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lundi 29 octobre 2018

NIETZSCHE : "UNE LECTURE ONTOLOGIQUE"

Je recommande fortement les dix articles que Jean-Pierre Vandeuren a consacré à une "lecture ontologique de Nietzsche" en relation avec la pensée de Spinoza. J'ai rassemblé ces articles dans le texte ci-dessous.




Ontologie spinoziste
Nietzsche : une lecture « ontologique » (1/10)
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« Les livres de Nietzsche sont plus faciles à lire, mais plus difficiles à comprendre que ceux de presque tout autre penseur, pour cette raison paradoxale que chaque phrase considérée en elle-même apparaît relativement claire, tandis que la signification du tout demeure énigmatique, abandonnant ainsi le lecteur à un apparent chaos de sentences ou de formules isolées. » (Walter Kaufmann)
« Depuis qu’une foule de « partisans » ont succédé au nombre restreint de lecteurs fidèles qui savaient le lire comme il convient, depuis que de vastes cercles se sont emparés de son œuvre, il a connu le sort qui menace tous les aphoristes : certaines de ses idées, isolées de leur contexte, et livrées aux interprétations les plus diverses, ont été transformées en formules commodes, et ont servi de mot d’ordre à des courants entiers ; on les entend reprendre dans des affrontements d’opinions,  dans des querelles de partis, des disputes auxquelles lui-même était totalement étranger. » (Lou Andrea Salomé)
« Celui qui prend Nietzsche au « sens propre », à la lettre, qui le croit, est perdu. » (Thomas Mann)
Motivations
Le présent travail est né d’une fascination, d’une difficulté et d’une interrogation.
La fascination par la beauté et la clarté des écrits de Nietzsche.
La difficulté d’une compréhension globale de sa pensée malgré la lecture de nombre de ses multiples commentateurs.
L’interrogation : comment relier cette pensée à celle de Spinoza ?

Résumé
Comment comprendre, connaître la pensée de Nietzsche ? Il faut se souvenir que la pensée de Nietzsche est une chose singulière et que, pour Spinoza, la véritable connaissance d’une telle chose est celle du troisième genre, l’Intuition, la connaissance de l’essence de cette chose, que nous avons dès lors rebaptisée  « connaissance ontologique ». Nous avons donc choisi de tenter de lire Nietzsche de cette façon. C’est pourquoi, après avoir rappelé en quoi consiste cette connaissance et d’en avoir redonné des illustrations commentées, la tâche la plus difficile fut de définir l’essence d’une pensée ou d’une philosophie. Une fois cela accompli, cette définition fut appliquée à celle de Nietzsche et à celle de Spinoza, ce qui nous permit d’obtenir la compréhension ontologique et la liaison recherchées.
Plan
Une blague juive profondément superficielle (et un antidote contre l’antisémitisme)
La théorie de la connaissance dans l’Ethique
Qu’est-ce qu’un penseur ?
Les types de vérité
Le sentiment tragique de la vie
Une typologie (grossière) des différentes orientations philosophiques
Méthode et fondement
L’essence d’une philosophie
L’arborescence de la pensée nietzschéenne
Spinoza et Nietzsche : accords et désaccords
Un cadre commun aux deux pensées : une ontologie relationnelle
L’erreur de Nietzsche ; Spinoza avait raison
Conclusion

Une blague juive profondément superficielle (et un antidote contre l’antisémitisme)
« Les Grecs étaient superficiels … par profondeur » (Nietzsche,  Le Gai Savoir IV, Préface)
Question : « Quels sont les cinq Juifs qui ont façonné l’Occident ? »
Réponse : « Moïse : tout est loi ; Jésus : tout est amour ; Marx : tout est argent ; Freud : tout est sexe ; Einstein : tout est relatif »
C’est une blague, une boutade, un clin d’œil, donc c’est léger, superficiel. Mais tellement profond, surtout le dernier trait, car il n’a rien à voir avec les autres ; la théorie de la relativité ne concerne en rien la vie humaine en ces rapports interindividuels, au contraire des quatre traits précédents. Et pourtant, il pointe vers le relativisme moderne envers les autres valeurs citées.
Spinoza aussi était Juif. Il aussi a fortement influencé la civilisation occidentale. Selon Jonathan Israël (!!), il serait même à l’origine des Lumières « radicales » (voir son ouvrage Les Lumières radicales, La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650 – 1750)).
Si nous  pouvions le ressusciter et lui raconter cette blague, probablement sourirait-il et nous affirmerait-il elliptiquement que ces influences ne sont que des orientations spécifiques du « conatus », ce « quanta de puissance » par lequel « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (Eth III, 6) et qui « n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose » (Eth III, 7).
Cette réponse rappellerait furieusement un aphorisme de Nietzsche : « Le sentiment de puissance s’est développé de façon si raffinée qu’à cet égard l’homme peut désormais rivaliser avec le plus sensible des trébuchets. Il est devenu le plus fort des penchants humains ; les moyens découverts pour y parvenir constituent presque l’histoire de la culture. » (Aurore, § 23).
Le « sentiment de puissance » deviendra plus tard, dans l’œuvre de Nietzsche, la « volonté de puissance » et y occupera le rôle de principe explicatif ultime de la réalité, tout comme le conatus dans l’œuvre de Spinoza, du moins si l’on fait abstraction de son fondement ontologique (le conatus est la puissance divine interne à chaque chose particulière qui peut dès lors être considérée comme un « degré de puissance » (Deleuze), ou un « quanta de puissance »). Cette dernière expression, « quanta de puissance »,  qui s’adapte très bien au concept de conatus, est d’ailleurs reprise d’un texte de Nietzsche lui-même, texte datant du printemps 1888 (Fragments Posthumes), où elle désigne un « vécu immanent de la volonté de puissance ».
La volonté de puissance est « la loi de la vie, la loi du nécessaire “dépassement de soi” inhérent à l’essence de la vie » (Généalogie de la Morale III, § 27). Elle s’apparente, sinon semble s’identifier au conatus spinoziste, ce malgré les dénégations de Nietzsche lui-même qui, défaut manifeste de lecture attentive, n’y voit que la persévérance de la chose dans son état (et non dans son être), soit une simple conservation et non une expansion de soi : « La proposition de Spinoza sur la conservation de soi devrait, à vrai dire, mettre un terme au changement : mais cette proposition est fausse, c’est le contraire qui est vrai. Précisément, tout vivant montre le plus clairement qu’il fait tout non pas pour se conserver, mais pour devenir davantage» (Fragments Posthumes, printemps 1888). Ce défaut de lecture est d’autant plus étonnant que, dans la proposition III, 11, qui suit l’introduction du conatus et quelques explicitations, l’Ethique expose la thématique de l’accroissement et de la réduction de la puissance d’agir qu’est le conatus, qui introduit les définitions de la joie et de la tristesse (Eth III, 11, Scolie).
Pour Nietzsche, la véritable connaissance consiste dès lors à dévoiler, révéler, le vécu, en tant que volonté de puissance, qui a engendré ce que le « texte » de la réalité nous donne à lire : quel est le vécu qui se cache sous les idées, les situations, etc. ? Cette démarche, que Nietzsche désigne sous le vocable de « généalogie » est inductive, elle remonte des faits vers leur cause originaire, la volonté de puissance exprimée d’une certaine façon dans le fait.
Mais, malgré la différence de démarche, si l’on accepte d’identifier (momentanément) conatus spinoziste et volonté de puissance (des choses vivantes), cette connaissance s’apparente fortement à celle du troisième genre de Spinoza, la « Science intuitive », qui, elle, « procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses » (Eth II, 40, Scolie 2). La Science intuitive est une démarche déductive qui vise l’essence des choses, c’est-à-dire leur conatus, soit, en vertu de notre identification momentanée, leur volonté de puissance, du moins si nous nous limitons aux choses vivantes.
Ce ne sera donc pas faire violence à Nietzsche si nous tentons de  comprendre  sa philosophie, chose singulière vivante en chacun de ses lecteurs, par la Science intuitive spinoziste, c’est-à-dire de connaître (con – naître, « naître avec elle » ; com – prendre, « prendre avec nous ») son essence et par-là aussi être capable d’en déduire toutes ses propriétés, ses caractéristiques, ce qui permettrait d’en donner une vue synthétique, cohérente, et ainsi résoudre le problème de compréhension cité en exergue.
Commençons alors par rappeler l’épistémologie spinoziste.

