Pages

mercredi 26 septembre 2018

JORGE LUIS BORGES, LE CHAT DE SCHRÖDINGUER ET LA PHYSIQUE QUANTIQUE


Jorge  Luis Borges (1899-1986) est un écrivain et poète argentin mondialement célébré. Il a été souvent cité pour le prix Nobel sans l’obtenir, et certains pensent que ses opinions politiques conservatrices en sont la cause.
De son propre aveu, Borges n’avait aucune connaissance en physique, mais il a écrit une courte nouvelle “El jardín de los senderos que se bifurcan”  (non publiée en français, à ma connaissance, et que l’on pourrait traduire par "Le jardin des chemins qui se séparent") dans laquelle il a une prémonition d’une des théories de la physique quantique.  Mais avant d’en arriver à cette prémonition, je dois faire un large détour par une explication, aussi simple que possible, de ce qu’est la physique quantique, faute de quoi la prémonition dont j’ai parlé serait incompréhensible.



Jorge Luis Borges



Le 17 avril 1900, le physicien Lord Kelvin a prononcé une phrase qui est restée célèbre « Nos connaissances en physique sont comme un ciel bleu dans lequel subsistent deux petits nuages ». Il voulait dire par là que la physique était arrivée à son terme, à l’exception de deux petits « détails » qu’il restait à expliquer : la constance de la vitesse de la lumière et le problème du corps noir (disons, pour simplifier, la relation entre la couleur d’un corps et sa température). Or il s’est avéré que ces deux petits nuages n’étaient pas sans importance et que la résolution de ces deux problèmes a donné lieu à deux révolutions scientifiques : la relativité générale (Einstein) et la physique quantique (Planck, De Broglie, Heisenberg, Pauli, etc.).

La physique quantique est la physique des particules élémentaires microscopiques qui sont les « briques » de la matière et des rayonnements. A cette échelle, les lois classiques de la dynamique et de l’électromagnétisme (Newton et Maxwell) ne s’appliquent plus et le comportement des particules diffère radicalement de celui des corps complexes, composés de milliards d’atomes et molécules. La lumière, par exemple, se comporte parfois comme une onde et parfois comme un flux de particules élémentaires (les photons) ; plus curieux encore, son comportement dépend de la façon dont l’expérimentateur effectue les mesures. Autre exemple : si nous lançons une pierre en l’air et que nous connaissons les conditions initiales (vitesse, angle du lancer, etc.) la mécanique classique nous permet de connaître la trajectoire de la pierre avec une grande précision. A chaque instant nous pouvons prédire quelle sera sa vitesse et sa position dans l’espace. Par contre, s’il s’agit d’une particule (un électron par exemple) nous ne pouvons connaître à la fois sa position et sa vitesse (principe d’incertitude d’Heinsenberg). On ne peut parle que de probabilités de vitesse ou de position, ce qui a fait dire à Einstein (qui n’acceptait pas ce point de vue) : « Dieu ne joue pas aux dés ».
En fait, la mécanique quantique fourmille de phénomènes qui sont de véritables défis à la raison commune. Autre exemple : le fait de faire une mesure concernant une particule en modifie le comportement, (alors que si je mesure la surface d’un champ, le fait de le mesurer ne modifie aucunement sa surface) ou le principe de superposition qui implique qu’une particule puisse se trouver au même instant dans plusieurs états différents. Certains de ces paradoxes ont été expliqués par les mathématiques ; d’autres restent confinés aux limites de nos connaissances actuelles.

Dans les années 1930, un débat très intense animait le milieu scientifique au sujet de la physique quantique. Certains (Bohr, Pauli, Heinsenberg) estimaient que cette théorie était solide et pouvait expliquer la totalité des phénomènes. D’autres (Einstein, Schrödinger), bien qu’étant d’accord pour estimer que la formulation mathématique était correcte, étaient convaincus que cette théorie était insuffisante pour expliquer la complexité de l’univers. A cette époque, les moyens techniques étaient insuffisants pour trancher le débat par des résultats expérimentaux. Les deux camps avaient recours à ce que l’on appelle des « expériences de pensée ».

