant la seconde Guerre Mondiale il cherche à s'engager pour piloter un avion de combat moderne aux côtés des Alliés. De nombreux accidents et sa mauvaise santé le font mettre "en réserve de commandement". On lui confie des missions mineures d'inspection aérienne et de cartographie en vue du débarquement en Provence. C'est au cours d'une de ces missions, le 31 juillet 1944, que son avion disparaît au-dessus de la Méditerranée.
(référence)

Antoine de Saint-Exupéry


"Terre des hommes" n'est pas un roman ; c'est, apparemment, un livre de souvenirs, depuis les débuts de l'auteur dans l'Aéropostale en tant que pilote, jusqu'à ses années de pilote aguerri. 

Apparemment seulement, car ce qui fait la grandeur du livre ce ne sont pas les anecdotes ou les péripéties, mais un fil conducteur : la dignité des hommes, l'universalité de cette dignité, et ce qui, en chaque homme, a une importance non superficielle. C'est en quelque sorte un hommage à l'humanisme, c'est-à-dire à l'Homme dans ce qu'il a de plus tragique et de plus digne. Un humanisme dénué de toute niaiserie ou de "bons sentiments" mais une réflexion (osons le mot, même si les puristes vont s'en émouvoir) philosophique sur la volonté et l'épanouissement de chaque homme au sein d'une communauté d'hommes.

Et ce fil est continu, de la première à la dernière phrase :
"La terre nous en apprend plus sur nous que tous les livres. Parce qu'elle nous résiste." (p. 9)
"Seul l'Esprit, s'il souffle sur la glaise, peut créer l'Homme."(p. 218

Pourquoi l'Esprit ? Pourquoi la glaise ? Cette référence à la Genèse n'a rien de religieux. Dans le dernier chapitre du livre, l'auteur raconte que lors d'un voyage en train il découvre en troisième classe une foule entassée d'exilés polonais que la France renvoie chez eux. Contemplant dans cet entassement un couple et son bébé il écrit : " La vie se transmettait dans l'absurde et le désordre de ce voyage. Je regardai le père (...) L'homme était pareil à un tas de glaise. Ainsi la nuit, des épaves qui n'ont pas de forme, pèsent sur les bancs des halles." (p. 215). Et plus loin (p. 217 et 218) :"Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C'est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné". Et l'Esprit, ce n'est pas le souffle divin mais l'évidence tristement humaine que ce qu'il y a à faire, il faut le faire. Dans la douleur mais sans résignation, avec la certitude quasiment kantienne d'un impératif catégorique qui ne serait pas moral, mais qui nous oblige, en tant que membre d'une communauté d'êtres dotés d'une volonté libre à qui nous nous devons, à faire ce qui doit être fait. En tant que pilote Saint-Exupéry transporte le courrier de l'Aéropostale. Des lettres certainement, pour la plupart, médiocres dans lesquelles s'échangent les soucis quotidiens, les ambitions. Qu'importe ! Le destin a voulu qu'il ait à transporter ce courrier, et ce courrier devient sacré. Ces pages insipides ont été confiées par des hommes à d'autres hommes. Et si chez ces hommes l'Esprit a soufflé sur la glaise, ce n'est plus un fonctionnaire qui transporte le courrier, mais un compagnon, un camarade, un soldat pourrait-on dire, qui ne s'intéresse pas aux buts stratégiques de sa mission mais qui a la conscience aiguë de la responsabilité qu'il a de satisfaire cette conscience. 

"Tout au long de ce livre, j'ai cité quelques uns de ceux qui ont obéi, semble-t-il, à une vocation souveraine, qui ont choisi le désert ou la ligne, comme d'autres eussent choisi le monastère ; mais j'ai trahi mon but si j'ai paru vous engager à admirer d'abord des hommes. Ce qui est admirable, c'est le terrain qui les a fondés." (p. 191). 
Et le terrain, c'est cette "terre des hommes"; non pas la terre astronomique, mais celle qui nous fait camarade, frère des bipèdes humains, conscients, doués de raison, mais dotés aussi de quelque chose de transcendantal qui fonde une famille.