La théorie de la connaissance dans l’Ethique
Notre existence nous confronte à chaque instant à un flot de rencontres avec des choses singulières (d’autres hommes, des animaux, etc.), donc à de nombreuses perceptions qui submergent notre corps d’affections et notre esprit d’images (les idées des affections de notre corps). Incapable de retenir toutes les caractéristiques de ces nombreuses choses particulières, notre esprit se doit d’en former des « notions universelles » (Eth II, 40, Scolie 1) comme celles d’homme, de cheval ou de chien.
Il peut former ces notions universelles de deux façons, l’une qui conduit à une connaissance inadéquate, l’autre à une connaissance adéquate.
Une notion universelle peut être formée par expérience sensible vague, c’est-à-dire à la suite des rencontres fortuites de notre corps avec d’autres corps. C’est ainsi qu’a été formée la notion universelle « homme », tantôt comme animal qui rit, bipède sans plumes, animal raisonnable, …, suivant la caractéristique qui a le plus frappé dans les expériences de rencontres. Cette expérience sensible comprend celle dite par « signes ». Par exemple, je sais, parce qu’on me l’a affirmé, que l’eau s’évapore lorsqu’elle est chauffée à plus de 100 ° Celsius. Spinoza la nomme connaissance du premier genre ou opinion ou Imagination. Puisqu’elle est basée sur la mémoire des choses, nous l’appellerons connaissance mnésique.
Cette connaissance est confuse, mutilée, donc inadéquate. Elle fait aussi intervenir des causes externes aux choses elles-mêmes (ce qu’on nous en a dit, par exemple).
Si nous reprenons l’exemple que Spinoza reprend à chaque fois pour illustrer les genres de connaissance, celui de la recherche de la quatrième proportionnelle, la connaissance mnésique consiste à appliquer une règle qu’on nous enseignée et dont effectivement, nous nous souvenons. De l’égalité ¾ = 6/x, la règle nous permet de calculer la réponse exacte. Mais cette exactitude n’en fait pas une connaissance adéquate car nous n’en comprenons pas la raison ou la cause.
De même, dans l’exemple du théorème de géométrie plane euclidienne qui affirme que la somme des amplitudes des angles d’un triangle vaut toujours 180°,  nous pouvons nous en assurer en mesurant les angles de nombreux triangles dessinés, mais sans la preuve mathématique de ce fait, cette connaissance reste d’opinion et inadéquate.
Nous pouvons aussi former des notions universelles à partir des « notions communes » (celles qui sont à la fois dans le tout et dans la partie, comme une preuve mathématique générale vaut pour toutes les choses considérées (toutes les égalités  de rapports ou tous les triangles) et pour chacune de ces choses en particulier (chaque égalité de rapport ou chaque triangle)) ou des idées adéquates des propriétés des choses. Cette connaissance est adéquate. Spinoza la nomme deuxième genre de connaissance ou Raison. Nous l’appellerons connaissance scientifique puisqu’elle est à la racine de toutes les sciences.
Remarquons deux choses : malgré son adéquation, cette connaissance reste extérieure à la chose (elle fait intervenir les propriétés générales des nombres dans l’exemple de la quatrième proportionnelle ; les propriétés des figures géométriques et des constructions dans le cas de la somme des amplitudes des angles d’un triangle plan euclidien) ; elle ne permet pas d’atteindre l’essence d’une chose singulière (Eth II, 37).
La seule connaissance qui permette d’atteindre l’essence d’une chose singulière et donc de la connaître (con – naître) vraiment est la connaissance du troisième genre ou Science intuitive, ou encore Intuition dans le vocabulaire spinoziste. Nous la nommerons connaissance ontologique puisqu’elle touche à l’essence des choses («  … la question ontologique qui a rapport à l’essence réelle des idées ou à la manière dont elles sont en Dieu ou dans l’âme indépendamment de l’aperception ou avant la connaissance qu’elle en acquiert dans un temps. » (Maine de Biran)).
Nous avons rappelé plus haut sa définition formelle et fort concise : elle « procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses » (Eth II, 40, Scolie 2).
Elle est adéquate, interne à la chose même (c’est la chose elle-même qui se déploie, sans action extérieure), elle reste déductive et rassemble en elle, en un seul « coup d’œil » les développements « scientifiques » qui pourraient y conduire (elle est « intuitive »).
Illustrons cela au moyen de nos deux exemples.
Considérons une recherche très simple de quatrième proportionnelle : ½ = 3/x.
L’essence du  rapport qui nous intéresse (3/x) est donnée par : le dénominateur est le double du numérateur. Automatiquement, sans aucun calcul, sans intervention de quoique ce soit, nous « voyons » apparaître la solution x=6.
Un (tout petit peu) plus compliqué : ¾ = 6/x.
L’essence du rapport 6/x est donnée par : le dénominateur est le numérateur multiplié par 4/3. De suite, nous « voyons » donc que x = 4/3 * 6. Cette opération rassemble bien les développements « laborieux » qui peuvent conduire à ce résultat :
¾ = 6/x ; 3*x = 4*6 ; x = 4*6/3 = 8
Nous avons développé l’exemple de la somme des amplitudes des angles d’un triangle plan euclidien dans deux  articles antérieurs,  Le troisième genre de connaissance : un exemple géométrique (1/2) et (2/2), qui illustre mieux à la fois le lien avec l’essence de l’attribut considéré dans la définition formelle (ici, l’Etendue, bien sûr) et  la « vision » immédiate de la propriété déduite de l’essence de la chose (ici, un triangle particulier), le rassemblement de toutes les étapes d’une déduction en un « coup d’œil ». Nous y renvoyons le lecteur intéressé.
Deux remarques :
1.   « Mais le sage, au contraire [de l’ignorant], [..] est conscient de soi, de Dieu et des choses par une sorte de nécessité éternelle, …» (Eth V, 42, Scolie, soit la toute fin de l’Ethique). Ce qui conduit à cette conscience par une sorte de nécessité éternelle est la connaissance ontologique. Elle est la clé pratique de toute l’Ethique. Elle s’applique en première lieu à notre propre essence (conscience de soi), ensuite à Dieu (connaissance adéquate fournie par la première partie de l’Ethique), enfin aux choses singulières, comme nous venons de l’illustrer. Elle est aussi la clé de notre « salut » car elle procure l’amour intellectuel de Dieu.
2.   Les illustrations données sur des êtres de raison sont pédagogiques, mais sans doute insuffisantes (comme le reconnaît Spinoza lui-même) car sans rapport avec notre existence « en chair et en os ». La connaissance de nous-mêmes est le travail de toute une vie à la fin de laquelle nous pouvons espérer, comme nous le dit Nietzsche à la suite de Pindare, « devenir ce que nous sommes». Mais cela est une autre histoire que nous avons déjà abordée dans quelques articles antérieurs (voir par exemple Les modes infinis dans l’économie de l’Ethique (1/3), (2/3) et (3/3)) et dans notre ouvrage Théorie générale de la personnalité.
3.   Les présents articles, en cherchant à exposer une connaissance ontologique de la philosophie de Nietzsche en fourniront un nouvel exemple.
4.   Cependant, malgré leur simplicité, les exemples mathématiques mettent en évidence trois caractéristiques fondamentales qu’il faudra veiller à conserver :
·         L’essence d’une chose singulière est le noyau interne générateur des propriétés de cette chose. Pour ce qui est de la quatrième proportionnelle, le noyau interne générateur du rapport représenté par a/b est « le dénominateur s’obtient en multipliant le numérateur par b/a ». Ce noyau génère tout dénominateur d’un rapport quelconque, c/x, égal à a/b à partir du numérateur : x = c*(b/a).
·         Cette génération est déductive.
·         La connaissance ontologique condense en une vue immédiate les connaissances scientifiques qui y ont abouti.
En toute généralité, il nous incombe d’abord de définir ce que pourrait être l’essence, le noyau générateur d’une philosophie, ou, plus globalement, d’une pensée.
Mais qui dit pensée dit penseur.
Nietzsche : une lecture « ontologique » (3/10)
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Qu’est-ce qu’un penseur ?
« Le penseur est celui qui investit le domaine de la vérité qui configure son époque et répond à l’appel de l’être qui résonne en elle » (Heidegger)
Tout homme, et le penseur, le philosophe, ne fait pas exception, est le produit de son époque et de sa culture, où celle-ci désigne l’ensemble des conditions d’existence qui informe la vie des individus. Ces conditions dépendent des valeurs qui priment à ce moment-là et elles-mêmes ne sont que des domaines variés, des « types » de vérité.
Toute culture est conditionnée par un type de vérité dominant. Mais d’autre types de vérité peuvent entrer en conflit avec ce type dominant et tenter de le renverser. C’est ce conflit qui résonne aux oreilles du penseur et dans lequel il va décider de prendre parti.
Spinoza vivait à une époque totalement imprégnée de religion : Dieu y était omniprésent. L’homme y vivait en ménage constant avec celui-ci, dormant avec lui, mangeant avec lui, faisant l’amour en sa présence, élevant ses enfants avec lui et raisonnant avec lui. Il vivait aussi au sein d’une culture libérale, du moins la plus libérale de son époque et la « vérité » religieuse se déclinait sous de nombreuses formes qui étaient tolérées. Catholicisme interprété de diverses manières, protestantisme, dont le calvinisme, religion hébraïque, cohabitaient, toutefois dans une ambiance conflictuelle. Mais tous étaient profondément préoccupés de leur salut.  Un autre type de vérité, cependant, pointait son nez. La science et principalement le mécanisme commençait à influencer les mentalités, tout particulièrement au travers de la pensée de Descartes qui lui aussi résidait dans les Provinces Unies depuis 1628. Et cette vérité scientifique, qui s’enracine dans la logique et les mathématiques ne pouvait qu’entrer en conflit avec les superstitions religieuses, conflit que Descartes évita cependant. Mais ce conflit entra totalement en résonance avec l’esprit de Spinoza qui décida de le résoudre en cherchant une possibilité de salut par l’intellect.
Nietzsche, lui, vivait à une époque où la science triomphait et où les valeurs religieuses vacillaient de plus en plus au sein d’une Allemagne qui se cherchait à la fois politiquement (l’Allemagne ne deviendra un état-nation qu’en 1871) et culturellement (la culture française dominait depuis fort longtemps toute l’Europe). Dans cette optique de recherche d’une renaissance culturelle, les allemands se tournaient vers la culture grecque qu’ils admiraient et qui les inspiraient. Les sciences archéologiques et philologiques de plus en plus pointues affinaient alors la connaissance de la culture hellénique tandis que les progrès scientifiques rendaient possibles l’industrialisation croissante de la Prusse qui, sous la férule de Bismarck, se dota d’une armée techniquement avantagée. Ce sont donc ces avancées scientifique et technologique qui donnèrent un net avantage aux prussiens dans leurs affrontements victorieux, d’abord avec l’Autriche, ensuite avec la France et qui permirent la création de l’Empire Germanique en 1871. Triomphe donc de la science et de la technique, mais qui, par son abstraction, sa course à la connaissance comme fin et non comme moyen, conduisait à la destruction de toutes les anciennes valeurs, au nihilisme (perte de tout sens, absurdité de l’existence, « rien ne vaut ») et à l’asphyxie de l’exubérance de la vie. Nietzsche, esprit « scientifique » médiocre mais brillant classiciste, se tourna vers la philologie qui lui offrait une méthode rigoureuse d’analyse des textes. Grâce à elle, il découvrit la culture grecque archaïque, présocratique, dans laquelle il vit l’exemple d’une culture exaltatrice de l’existence, culture qui sera affaiblie par Socrate et son penchant pour la connaissance théorique et l’abstraction. Dans son cas, ce ne fut pas la question du salut qui le guida, mais celle de la culture. Plus précisément : quelles valeurs créer pour supplanter les valeurs scientifiques et technologiques qui ont conduit au nihilisme, à la négation de la vie ? En définitive, c’est aussi un salut que Nietzsche chercha, mais un salut collectif, celui de la civilisation occidentale que le type de vérité scientifique avait conduit au nihilisme et à la décadence.
On le voit : ce qui détermine une pensée, une philosophie, c’est la rencontre entre une culture et une personnalité pensante. Mais, à la fois cette culture et cette personnalité sont déterminées par des types de vérité. Nous devons partir de ceux-ci.
Nietzsche : une lecture « ontologique » (4/10)
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Les types de vérité
« Je me suis rendu compte peu à peu de ce que fut jusqu’à présent toute grande philosophie : la confession de son auteur ; une sorte de mémoires involontaires et insensibles » (Nietzsche, Par-delà bien et mal, §6)
« Je suis une structure psychologique et historique. J’ai reçu avec l’existence une manière d’exister, un style. Toutes mes actions et mes pensées sont en rapport avec cette structure, et même la pensée d’un philosophe n’est qu’une manière d’expliciter sa prise sur le monde, cela qu’il est » (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception)
« Je crois qu’il vaut mieux de concevoir que, au fond, quelqu’un qui est écrivain ne fait pas simplement son œuvre dans ses livres, dans ce qu’il publie, c’est finalement lui-même écrivant ses livres » (Michel Foucault, Dits et écrits)
« La vérité est le mouvement de soi en soi-même » (Hegel)
Toutes ces citations tendent à exprimer la même idée : une pensée, un écrit, une philosophie n’est que l’expression de la personnalité de son auteur, une sorte d’autobiographie adaptée à la situation vécue et au sentiment « tragique » (nous reviendrons là-dessus) qu’elle suscite, à nouveau au travers du prisme de la personnalité.
Il convient donc de pouvoir décrire la personnalité de cet auteur, en l’occurrence ici, celle de Nietzsche. Mais il s’agit seulement de la décrire comme elle se trouve exprimée dans son œuvre et non pas dans tous ses détails biographiques. Cette œuvre est une œuvre de pensée et donc se fonde sur certains critères de vérité propres à son auteur. Nous pouvons donc cerner cette personnalité au moyen de types de vérité universels et pertinents.
Nous en proposons quatre suivant la « localisation » du principe premier auquel tous les raisonnements doivent ultimement se réduire. Pour reprendre les exemples de Spinoza et Nietzsche, chez celui-là, le premier principe est la nature « naturante » ou puissance absolue immanente qui transite par le conatus de chaque chose singulière dont elle est cause, tandis que chez le second, tout se ramène in fine à la volonté de puissance de chaque sujet. En termes spinozistes, on dira que Nietzsche refuserait de franchir le pas de la considération d’une nature « naturante » et s’en tiendrait à la nature « naturée » (qui pourtant, chez Spinoza ne se distingue pas de la « naturante »). Quoiqu’il en soit de cette distinction, il demeure que chacune des deux démarches ne fait appel qu’à ce monde – ci, elles sont totalement immanentes, ne font appel à aucun principe transcendant ou métaphysique, c’est-à-dire situé au-delà de la physique. Pour d’autres penseurs, la localisation du principe ultime se situe à un autre niveau, inatteignable ni par l’expérience, ni par la connaissance ; il est transcendant et conservera toujours une part de mystère. Ce principe peut-être une entité purement métaphysique comme la Volonté chez Schopenhauer ou divine, comme chez Descartes, Kant, Leibniz.
Nous avons donc un type de vérité
·         Immanente et objective, que nous appellerons logique ou de raisons ou causes ;
·         Immanente et subjective, que nous nommerons esthétique ou de vraisemblance (qui donne un sens) [Le lien entre l’esthétique, qui a trait à l’art et la vraisemblance peut à première vue paraître arbitraire, on le comprendra mieux en se reportant à notre étude sur l’art (voir les articles Spinoza et l’art, en particulier le neuvième de la série qui définit l’œuvre d’art en lien avec la vision du monde de l’artiste, donc le sens qu’il lui attribue)] ;
·         Transcendante et objective, que nous qualifierons de métaphysique ou de recherche d’un premier principe ;
·         Transcendante et subjective, appelée religieuse, ou d’espérance.
Chaque culture véhicule une conception dominante de la vérité parmi ces quatre types. Tout grand philosophe est guidé in fine par l’un de ces types qui peut-être soit conforme au type dominant de la culture à laquelle il appartient, soit totalement opposé. Spinoza vivait au sein d’une culture entièrement dominée par le religieux à l’intérieur duquel pointait le type logique (Toute la scolastique, mais aussi Descartes comme Leibniz) y formant un îlot « hybride » logico-religieux. Mais ces deux tendances ne pouvaient que choquer le caractère radicalement logique de la pensée de Spinoza. Nietzsche vivait dans une culture hybride également. Le religieux y tenait encore une place solide (le père de Nietzsche était pasteur et sa mère fille de pasteur), mais le rôle de la science en tant que connaissance pour la connaissance ou pour ses applications technologiques y apportaient un contrepoids à caractère logique. Ces deux aspects furent chacun un repoussoir pour le caractère résolument esthétique de sa pensée.
Le fait cependant d’adopter une philosophie (ou d’en construire une), d’opter pour une religion, ou même de réaliser une œuvre d’art, résulte d’un sentiment, d’un affect dirait Spinoza, d’un vécu affirmerait Nietzsche.

