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mardi 15 décembre 2015

L'INCIPIT

La première phrase d'une oeuvre (l'incipit) coûte beaucoup de travail. Il faut qu'elle "accroche" et, si possible, qu'elle dise déjà quelque chose au sujet de l'ouvrage ou de son auteur. J'en donne ci-dessous quelques exemples.


Source de l'illustration

À l'origine l'incipit était un mot réservé aux textes religieux et à la musique. En hébreu par exemple, les livres de la Bible sont désignés par leur incipit. Le premier livre du Pentateuque s'appelle Bereshit (« Au-commencement »), qui est le tout premier mot de la Bible : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre… »
L'emploi du mot "incipit" s'est étendu au roman dont il constitue la première phrase (ou parfois les premières phrases). 

En français, l'incipit qui est certainement le plus célèbre est celui de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust :


"Longtemps je me suis couché de bonne heure".

Il y a plusieurs choses remarquables dans cette phrase :


  • d'abord sa brièveté, inhabituelle chez Proust,
  • ensuite l'emploi du passé composé et non du plus-que parfait,
  • enfin l'adverbe "longtemps", vague, non daté et sans connotation de durée précise.

Cette première phrase introduit d'emblée le lecteur dans la recherche d'une temporalité.

Autre exemple de brièveté saisissante, la première phrase du Contrat social de Rousseau :

"L’homme est né libre et partout il est dans les fers".

Phrase volontairement provocatrice qui introduit le ton de l'oeuvre par l'opposition entre "libre" et "fers" (cf. aussi mes réserves sur le fond, dans un des articles de ce blog) et dont la structure (dans la forme et dans le fond) fait immanquablement penser à la première phrase du Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels :

« Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme. »

Ici, l'effet est obtenu par la corrélation entre "spectre" et "communisme" et le mot "Europe" suggère l'idée d'universalité, comme dans la phrase célèbre de Saint-Just (phrase qui n'est pas un incipit) : "Le bonheur est une idée neuve en Europe".


La première phrase de Salammbô de Flaubert introduit toute la couleur et l'exotisme du roman :

« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. »

Du même auteur j'aime aussi beaucoup  les premières phrases de Bouvard et Pecuchet :

"Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert. Plus bas, le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses, étalait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques."

En quelques mots simples mais percutants un décor est planté !

Enfin, pour en finir avec Flaubert, je livre ci-dessous une large partie du début de L'éducation sentimentale car il me semble qu'après avoir lu cet extrait on ne peut qu'avoir envie de lire tout le roman :

"Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard. Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, en avant, tintait sans discontinuer. Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines, filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule. Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir."

On sait que le thème de Germinal de Zola est celui d'une lutte ouvrière, dans le Nord, dans les corons et le charbon. Pourrait-on en douter quand on lit la première phrase du roman ? Tout l'ouvrage est noir, noir comme la nuit, noir comme le charbon, noir comme ce fantôme qui longe les champs de betteraves :

"Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves."

Magnifique !

L'incipit de Céline dans le Voyage au bout de la nuit est célèbre pour l'association des deux mots "ça" et "débuté". Il se présente ainsi :

"Ça a débuté comme ça."

Le mot "ça" appartient plus au langage parlé qu'au langage écrit. Dans un roman on attendrait plutôt : "Cela a débuté comme ça" ou "Cela a débuté comme ceci" (qui aurait été franchement lourd !). On peut admettre que Céline annonce ainsi un style "relâché". Mais après "ça" on n'attend pas "débuté" mais "commencé" pour rester dans même registre de vocabulaire.
Par ailleurs, et cette remarque fait pencher la balance du côté du langage parlé, sur le fond cet incipit a peu de sens. C'est un peu comme si on écrivait "Voici le début de mon roman". Et pourtant cet incipit a du sens d'un point de vue littéraire. Il annonce le style très particulier de Céline.

Depuis ma première lecture de Terre des hommes de Saint-Exupéry, je n'en ai jamais oublié l'incipit :

" La terre nous en apprend plus long sur nous que les livres. Parce qu'elle nous résiste". 

Incipit insolite qui ne s'explique que par les phrases qui suivent :
" L'homme se découvre quand il se mesure avec l'obstacle. Mais, pour l'atteindre, il lui faut un outil. Il lui faut un rabot, ou une charrue. Le paysan, dans son labour, arrache peu à peu quelques secrets à la nature, et la vérité qu'il dégage est universelle". Et l'on comprendra ensuite (thème unique du livre) que l'outil qui permettra à Saint-Exupéry d'atteindre le fond de "tous les vieux problèmes" est l'avion de ligne qu'il pilote et qui transporte le courrier des hommes.

Enfin, pour en terminer avec la littérature française, comment ne pas citer le célébrissime incipit de Camus dans L'étranger :

"Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas."

Il y a beaucoup de choses dans ces deux courtes phrases. "Maman est morte" n'a pas le même impact sur le lecteur que "Ma mère est morte". Mais malgré l'apparente tendresse du mot "maman" le ton est sec et dépourvu d'émotion (la suite du chapitre le confirme). En fait "maman" est l'équivalent d'un nom propre ; comme si Camus avait écrit "Louise est morte ce matin". L'étranger (le narrateur dans le roman) est déjà un étranger au monde. Le "je ne sais pas" peut se lire comme "je ne sais pas et ça importe peu". Enfin le thème de la mort s'annonce dès les premiers mots.

Mes connaissances linguistiques sont insuffisantes pour que je puisse citer beaucoup d'exemples dans la littérature étrangère si ce n'est par le biais de traductions  Mais pour le sujet qui nous occupe ici c'est l'auteur qu'on veut lire et non pas le traducteur. Pour s'en convaincre voici l'incipit de Anna Karénine de Tolstoï dans deux traductions différentes :

1. "Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon. Tout était sens dessus dessous dans la maison Oblonski."

2. "Tous les bonheurs se ressemblent, mais chaque infortune a sa physionomie particulière. La maison Oblonsky était bouleversée."

La première traduction a beaucoup plus d'impact que la seconde. Quelle est la plus fidèle ? Je ne suis pas russophone et ne le sais donc pas, même si j'ai l'intuition que c'est la première (pourquoi le traducteur aurait-il limité le concept de bonheur au bonheur familial si ce n'est pas dans le texte ?).
Pour ceux qui lisent le russe et pourraient trancher entre les deux traductions, la première phrase du roman est la suivante : 
"Все счастливые семьи похожи друг на друга, каждая несчастливая семья несчастлива по-своему. Все смешалось в доме Облонских."

Dans une langue que je maîtrise un petit peu, deux phrases en espagnol, que beaucoup d'Espagnols connaissent "de memoria".


Don Quichotte (Cervantes)

"En un lugar de la Mancha, de cuyo nombre no quiero acordarme, no ha mucho tiempo que vivía un hidalgo de los de lanza en astillero, adarga antigua, rocín flaco y galgo corredor".

Traduction (personnelle donc discutable) : " Dans un lieu de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, bouclier antique, petit cheval maigre et lévrier de chasse". 

Platero y Yo (Juan Jamon Jimenez)

"Platero es pequeño, peludo, suave; tan blando por fuera, que se diría todo de algodón, que no lleva huesos. "

Traduction (personnelle donc discutable) : " Platero est petit, velu, doux ; si tendre d'apparence qu'on le dirait tout en coton, sans squelette ".

Et si, en conclusion, je me penche sur l'incipit de ce modeste article je me dis comme les sportifs à qui on pose des questions idiotes à la télévision " Oui, c'est pas mal, mais je ferai mieux la prochaine fois !".

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