Une expérience de pensée est une expérience qui ne met en œuvre aucun appareillage mais uniquement l’imagination de celui qui la conçoit. Il imagine des conditions initiales, un dispositif crédible qui constitue l’expérience proprement dite, puis examine les conséquences qui en résulteraient s’il s’agissait d’une expérience réelle. La physique a utilisé beaucoup d’expériences de pensée, mais aussi les sciences humaines. L’expérience de ce type la plus célèbre est celle du « chat de Schrödinger ».

Schrödinger voulait démontrer qu’il existait une contradiction entre le principe de superposition et la réalité des phénomènes. Pour cela il imagine une caisse dans laquelle on enferme un chat et, dans la même caisse un corps radioactif, susceptible de se désintégrer en émettant un électron. Si l’électron est émis, il met en œuvre un mécanisme qui libère un marteau, lequel brise une fiole dans laquelle est contenu un gaz toxique qui tue le chat. Si l’atome ne se désintègre pas, l’électron n’est pas émis et le chat reste vivant. Schrödinguer imagine qu’au bout d’un certain temps (disons une heure) l’électron a une chance sur deux d’avoir été émis.
Or, ce qui est paradoxal (et qui va plonger le monde scientifique dans des décennies d’expectatives), c’est que tant qu’on n’ouvre pas la caisse, le principe de superposition implique que l’électron est à la fois émis et non émis, ce qui signifie que le chat est à la fois mort et vivant ! Par contre lorsqu’on ouvre la caisse, c’est-à-dire quand un observateur extérieur intervient, il y a ce qu’on appelle « un effondrement de la fonction d’onde » et on observe un chat mort, ou un chat vivant. Il est important de comprendre que la physique quantique implique que, tant que la caisse est fermée, les deux états existent effectivement simultanément. Il ne s’agit pas d’une probabilité d’existence de l’un ou de l’autre état : le chat est effectivement mort et vivant, la fiole est effectivement brisée et non brisée, ce qui est évidemment un défi pour notre sens commun rationnel.



L'énigme du chat de Schrödinger a été prise très au sérieux par les physiciens et de nombreuses explications très diverses ont été avancées. Notre propos n'est pas de les analyser ici et on pourra en prendre connaissance en se reportant à cet article bien documenté et abordable de wikipédia. Ces diverses solutions sont représentées ci-dessous :


Arbre des solutions du problème de la mesure
Théorie quantique
N'est pas censée représenter la réalitéNe représente pas totalement la réalitéReprésente totalement la réalité
PositivismeLois quantiques modifiéesInfluence de la conscienceAjout d'une variable supplémentaire : la positionDécohérence quantiqueUnivers multiples
Stephen Hawking
Niels Bohr
Roger PenroseEugene WignerThéorie de De Broglie-BohmRoland Omnès
Murray Gell-Mann
James Hartle
Hugh Everett
Giancarlo Ghirardi
Alberto Rimini
Wilhelm Eduard Weber
John von Neumann
Fritz London & Edmond Bauer
John BellHans-Dieter Zeh
Wojciech Zurek
Bernard d'Espagnat
Olivier Costa de Beauregard

Nous nous arrêterons sur l’une d’elles, car elle nous ramène à Jorge Luis Borges, celle des univers multiples de Hugh Everett.

La théorie d'Everett ((1930-1982) peut schématiquement se résumer comme suit:


  • Les lois quantiques sont universelles. Tous les systèmes physiques, microscopiques ou macroscopiques obéissent aux mêmes lois. Il n'y a pas de raison qui permettrait d'affirmer que les systèmes macroscopiques échappent aux lois quantiques. La réunion de deux systèmes quantiques est toujours un système quantique. Par récurrence on en déduit qu'un système est toujours quantique, aussi gros soit-il.
  • Lorsque le système observé n'est pas un état propre de la mesure, l'équation de Schrödinger prédit que le système complet (système observé+appareil de mesure) est dans une superposition de résultats de mesure, à l'issue de l'observation. Cela vaut également pour les observateurs humains. Comme nous observons toujours un seul résultat de mesure, pas une superposition, Everett en conclut que les solutions de l'équation de Schrödinger décrivent une multiplicité de destinées des appareils de mesure et des observateurs humains.