Nietzsche : une lecture « ontologique » (5/10)

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Le sentiment tragique de la vie
« Tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme des remèdes et des secours au service de la vie en croissance et en lutte : ils supposent toujours des souffrances et des souffrants » (Nietzsche, Gai Savoir, § 370)
Chacun de nous, inévitablement, doit faire l’expérience de l’impossibilité de la réalisation de certains de ses désirs, de ses valeurs et même de ses besoins, tous contrecarrés par la dure réalité des choses. Ce n’est pas pour rien que notre élan vital est dénommé conatus (« effort ») par Hobbes et Spinoza à sa suite. Le monde apparaît comme un chaos de forces qui se combattent et certaines d’entre elles doivent finalement triompher de chacun de nos désirs et, surtout, surtout, de notre désir d’une durée illimitée, notre désir d’immortalité. En effet :
« La force par laquelle l’homme persévère dans l’existence est limitée et elle est infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures » (Eth IV, 3).
Ce théorème se généralise directement à toutes les choses singulières, dont nos désirs, besoins ou valeurs.
Cet inévitable désaccord entre nos désirs ou nos idéaux et la réalité produit naturellement une diminution de notre puissance d’agir, donc une tristesse, que certains nomment « spleen » (Baudelaire), « mélancolie » (Paul Bourget), ou « angoisse » (Pascal, Kierkegaard, Heidegger), ou encore « déception » (Nietzsche), ce qui, selon ce dernier, engendre le nihilisme, cette « grande lassitude » : « On commence par entrevoir le contraste entre le monde que nous vénérons et le monde que nous vivons, le monde que nous sommes. Un choix nous reste : détruire soit notre vénération, soit nous-mêmes. En ce dernier cas, c’est le nihilisme » (Fragment Posthume (1885 – 1887)).
A la suite de De Unamuno, je préfère nommer cette tristesse « le sentiment tragique de la vie », car elle me permet d’en dériver l’essence de la tragédie grecque et, par ce biais, aussi me connecter nécessairement à la pensée de Nietzsche.
Les Grecs ont composé des tragédies et n’ont jamais parlé du sentiment tragique. Cependant, on peut considérer celui-ci comme le moteur de celles-là. En effet, quelle est la situation-type des tragédies classiques d’Eschyle et de Sophocle (un peu moins de celles d’Euripide) ? Celle d’un héros exemplaire par sa noblesse d’âme acculé par le destin (qui n’est que la dure loi de la rencontre de forces extérieures plus puissantes)  à subir un malheur incommensurable auquel il ne peut échapper qu’en cessant d’être lui-même. C’est exactement le choix impitoyable qu’évoque Nietzsche dans l’aphorisme cité ci-dessus : détruire soit sa « vénération », soit soi-même. Le héros tragique est noble, c’est-à-dire lucide et courageux. Il s’identifie à une grande idée, un idéal, une « vénération », qui justifie sa présence au monde (en termes spinozistes, qui a orienté son conatus ; en termes nietzschéens, par lequel s’affirme sa volonté de puissance). C’est cette identification qui lui enlève toute possibilité de sortir du choix : renier son idéal pour éviter le malheur atroce qui l’attend serait se renier soi-même ; accomplir cet idéal (son destin) le projette inéluctablement dans le malheur. On voit donc bien que le moteur des tragédies est le choc (ici monstrueux) entre l’idéal du héros et la rencontre de forces extérieures plus puissantes qui tendent à l’annihiler, soit notre « sentiment tragique de la vie ».
Prenons l’exemple d’Oreste dans les Choéphores d’Eschyle. Oreste est le fils d’Agamemnon et de Clytemnestre. De retour de la guerre de Troie à Argos, dont il est le roi, Agamemnon est assassiné par Clytemnestre et son amant Egisthe qui s’empare alors de la couronne royale. Oreste s’identifiera alors à son rôle de justicier, le devoir impératif de venger son père et de libérer Argos de l’usurpateur. Accomplir ce devoir fera de lui un matricide ; ne pas tuer Clytemnestre le ferait renoncer à son idéal de justice et donc le détruirait lui-même. Le malheur est inéluctable : Oreste accepte consciemment la souillure du matricide pour honorer son idéal. Il accepte le destin et, même plus il l’aime car, paradoxalement, il lui permet de « persévérer dans son être » puisque « son être », c’est son idéal auquel il s’est identifié. Amor Fati reprendra Nietzsche.  La conscience tragique, c’est le divorce entre la valeur et la vie. Le héros choisit la valeur et s’en trouve voué à la mort ou au désespoir. Le spectateur est pris d’admiration, de respect et de compassion.
Comment aurait réagi Oreste s’il avait été chrétien ? Certainement aurait-il abandonné son idéal pour ne pas attenter à une vie et ainsi sauver son immortalité dans le royaume des cieux.
Comment aurait-il réagi s’il avait été « moderne », pétri de psychanalyse et de psychologie ? Certainement aussi aurait-il délaissé son idéal en comprenant le geste de sa mère. Après tout, Agamemnon n’a-t-il pas voulu sacrifier leur fille Iphigénie afin que les dieux accordent aux navires grecs un vent favorable pour appareiller et se rendre à Troie ?
Mais ainsi, de situation en situation différente, de telles attitudes fondées sur la raison scientifique, conduisent-elles à l’abandon de tous les idéaux, de toutes les valeurs anciennes, à se « tuer » soi-même, à ne plus voir aucun sens en ce monde qui devient totalement absurde. C’est le nihilisme de notre civilisation moderne que dénonce Nietzsche et à laquelle il oppose la civilisation grecque archaïque dont l’archétype est présenté dans les tragédies d’Eschyle et de Sophocle, une civilisation « tragique ».
Nietzsche avait parfaitement détecté le détournement opéré dans les pièces d’Euripide, le dernier des poètes « tragédiens », qui est, en fait, le peintre des passions. La passion est, par excellence l’hubris, la démesure, l’excès spinoziste. Aveugle à tout sauf à son objet, elle ne vise que son assouvissement et, cas extrême, dramatique plutôt que tragique, elle conduit aux crimes les plus atroces. Médée, délaissée par Jason, son grand amour, est aveuglée par la vengeance et assassine ses propres enfants pour faire souffrir Jason, leur père. A ce dernier qui lui reproche d’avoir choisi une punition qui la fait souffrir elle aussi, elle répond : « Ma douleur, sache-le, n’est point perdue si elle t’empêche de me bafouer. » et « Il le fallait, pour ton malheur ». Cet aveuglement, cette servitude de tout l’être, est exactement l’opposé de l’attitude du héros tragique qui choisit lucidement et librement son funeste sort. Euripide peint des hommes en proie à telle ou telle passion, comme Médée dévorée par la vengeance; il devient psychologue et élucide les comportements humains. Avec lui, la raison scientifique fait son entrée chez les Grecs.
Euripide prépare Socrate, l’homme « théorique » de Nietzsche, à l’origine, selon lui, du nihilisme de la civilisation occidentale.
Et c’est sous la forme de cette prise de conscience qu’apparaît le « sentiment tragique de la vie » de Nietzsche au départ de sa philosophie et de la mission qu’il s’est assignée en tant que philosophe. La montée en puissance progressive de la raison scientifique, initiée par Socrate, a conduit à la destruction de toutes les anciennes valeurs universelles prônées en termes d’idéaux par la civilisation grecque archaïque et donc au nihilisme actuel. Ce nihilisme met en danger l’humanité entière. On l’a constaté dans l’avènement des deux guerres mondiales du 20e siècle, les plus dévastatrices qui existèrent et par la menace de plus en plus présente de destruction écologique de la terre du fait des progrès scientifiques et technologiques. Nietzsche se donne alors comme tâche la création de nouvelles valeurs destinées à sauver l’humanité du nihilisme et de ses conséquences.
Avant de poursuivre avec Nietzsche, revenons un moment sur une conséquence générale de nos développements précédents.
Jean-Pierre Vandeuren

Nietzsche : une lecture « ontologique » (6/10)