Si j'ai dit plus haut "un soldat pourrait-on dire" ce n'est pas par hasard. Dans le dernier chapitre de son livre, Saint-Exupéry relate un épisode de la guerre civile espagnole (il avait été envoyé à Madrid, comme journaliste de guerre). Dans une guérite exposée, un capitaine reçoit l'ordre de déclencher une offensive absurde et inutile, vouée à l'échec. Un sergent est désigné pour la mission et sa mort est certaine. Il va dormir d'un sommeil profond et tranquille. On le réveille à l'heure fatidique :

 " Mais le voilà debout, qui nous regarde droit dans les yeux : - C'est l'heure ? Et c'est ici que l'homme apparaît. C'est ici qu'il échappe aux prévisions de la logique : le sergent souriait ! (...) Que trouverais-tu ici, sergent, qui t'apportât le sentiment de ne plus trahir ta destinée ? Peut-être ce bras fraternel qui souleva ta tête endormie, peut-être ce sourire tendre qui ne plaignait pas, mais partageait ? " Eh ! camarade ..." Plaindre, c'est encore être deux. C'est encore être divisé. mais il existe une altitude des relations où la reconnaissance comme la pitié perdent leur sens. C'est là que l'on respire comme un prisonnier délivré." (p. 201)

Cette phrase : "il existe une altitude des relations où la reconnaissance comme la pitié perdent leur sens" est exemplaire. Elle illustre à merveille ce que l'on appelle, parfois péjorativement, l'humanisme de Saint-Exupéry. Être avec, ce n'est pas être deux. C'est être un dans deux.

Naufragés dans un désert quasiment inconnu ( le désert de Libye) Saint-Exupéry et son mécanicien Prévot sont voués à une mort probable, sans eau, ni connaissance exacte de leur position. Et Prévot pleure : "Je lui tape sur l'épaule. Je lui dis, pour le consoler : - Si on est foutus, on est foutus ... Il me répond - Si vous croyez que c'est sur moi que je pleure ..." (p. 154). Aucun des deux ne connaît l'angoisse de la mort pour son propre être :

"Ah ! J'accepte bien de m'endormir, de m'endormir ou pour la nuit ou pour des siècles (...) mais ces cris que l'on va pousser là-bas, ces grandes flammes de désespoir ... Je n'en supporte pas l'image. Je ne peux pas me croiser les bras devant ces naufrages ! Chaque seconde de silence assassine un peu plus ceux que j'aime." (p. 155)
(cf. à ce sujet le modeste article de mon blog intitulé "La muerte de los otros")

C'est le même esprit qui traverse le récit de l'épopée de Guillaumet dans les Andes. 
Le vendredi 13 juin 1930, en traversant les Andes pour la 92e fois pour l’Aéropostale, il s’écrase avec son Potez 25 (immatriculé F-AJDZ) à la Laguna Diamante à cause du mauvais temps. Sans équipement autre que son blouson de pilote, il marche pendant cinq jours et quatre nuits, passant trois cols. Il oublie une fois un gant et rebrousse chemin pour le retrouver. Il manque plusieurs fois d’abandonner mais persiste en pensant à ses camarades2 et à sa femme Noëlle. En effet, en l'absence de corps, l'assurance vie ne peut être versée qu'après 4 ans de disparition. Il atteint un village au bout d'une semaine. L’exploit que les habitants des vallées résument parfaitement : « Es imposible », construit la légende de cet homme discret au milieu des stars de l’Aéropostale. À Antoine de Saint-Exupéry, venu le rechercher, il déclare : « Ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait ».
Modèle des pilotes de ligne, Henri Guillaumet franchira 193 fois la cordillère des Andes et fera douze traversées d'études de l'Atlantique Nord entre 1938 et 1939.
(source)


Henri Guillaumet et Antoine de Saint-Exupéry
Parlant de Guillaumet l'auteur écrit :

" Le courage de Guillaumet, avant tout c'est sa droiture (...) Sa grandeur c'est de se sentir responsable (...) Il fait partie des êtres larges qui acceptent de couvrir de vastes horizons de leur feuillage. Être homme, c'est précisément être responsable (...) C'est sentir, en posant sa pierre, que l'on contribue à bâtir le monde." (p. 54 et 55)

On aura compris, à la lecture des quelques extraits que j'ai cités, que la beauté de ce livre c'est aussi une extraordinaire qualité d'écriture, une profondeur remarquable et concise dans l'expression, un sens de la "formule" qui, en peu de mots est capable, mieux qu'un long discours, de communiquer du sens. 

"Terre des hommes" est à mon avis l'ouvrage le plus abouti de Antoine de Saint-Exupéry. Un livre que j'ai aimé dans ma jeunesse, sans peut-être en comprendre toute la portée. Un livre que je relis aujourd'hui avec le sentiment de lire un chef-d'œuvre.


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