  • Everett prouve dans sa thèse que la réduction du paquet d'ondes est une sorte d'illusion qui résulte du postulat d'évolution unitaire et de l'intrication entre le système observé et le système observateur.



  • Il prouve également que l'intersubjectivité des résultats d'observation résulte des principes quantiques et qu'elle n'est pas incompatible avec les destinées multiples.
    • Nous savons aujourd'hui, grâce aux recherches sur la décohérence, que la thèse d'Everett permet de comprendre l'apparition d'une multiplicité de mondes classiques relatifs aux observateurs, qui ont des destinées multiples, dans un unique Univers quantique, décrit par une unique solution de l'équation de Schrödinger : la fonction d'onde universelle 
    Comme nous l’avons indiqué plus haut Jorge Luis Borges a écrit en 1914 une nouvelle « El jardin de los senderos que bifurcan » qui rappelle étrangement la théorie de Everett. C’est une nouvelle surréaliste mais qui, en fait, est également une réflexion sur le temps et la succession des événements qui constitue le temps propre de chacun de nous.

    Pour des raisons, et au fil de circonstances, qu’il n’est pas utile de conter ici (mieux vaut lire la nouvelle) le narrateur fait la connaissance de l’arrière petit fils d’un sage chinois, Ts’ui Pên,  qui s’est fixé deux buts dans la vie : d’une part construire un labyrinthe infini ; d’autre part écrire un roman qui serait, lui aussi, de longueur infinie. Ces deux objectifs peuvent sembler sans rapports l’un avec l’autre mais il n’en est rien.
    En effet, dit Borges, le labyrinthe dont il est question n’est pas un labyrinthe spatial usuel dans lequel  il faut cheminer pour trouver la sortie. C’est un labyrinthe temporel. 
    Qu’est-ce qu’un labyrinthe temporel ?
    À chaque moment de notre vie, nous prenons des décisions. Elles peuvent être importantes et engager notre avenir, ou triviales comme le fait de boire ou non une tasse de café. Avant notre prise de décision, toutes les conséquences qui résulteraient des diverses possibilités sont ouvertes. Quand nous prenons notre décision un seul chemin du labyrinthe temporel nous est ouvert. Tout se passe comme dans la caisse du chat de Schrödinguer : tant que nous n’observons pas le résultat (l’équivalent de la prise de décision) divers états coexistent ; mais une fois la caisse ouverte, un seul état est observable.

    Mais l’intuition surprenante de Borges (et c’est là qu’il a une prémonition des univers multiples de Everett) est que toutes ces possibilités devenues inaccessibles continuent à exister dans des univers parallèles. Un des protagonistes de la nouvelle le décrit fort bien : « Le jardin des chemins qui se séparent est une image incomplète, mais qui n’est pas fausse, de l’univers tel que le concevait Ts’ui Pên. À la différence de Newton et Schöpenhauer, ses ancêtres ne croyaient pas en un temps uniforme, absolu. Ils croyaient en l’existence d’une série infinie de temps, un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents y parallèles. Cette trame de temps qui se rapprochent, s’écartent, se coupent ou qui s’ignorent à jamais, transportent toutes les possibilités ».

    Le labyrinthe est infini car la combinaison des possibilités l'est aussi. Et le livre qui voudrait décrire tous les univers l'est aussi pour la même raison.

    Est-ce par hasard que se rejoignent l’œuvre d’un écrivain et celle d’un physicien ? Pas tout à fait, s’agissant de la physique quantique. Cette discipline a permis des avancées techniques décisives : le transistor, le laser, le GPS, etc. mais elle est totalement incompréhensible par la raison commune et n’est justifiée que par les mathématiques (de très haut niveau) et par la réalité de ses conséquences. Il n’est donc pas étonnant que l’on puisse en trouver des traces dans l’imagination des artistes ou des philosophes.


    1 commentaire :

    1. Pour info ! il y a bien une traduction de "Ficciones' et donc de Los senderos que se bifurvan" par Roger Caillois, chez Gallimard qui date de 1944 je crois… anne marie

      RépondreSupprimer

    Vous pouvez ajouter des commentaires.