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Une typologie (grossière) des différentes orientations philosophiques
Un reproche classique adressé à la philosophie est sa disparité. Les systèmes philosophiques apparaissent nombreux et discordants entre eux. Aux modernes qui ne jurent que par la science dont la crédibilité est attestée par les progrès technologiques qu’elle engendre, ce fouillis cacophonique s’apparente à un amas d’affirmations arbitraires proche de celui des religions, ce qui conduit au rejet de l’ensemble des réflexions philosophiques. Mais c’est que celles-ci, tout comme les religions, répondent au besoin impérieux d’éloigner la tristesse engendrée par le vécu inéluctable du tragique de toute existence (« Nous nous efforçons de promouvoir l’avènement de tout ce que nous imaginons que cela conduit à la joie, mais nous nous efforçons d’éloigner tout ce qui s’y oppose, c’est-dire tout ce dont nous imaginons que cela conduit à la tristesse » (Eth III, 28)). La proposition précédente de l’Ethique parle bien de l’imagination de causes de joie ou de tristesse. Cette imagination est propre à chacun, de même que le sentiment du tragique de la vie qui en est issu. La disparité des réponses que chacun y apporte, donc des religions et des philosophies, n’est alors nullement étonnante. Cependant, on peut y introduire une grande clarté en classant les diverses grandes pensées selon le type de vérité dominant de chacun des penseurs qui les ont initiées. Par ailleurs, c’est aussi le type de vérité qui nous correspond le mieux qui nous incite à adhérer à telle ou telle grande pensée selon le rapport de son type avec le nôtre.
Reprenons.
Le monde, la réalité, nous apparaît nécessairement comme un chaos de forces qui cherchent chacune à dominer et réduire celles qui s’y opposent.
Nos désirs, nos valeurs, nos idéaux, sont eux-mêmes des forces qui nous caractérisent nous-mêmes, auxquelles nous nous identifions et qui donnent sens à nos existences. Nous vivons leur antagonisme avec les autres forces qui s’y opposent et qui, nécessairement, les vaincront. De là naît le « sentiment tragique de la vie », commun à tous, mais qui s’exprime de façon différente pour chacun, façon qui va dépendre du type de vérité dominant de la culture ambiante et du type de vérité dominant de chacun, en particulier de chaque grand penseur.
Celui-ci va alors organiser le chaos apparent de forces selon son type dominant et proposer une « vision » du monde (une théorie de la réalité, « theorein », en Grec, signifiant « voir ») où s’inséreront ses réflexions. Cela nous donnera ainsi quatre grands types de pensées qui correspondent aux quatre grands types de vérité. Bien sûr, cette classification peut paraître grossière au regard de toutes les grandes pensées qui ont été couchées dans les livres, mais elle ne vise pas à atteindre l’idiosyncrasie. Comme toute classification, elle n’a l’ambition que d’un « être de raison » dont la raison d’être est de nous guider dans la complexité des choses singulières vers la connaissance ultime d’au moins l’une d’entre elles, la connaissance de son essence, sa connaissance ontologique.
On obtient ainsi deux branches principales : une vision « immanente » du monde et une vision « transcendante ». Chacune de ces branches se sépare ensuite en deux branches secondaires, l’une « objective », l’autre « subjective ».  La séquence immanence – objectivité, proposera une ontologie, à partir de laquelle le monde sera « déployé » (« expliqué », selon l’étymologie de ce terme). C’est la branche dont Spinoza est le parfait représentant : le monde, la substance-nature, est vu comme une puissance absolue qui, selon un mécanisme détaillé dans la première partie de l’Ethique, est cause de façon immanente et non transitive de toutes les choses singulières (Eth I, 18).  On peut y placer aussi Démocrite, ainsi que ses disciples Epicure et Lucrèce. La séquence immanence – subjectivité ne tentera pas de proposer un tel soubassement et s’en tiendra à la « surface » des choses, aux phénomènes (« phenomein », apparaître), à une phénoménologie. C’est ici que se situent Nietzsche, Husserl, Sartre, Camus. Vient ensuite la branche transcendance – objectivité qui proposera une métaphysique non religieuse. On y trouve Aristote avec son « premier principe » et Schopenhauer pour lequel le principe ultime est la Volonté. Platon aussi, avec son « vrai » monde des idées. Enfin vient la branche transcendance – subjectivité dans laquelle le monde est vu comme une création divine, par un Dieu anthropomorphe, qui est alors, de facto, le principe ultime. Toute la scolastique, mais aussi les philosophies hébraïques, Descartes, Pascal et Leibniz, également, procèdent de cette branche.
Schématiquement :
schéma typologie des philosophies
Métaphysique                Religion                              Ontologie           Phénoménologie
A l’intérieur de chaque type, le penseur, pour mériter son nom doit cependant procéder par raisonnements rigoureux. Quelle que soit la méthode, au sein de celle-ci, un raisonnement part de prémisses pour aboutir à certaines conclusions. Pour éviter toute régression à l’infini, il faut poser un principe premier, un fondement.
Méthode et fondement
Le fondement paraît évident dans les types métaphysiques et religieux. Par exemple, le principe premier schopenhauerien est la Volonté.
Cela est nettement moins évident dans les types immanents.
Quel est le principe premier spinoziste, l’idée-fondement sur laquelle repose sa méthode qui est, on le sait, la connaissance réflexive, l’idée de l’idée ?
Dans son commentaire du Traité de la Réforme de l’Entendement (TRE), Bernard Rousset note :
« Paradoxalement, cette première idée vraie ne peut être l’idée de Dieu, dont pourtant il faut en partir pour en déduire toutes les vérités de la Nature, puisque ce que l’on cherche, c’est justement à parvenir à cette idée, à diriger nos pensées vers elle et vers tout ce qui peut s’en déduire. Donc, de quelle idée d’idée faut-il partir, qui dirige nos pensées jusqu’à l’idée de Dieu ? Le seul moyen de parvenir à la connaissance ou idée de Dieu sera de partir, non de Dieu, mais du connaître même, de connaître le connaître, d’avoir « la connaissance de ce qui constitue la forme de la vérité, et la connaissance de l’intellect, de ses propriétés et de ses forces » (TRE, § 105), fondement apparemment double mais en réalité unique, dont le premier versant (la forme de la vérité) a été largement abordé dans ce qui précède, mais dont le deuxième demeure encore inexploré ; c’est à quoi doit être justement consacrée la suite du Traité (§ 106) : pour connaître l’intellect et ses forces, il faut en donner la définition (§ 106) ; on tirera cette définition des propriétés de l’intellect qui sont perçues clairement et distinctement (§ 107), et qui sont énumérées au § 108 ; enfin, à partir d’elles, on devrait apprendre la nature ou essence de la pensée, et donc aussi de l’intellect. On le devrait, et c’est là justement que le Traité tourne court [il s’interrompt au § 110 avant que Spinoza ne donne une définition de l’intellect] : mais si le fondement se dérobe, finalement, à la pensée, n’est-il pas bien naturel que le bonheur de la déduction se voie interrompu ? »
Dans l’Ethique, l’intellect, ou entendement, selon les traductions, ne fait pas plus l’objet d’une définition en bonne et due forme. Cependant, on y trouve, en plusieurs endroits, des formulations qui conduisent à penser que Spinoza tient pour équivalents l’entendement et la raison dont l’essence, il l’a indiqué en Eth IV 26 dém., « n’est rien d’autre que notre Esprit en tant qu’il comprend clairement et distinctement »
Aussi, dans la démonstration d’Eth V 10, il écrit :
« Aussi longtemps donc que nous ne sommes pas en proie à des affects qui sont contraires à notre nature, aussi longtemps la puissance de l’Esprit par laquelle il s’efforce de comprendre les choses (par Eth IV 26) ne se trouve pas empêchée, et par suite aussi longtemps il a le pouvoir de former des idées claires et distinctes et de les déduire les unes des autres […] »
Nous dirons donc que l’entendement, selon Spinoza, c’est l’esprit en tant qu’il comprend clairement et distinctement.
Et c’est cet entendement qui nous permet de connaître Dieu clairement et distinctement.
Chez Nietzsche, déjà la méthode est différente. Basée sur la philologie, « servante de la philosophie », elle se veut une lecture rigoureuse du texte que nous présente la réalité. Le cœur de sa pensée est la révélation du vécu qui fonde toute production de valeur : quel est le vécu qui l’a engendrée ? Mais il faut poursuivre : quel est le vécu qui a engendré ce vécu ? et ainsi de suite … Pour éviter l’impossible régression à l’infini, il faut de toute façon introduire un principe premier. Ce sera la « volonté de puissance », conséquence logique d’une vision du monde comme chaos de forces qui cherchent chacune la domination sur celles qui s’opposent à la sienne, qui cherchent à soumettre la puissance de ces dernières. La méthode nietzschéenne est une généalogie qui vise à révéler la volonté de puissance qui se manifeste sous le fait observé.
Remarquons que la volonté de puissance apparaît, elle, dénuée de fondement, ce qui est normal puisqu’elle est introduite en tant que principe premier, mais aussi introduite sans justification, donc comme principe métaphysique, réintroduisant par la fenêtre cette métaphysique abhorrée que Nietzsche avait voulu éjecter par la porte. Heidegger ne manquera pas de le souligner, disant que Nietzsche, accomplit la métaphysique plutôt qu’il ne l’achève.
Remarquons encore que d’un point de vue spinoziste, la volonté de puissance, vue dans le cadre des comportements humains, s’apparenterait plus à l’ambition de domination qu’au conatus et donc perdrait complètement son statut de principe premier.
Quoiqu’il en soit, nous sommes enfin en mesure de définir l’essence d’une philosophie.
Jean-Pierre Vandeuren

Nietzsche : une lecture « ontologique » (7/10)

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L’essence d’une philosophie
« Je dis qu’appartient à l’essence d’une chose cela qui, étant donné, fait que la chose est nécessairement posée, et qui, étant supprimé, fait que la chose est nécessairement supprimée, ou ce sans quoi la chose, et inversement, ce qui, sans la chose, ne peut ni être ni être conçu » (Eth II, Définition 2)
D’après nos développements précédents, appartiennent nécessairement à l’essence d’une philosophie ou d’une pensée en général :
·         Son contexte historique et culturel, dans lesquels se trouvent les types de vérité dominants et subalternes ;
·         Le type de vérité dominant de son auteur et ceux auxquels il s’est vigoureusement opposé ;
·         La façon dont cet auteur a principalement exprimé son sentiment tragique de la vie ;
·         La mission qu’il s’est assignée pour éloigner la tristesse née du tragique tel qu’il l’a ressenti ;
·         Le type d’« organisation de la réalité » qu’il a proposé et, donc le type de philosophie à l’intérieur duquel il pourra remplir sa mission.
·         Une méthode ;
·         Un fondement pour les raisonnements.
Spinoza vivait à une époque entièrement dominée par la religion et préoccupée essentiellement par le salut personnel dans l’au-delà. La raison spéculative y était au service de la religion, mais la connaissance scientifique progressait à grands pas.
Spinoza était de type « logique » et rejetait tout préjugé et toute superstition comme prémisse de raisonnement, il était donc strictement opposé aux types métaphysique et religieux, mais il restait préoccupé par la possibilité d’un « salut » individuel.
Son sentiment tragique de la vie était la difficulté de concilier la possibilité d’un salut « ici et maintenant » avec les exigences des raisons et des causes et sa mission fut dès lors de la trouver.
Il a donc proposé une ontologie purement immanente de laquelle il pouvait déduire un tel salut. C’est la perspective finale de l’Ethique et ce pour quoi sa philosophie porte ce nom.
Sa méthode déductive est la méthode réflexive, l’idée de l’idée et l’idée vraie la plus fructueuse, de laquelle nous pouvons tirer toutes les idées vraies est celle de Dieu.
Mais le fondement ultime qui mène à l’idée de Dieu est l’entendement, c’est-à-dire l’esprit en tant qu’il comprend clairement et distinctement.
Passons à Nietzsche.
·         Son contexte historique et culturel est celui d’une époque dominée par l’esprit scientifique et les progrès technologiques que la science permettait, entre autres par la connaissance archéologique et philologique des cultures anciennes et notamment grecque, mais aussi par la mise en cause et l’abandon des valeurs ancestrales.
·         Nietzsche était de type esthétique et était farouchement opposé à la fois à la domination de la raison scientifique et à toute métaphysique et religion, le développement excessif de ces domaines ayant conduit à un éloignement de la sensibilité, du matériel et du corps, ainsi que de la nature, à une séparation du « Tout », bref de la vie.
·         Il s’effrayait du rejet de toutes les valeurs qui menait au nihilisme et jugeait que la civilisation européenne était « décadente » au sens où elle se complaisait dans ce rejet des valeurs et s’enfonçait dans le nihilisme par un pessimisme destructeur de l’existence : le monde est absurde, aucune valeur ne peut lui donner un sens, mieux vaudrait ne pas être né et, puisque nous sommes ici malgré tout, autant désirer l’abandon de tout désir et la mort. [Nietzsche voyait dans l’absurdité du monde, non une détermination du monde (comme Schopenhauer), mais une déception d’une intention de sens (le sentiment tragique de la vie) qui, généralisée conduisait au nihilisme]. Une telle attitude menait l’humanité à sa perte. Telle est la façon dont s’exprimait son sentiment tragique de la vie.
·         Préoccupé du « salut » de l’humanité menacé par le rejet de toutes les valeurs anciennes qui caractérise le nihilisme, Nietzsche se fixa comme mission, comme tâche, de proposer de nouvelles valeurs plus propices à la vie et capables de dépasser le nihilisme et la décadence et ainsi de « sauver » l’humanité. La culture grecque archaïque, présocratique, lui fournit l’exemple d’une culture supérieure, à imiter. Nietzsche se voulait « médecin de la culture » : d’abord diagnostiquer le mal (les valeurs, rationnelles et ascétiques, qui conduisent à un affaiblissement de la vie), l’éradiquer et ensuite proposer de nouvelles valeurs plus favorables à l’expansion vitale.
·         Hostile à toute métaphysique, à tout arrière-monde, il ne pouvait que proposer d’en rester à la « surface » des choses, aux phénomènes, donc à une phénoménologie.
·         Sa méthode est une généalogie.
·         Le fondement ultime poursuivi par sa recherche généalogique des origines est la volonté de puissance.
Ce noyau de connaissances, cette essence, fournit une vue condensée et génératrice (par une genèse interne) des détails de la pensée de Nietzsche. Nous pouvons en déduire les principales caractéristiques, y placer, entre autres, tous ses aphorismes afin de comprendre leur signification véritable dans l’économie globale du système et ainsi éviter les mésinterprétations possibles, sans toutefois prétendre couvrir l’immense richesse des nuances de la réflexion nietzschéenne, évidemment.
Essayons-nous y.
L’arborescence de la pensée nietzschéenne
« Rien de plus pratique qu’une bonne théorie » (Henri Poincaré)
« Le manque de rigueur théorique a toujours pour revers une faiblesse d’ordre pratique : l’incapacité de penser la réalité et l’homme dans toute sa complexité est aussi ce qui, à terme, rend malade et affaiblit. » (Cécile Denat, Nietzsche, généalogie d’une pensée, p. 247)
A l’instar des Grecs et de Spinoza, Nietzsche considère la philosophie comme la recherche d’une sagesse pratique, une éthique, et non comme une somme de savoirs sans implication pour la vie. Mais cette pratique doit être déduite rigoureusement d’une recherche théorique. Et Nietzsche, quoique laisse apparaître la présentation aphoristique de sa pensée (à partir d’Aurore) et même poétique (dans Ainsi parlait Zarathoustra) est un penseur absolument rigoureux, dont ces deux styles d’écriture font partie de son implacable rigueur. Il procède déductivement de prémisses en conséquences à partir du noyau générateur qui est sa vision de la réalité, de type immanent – subjectif : la réalité est un chaos de forces contradictoires et il n’y a strictement rien au-delà de ce qui nous apparaît, aucun arrière-monde, aucune « chose en soi ». Nietzsche qualifiera lui-même cette vision de « Anti – métaphysique ou métaphysique des apparences » ou encore de « métaphysique d’artiste » (nous verrons la raison de cette dernière dénomination). Heidegger la qualifiera de « métaphysique de la subjectivité », ce qui se comprend directement à partir de notre typologie des philosophies. A partir de cette vision, on peut « voir de façon globale » l’ensemble des chemins déductifs qui conduisent aux diverses conclusions nietzschéennes. Comment ? Au moyen d’une « carte mentale » (« mind mapping » en anglais) dont le centre (le « noyau ») est cette vision du monde (« Weltanschauung ») et dont toutes les flèches doivent être vues comme des déductions. Une telle carte est arborescente : des branches partent dans tous les sens et s’entrelacent souvent, convergeant quelques fois vers un même point. Cette exposition convient beaucoup mieux à la pensée nietzschéenne qui semble exploser dans toutes les directions, créant de multiples branches qui, pourtant, restent attachées à un tronc commun.
 Je joins ci-dessous une photo d’une telle carte manuscrite où l’on peut suivre l’arborescence de la pensée déductive de Nietzsche. Par après, je développerai, de façon nécessairement linéaire cette fois, chacun des chemins en partant du chemin dénoté et en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre () pour parcourir les autres chemins principaux notés à .
Carte mentale
Carte mentale Nietzsche
Jean-Pierre Vandeuren

Nietzsche : une lecture « ontologique » (8/10)

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Développements
Partons sur et suivons en le cheminement.
La réalité est vue comme un chaos de forces contradictoires. Cela doit impliquer () que tout provient de la contradiction, du conflit des forces, les destructions, comme les créations.
Déjà d’ici suivent trois conséquences qui créent chacune une branche, deux vers le bas, dont celle de droite rejoins la branche principale , et une horizontale.
La branche descendante gauche :
Si la réalité est à la fois destructions et créations, l’aimer implique un amour total, donc aussi des destructions : tout aimer de ce qui advient, « Amor Fati », dénommé aussi par Nietzsche « acquiescement dionysiaque » ou « capacité tragique » (D’autres branches y aboutissent, nous y reviendrons donc).
La branche horizontale :
  la réalité est le résultat d’un processus pulsionnel producteur d’apparences, ce que Nietzsche désigne par « Art » ; la nature est « artistique », d’où la dénomination de « métaphysique d’artiste ». On remarquera qu’intervient ici le type « esthétique » de Nietzsche. Un penseur d’un autre type serait peut-être arrivé à une interprétation différente, mais aux conséquences (peut-être) aussi rigoureusement obtenues. Le type de philosophie n’empêche pas leurs diversités la philosophie doit être l’étude des sources pulsionnelles (en cela, elle diffère donc des philosophies antérieures basées sur la rationalité, que Nietzsche récuse car la survalorisation de la raison conduit ainsi à manquer le réel bien plus qu’à le penser rigoureusement).
Cette observation conduit  à nouveau à une bifurcation, à deux branches de la carte.
Suivons d’abord la branche descendante :
La philosophie doit être l’étude des sources pulsionnelles elle doit adopter une méthode psychologique le défaut des philosophies antérieures (pour la plupart) consiste en un manque de connaissance de l’humain Nietzsche se fait alors « moraliste », à la façon d’un La Rochefoucauld, il procède à l’examen de l’origine des valeurs, des mobiles cachés. « La question de l’origine des valeurs est pour moi une question capitale car elle conditionne l’avenir de l’humanité » dit-il au § 2 de Ecce Homo  La philosophie doit donc adopter une méthode historique en plus d’une méthode psychologique. Cette méthode consistera donc à « constituer une histoire de l’émergence de ces sentiments et jugements de valeurs » (Gai Savoir, § 345) afin de pouvoir évaluer ces valeurs. Nietzsche qualifiera de « généalogie » cette enquête philosophique, à la fois historique et psychologique Ainsi, remettant en question les valeurs sous-jacentes aux comportements et aux vertus, il se fait donc aussi « immoraliste ».
Suivons à présent la branche montante :
La philosophie doit être l’étude des sources pulsionnelles comme les pulsions sont corporelles, il faut « renverser » la valorisation platonicienne et chrétienne de l’esprit en valorisant plutôt le corps qui sera vu, à l’instar de la réalité, comme un complexe de pulsions dont la pensée devient un épiphénomène : « L’âme, ce n’est qu’un mot pour quelque chose qui appartient au corps » (Ainsi parlait Zarathoustra, 1) Il conviendra dès lors que l’enquête philosophique recherche dans le corps les sources des sentiments et des croyances formulées en valeurs.
Ici trois conséquences, et donc trois branches émergent :
Mais ces sources, ces causes, peuvent être multiples et toute méthode doit être économe de causes explicatives, c’est le principe du « rasoir d’Ockham » ou principe de simplicité (« les hypothèses suffisantes les plus simples doivent être préférées »). La réalité étant vue comme un chaos de forces contradictoires, conflictuelles, dont chacune d’entre elles, voulant dominer les autres, est à la recherche perpétuelle d’un accroissement de puissance, il apparaît naturel et simple de désirer expliquer la totalité de la réalité par cette pulsion primaire de recherche d’augmentation de puissance. Nietzsche la nommera « volonté de puissance » : la nature entière est volonté de puissance, c’est-à-dire jeu et lutte de pulsions tendant chacune vers l’accroissement de leur puissance.
Puisque les valeurs trouvent leur origine dans le corps, il s’ensuit qu’elles n’ont pas été assimilées par des arguments ou des démonstrations, mais par une « incorporation ». Les valeurs sont passées en nous, pour « devenir chair et sang » : par de longues habitudes, par commandements, par « élevage », elles sont « passées dans la vie du corps » Nietzsche est tout-à-fait cohérent, sa théorie engendre une pratique, en particulier dans son style. Puisque les valeurs résultent d’une incorporation, les nouvelles valeurs qu’il proposera dans son Zarathoustra ne doivent être présentées ni sous une forme argumentative, ni démonstrative. Il reste la forme séductrice. Ce sera une séduction des yeux et des oreilles : c’est pourquoi Ainsi parlait Zarathoustra adopte une forme poétique et musicale (« La musique ne se réfute pas ») où la volonté de puissance côtoie des formules chocs. « Dieu est mort » signifie l’anéantissement de toutes les anciennes valeurs, le Dieu des chrétiens bien sûr, mais aussi la foi en une vérité absolue, la foi en la raison, ces « ombres de Dieu ». L’Eternel Retour du même n’est pas une doctrine cosmologique, c’est d’abord un test : si nous devions revivre éternellement notre vie jusque dans ses moindres joies et ses plus insignifiantes tristesses, comment réagirions-nous ? En étant désespérés à l’idée de devoir revivre sans fin toutes ces tristesses, douleurs, échecs, déceptions ? Ou notre amour de la vie nous ferait-il aimer cette perspective ? Platon et les chrétiens adoptèrent la première attitude et choisirent de fuir dans un arrière-monde. Les bouddhistes, et Schopenhauer aussi, choisirent la négation de ce monde par l’annihilation des désirs. Nietzsche propose d’adopter la deuxième attitude, tout comme les Grecs présocratiques
acquiescement à tout : Amor Fati.
Le « surhomme » sera celui qui se révélera capable de supporter le poids d’un tel acquiescement.
La pensée de Nietzsche est totalement cohérente : volonté de puissance, Eternel Retour et surhomme sont des notions qui s’impliquent toutes. « L’éternel retour est la formule par laquelle la volonté de puissance affirme qu’elle se veut elle-même, qu’elle dit oui sans réserve à son jeu dionysiaque, jusque dans ses aspects destructeurs et sélectifs » (Patrick Wotling). Le surhomme est l’homme idéal qui correspond exactement à la volonté de puissance. Heidegger avait bien vu ce lien entre ces trois notions. Dans son jargon, la volonté de puissance se comprend comme l’être de l’étant, l’essence de la totalité de l’étant, l’éternel retour, comme l’existence de l’étant, la manière dont se vit l’étant dans sa totalité, et « surhomme » est le nom donné à l’être de l’homme qui correspond à l’être de l’étant. D’où Heidegger conclura que Nietzsche, plutôt que de clore la métaphysique, l’a accomplie (voir plus haut).   
De tournons maintenant dans le sens horloger (branche ):
Tout résulte des conflits incessants entre des forces Tout est mouvant, en « devenir », tout est devenir.
Trois conséquences, donc trois branches en découlent :
Celle de gauche :
Tout est mouvant Tout concept surgissant « de la postulation de l’identité du non identique », il ne peut décrire adéquatement la réalité qui est à chaque instant non identique à elle-même. Encore une fois ici Nietzsche récuse la rationalité Par quel outil remplacer le concept ? Ce sera la typologie. Un « type » est un exemple chargé de représenter un ensemble de cas individuels qui, quoique non identiques, présentent néanmoins un certain nombre de traits communs. C’est ainsi que Nietzsche parle de Socrate comme le type (de penseur) « théorique » La typologie est l’outil théorique nécessaire du philosophe dont « le premier problème » est l’évaluation, la hiérarchisation des types de vie.
Celle de droite :
Tout est mouvant La notion de « vérité » unique, absolue et immuable est une illusion, ce qui remet en question la possibilité de toute science ou de toute connaissance entendue comme accès à une telle vérité ou à une réalité en soi Pour décrire une réalité mouvante et plurielle, il est nécessaire de faire appel à une multiplicité de points de vue, au « perspectivisme ». Ici à nouveau Nietzsche s’oppose à tout dogmatisme et à la pensée de système Comment présenter une telle démarche perspectiviste arborescente (chaque perspective sur une thématique commune, « le tronc », est une « branche » qui part de celui-ci) ? Nietzsche parlera de sa philosophie comme d’une philosophie « expérimentale » (ou d’un « scepticisme expérimental » s’opposant au scepticisme classique qui conduit au désespoir), et, dès Aurore, la présentera sous la forme d’aphorismes.
Celle du milieu :
Tout est mouvant Si l’on veut expliquer le changement, il faut enquêter sur le passé. On retrouve ici l’importance de la méthode historique et philologique, le recours à la généalogie.
A partir du noyau central, tournons encore d’un cran dans le sens horloger (branche ) :
Creuser la réalité vue comme un chaos de forces conflictuelles, mouvantes et diverses remises en question perpétuelles le penseur se trouve entraîné dans un abîme de plus en plus profond et angoissant (« Quand tu regardes l’abîme, l’abîme regarde en toi ») A la fois pour surmonter l’angoisse de cet abîme et éviter une régression à l’infini, il est nécessaire de recourir à un principe premier, ce sera la volonté de puissance, déjà rencontrée comme aboutissement d’une autre branche.
Opérons un nouveau tour à partir du centre (branche ) :
Le monde nous apparaît comme un chaos de force sentiment tragique de l’existence cette tristesse engendre en nous souffrance et pessimisme que nous nous efforçons d’éloigner. Comment ? Les solutions antérieures, renoncement, négation de la vie (Bouddhisme, Schopenhauer), illusions d’un autre monde (Platon, christianisme), illusion de la connaissance pour elle-même (Socrate, la science moderne), sont toutes récusées par Nietzsche car contraire à l’expansion de la vie qui est volonté de puissance A l’instar des Grecs présocratiques, Nietzsche propose de « surmonter » la souffrance et le désespoir par un « pessimisme de la force » (opposé au pessimisme désespéré de Schopenhauer), par une « belle humeur », une gaieté d’esprit, (opposée à la tristesse de Schopenhauer et des chrétiens), par un « pessimisme tragique » (opposé à la fois à l’optimisme socratique et scientifique et à la résignation bouddhiste). Quelle est la source de ces attitudes ? C’est l’amour inconditionnel de tout le réel, amour même des conflits et des destructions, comme faisant partie de la création « artistique » du monde, source que nous avons déjà rencontrée au détour d’autres branches.
A nouveau, à partir d’ici, trois branches se développent :
La science, que Nietzsche ne récuse qu’en tant que connaissance comme propre fin et donc inutile à la vie elle-même, trouve une nouvelle fondation : elle devient création, illusion bénéfique à l’existence, en un mot, « art ».
Cet amour total s’identifie avec l’Amor Fati.
A l’inverse, le refus de la souffrance et de toute forme de conflit et l’exigence de compassion envers autrui, conduisent à une « médiocratisation » de l’être humain et de son existence : « Ce à quoi [les partisans du « goût démocratique » et des « idées modernes »] aimeraient tendre de toutes leurs forces, c’est la généralisation du bonheur du troupeau dans sa verte prairie, avec pour tout le monde sécurité, absence de danger, bien-être, allègement de la vie ; les deux chansonnettes et doctrines qu’ils entonnent le plus généreusement s’appellent « égalité des droits » et « compassion pour tout ce qui souffre », – et ils tiennent la souffrance elle-même pour quelque chose qu’il faut abolir » (Par-delà Bien et Mal, §44) En fonction de cet affaiblissement, Nietzsche déduit deux types fondamentaux de valeurs morales dénommées « morale des maîtres » ou « aristocratique » et  « morale d’esclaves » ou « du ressentiment » ce qui a rendu l’homme moderne « malade », ce sont les valeurs chrétiennes d’ascétisme, qui forment une morale du ressentiment Tout un chacun peut tomber malade car les forces qui nous sont extérieures et nous combattent nous affaiblissent nécessairement. La réaction normale est alors de chercher un remède, une alliance qui nous aide à lutter contre la maladie. Mais les valeurs modernes préférées aggravent l’état maladif plutôt que ne le combattent. Nietzsche désigne cette corruption, cette préférence pour ce qui est préjudiciable à la vie par le terme de « décadence » : tomber malade et préférer ce qui nuit. L’homme moderne, déjà affaibli par les valeurs chrétiennes et ascétiques, continue à se laisser séduire par le pessimisme (Schopenhauer), par la critique de l’égoïsme et l’exaltation des moralistes contemporains, par les obscurantismes et les idéalismes de tous bords (christianisme, sectarismes divers) Le remède à la décadence dans cette optique dichotomique de types de valeurs est nécessairement la création et l’imposition de valeurs « aristocratiques ». C’est pourquoi le philosophe, à l’instar de Platon, devra, en plus d’être « artiste » (créer des valeurs), se faire « législateur », sans pourtant pratiquer la politique, au sens usuel de ce terme : « La culture et l’Etat […] sont antagonistes. « L’Etat-culture » n’est qu’une idée moderne. L’une de ces choses vit de l’autre, l’une prospère aux dépens de l’autre. Toutes les grandes époques de la culture sont des époques de déclin politique : ce qui est grand au sens de la culture fut apolitique, même antipolitique » (Le Crépuscule des Idoles, §4).
Revenons au centre et tournons encore d’un cran (branche ) :
Le fait que le monde nous apparaisse comme un chaos de forces conflictuelles ce monde nous apparaît absurde, vide de sens. Cependant, l’être humain a un besoin naturel de donner un sens à ses actes : « Ce que l’homme vit et dont il fait l’épreuve, il faut qu’il s’en donne une interprétation, quelle qu’elle soit, et qu’ainsi il l’évalue » (Considérations inactuelles, III). Nous ne saurions « vivre sans poser de valeurs […], car toute aversion est liée à une évaluation, toute inclination aussi » (Humain, trop humain, § 32). Le sens est donné par les valeurs La question de la valeur se substitue aux questions classiques de l’être ou de l’essence La philosophie, à l’instar des Grecs archaïques, doit être une recherche pratique qui encadre les sciences, dont la philologie, une réponse théorique et pratique à l’absurdité apparente du monde.
A cela deux conséquences :
Puisque jusqu’ici les valeurs traditionnelles ont été néfastes à l’expansion de la vie, il faut les renverser en les inversant. C’est ce Nietzsche appelle la « transvaluation » de toutes les valeurs.
On revient à la question fondamentale : quelles valeurs créer et instituer pour favoriser l’accroissement de l’existence (le philosophe créateur et législateur) ? Comment évaluer les valeurs ? recours à une typologie hiérarchisation des valeurs, tâche première du philosophe.
Le monde est absurde Le monde est, en son fond, irreprésentable et irrationnel. Il ne peut faire l’objet d’une représentation claire et ordonnée comme le croyait nombre de philosophes antérieurs. Cette manière d’appréhender le réel est désignée par Nietzsche sous l’expression « expérience dionysiaque » Mais l’homme a besoin d’ordonner le réel, de le re – présenter sous une « belle forme ». Cette création d’une belle forme, cette représentation, s’appelle « expérience apollinienne ». Mais elle n’est évidemment qu’une « erreur », ou plus exactement une « illusion », puisque la réalité est irreprésentable. Cependant, à cause du besoin inhérent à la nature humaine de fournir un sens à toute expérience vécue, la persistance de cette illusion va s’incorporer à l’homme et devenir « vérité » : « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont » (Vérité et mensonge au sens extra moral) Mais d’où proviennent ces illusions, comme le libre arbitre, la volonté toute puissante, l’unité des choses ? Nietzsche les attribue pour une bonne part au langage : « Chaque mot est un préjugé » (Le Voyageur et son Ombre, § 55).
En tournant une dernière fois, nous atteignons la dernière branche à commenter (branche ) :
La réalité est vue comme émergeant d’un chaos de forces en conflit Tout est multiplicité, diversité Deux conséquences déjà été obtenues par d’autres cheminements : le perspectivisme et la typologie. De la typologie et de la hiérarchisation des valeurs qu’on peut en déduire l’importance de la connaissance de soi-même : quel est le type qui me représente le mieux dans cette hiérarchie ? Il faudrait plutôt demander : à quel type est-ce que j’appartiens maintenant ? Car, dans l’optique d’une hiérarchisation des types d’homme ou de vie et dans un monde où tout est « devenir » sur la base de ce que je suis maintenant, je me dois de devenir ce que je suis. C’est le fameux « Deviens qui tu es » repris de Pindare. La connaissance de soi est une conquête de soi dans la perspective d’une vie plus puissante, plus libre (indépendante, libérée de tout préjugé, de toute conviction), de devenir un individu singulier au sein d’une culture donnée D’où l’importance de l’éducation, entendue comme processus de libération à l’égard de ce dont nous dépendons. « Devenir soi », c’est s’éduquer, se « surpasser soi-même » (surmonter toutes nos déterminations externes, soit, en termes spinozistes, découvrir notre noyau interne générateur, notre essence donc, ce qui est la perspective finale de l’Ethique). Par ailleurs, s’éduquer ainsi doit se faire à partir d’« éducateurs », c’est-à-dire de « grands hommes », ceux qui ont fait preuve d’indépendance, de liberté d’esprit et de capacité de création artistique, mais dont il importera de se libérer ultérieurement aussi. Les éducateurs avoués de Nietzsche furent Schopenhauer et Wagner. Il se libérera des deux D’où aussi une démarche philosophique en trois étapes : « ausculter » les préjugés, les convictions (c’est la première signification de l’expression « philosopher au marteau », en référence au marteau du médecin ausculteur) ; les « détruire » (deuxième signification de l’expression précédente, en référence au marteau de l’ouvrier qui casse un ancien édifice), pour « construire », « créer » et imposer de nouvelles valeurs, destinées à s’incorporer en nouvelles convictions.
Nous avons retrouvé les diverses conclusions de la pensée nietzschéenne en les déduisant de son noyau central (sa vision du monde), les déductions s’appuyant sur d’autres caractéristiques de son essence (ses préoccupations centrales, les valeurs, la culture, la vie, la science, toutes liées entre elles). Mais la pensée spinoziste y était toujours présente en arrière-plan, d’abord dans la méthode utilisée, ensuite dans les comparaisons omniprésentes.
Il est temps de revenir sur les liens entre les deux pensées, maintenant que nous pouvons clairement les ramener chacune à leur essence respective, les connaître ontologiquement.
Pour ce faire, nous réutiliserons abondamment un ancien article (Spinoza et Nietzsche) qui contenait déjà en germe l’idée de lecture ontologique mais qui ne soulignait que les points d’accord entre les deux pensées.
Jean-Pierre Vandeuren

Nietzsche : une lecture « ontologique » (9/10)

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Spinoza et Nietzsche : accords et désaccords
A l’été 1881, Nietzsche envoie à son ami Overbeck, à qui il avait demandé le Spinoza de Kuno Fischer, une carte postale enthousiaste où il raconte sa découverte. C’est l’époque du Gai Savoir « écrit dans le langage d’un vent de dégel », des premières rédactions de Ainsi parlait Zarathoustra, de la découverte de Carmen de Bizet qui le sort joyeusement du grave Wagner. La rencontre avec Spinoza est d’autant plus importante qu’il y a peu de philosophes pour qui Nietzsche ait avoué une telle admiration. S’il n’a jamais aimé l’atmosphère théologique dans laquelle baignait l’œuvre du Juif de Voorburg, il y voit surtout une question d’époque. Mais il ne pouvait manquer de se reconnaître dans une philosophie de la puissance et du refus obstiné de toute transcendance.
Sils-Maria le 30 juillet 1881, « Je suis très étonné, ravi ! J’ai un précurseur et quel précurseur ! Je ne connaissais presque pas Spinoza. Que je me sois senti attiré en ce moment par lui relève d’un acte « instinctif ». Ce n’est pas seulement que sa tendance globale soit la même que la mienne : faire de la connaissance l’affect le plus puissant – en cinq points capitaux je me retrouve dans sa doctrine ; sur ces choses ce penseur, le plus anormal et le plus solitaire qui soit, m’est vraiment très proche : il nie l’existence de la liberté de la volonté ; des fins ; de l’ordre moral du monde ; du non-égoïsme ; du Mal. Si, bien sûr, nos divergences sont également immenses, du moins reposent-elles plus sur les conditions différentes de l’époque, de la culture, des savoirs. In summa : ma solitude qui, comme du haut des montagnes, souvent,  me laisse sans souffle et fait jaillir mon sang, est au moins une dualitude. – Magnifique ! »
(Le Magazine Littéraire, Novembre 1998)
Cet éloge de Nietzsche ne l’a pas empêché par après, à de nombreux endroits de son œuvre, d’émettre d’acerbes critiques à l’égard de Spinoza, en partie à cause de sa mécompréhension de celui-ci, en partie sans doute aussi à cause de son incommensurable orgueil.
Dans sa lettre, Nietzsche énonce certaines positions communes entre Spinoza et lui, positions qui résultent de leur « vision du monde » respectives et des hypothèses qui s’y greffent, qui en sont des conséquences : rejet du libre-arbitre, de la volonté en tant que faculté toute puissante, des fins, de l’ordre moral du monde, du bien et du mal comme valeurs transcendantes, …
Pour Spinoza, « Deus sive Natura », l’Etre est la « substance » cause de soi, unique, infinie, puissance infinie de création (« Nature naturante »), cause immanente et non transitive de tout (ce tout formant la « Nature naturée ») selon la seule nécessité de ses propres lois ou vérités éternelles (donc la substance est libre), ces lois étant supposées totalement intelligibles. C’est sur base de cette totale intelligibilité que Spinoza va développer ce qu’on a appelé un « rationalisme absolu ». Cette appellation, comme tout ce qui est langagier, est ambigu et prête à confusion, confusion qui nuira d’ailleurs à une véritable compréhension par Nietzsche de la pensée de Spinoza. Nous reviendrons sur ce point.  Quoiqu’il en soit, l’homme, lui, n’est qu’une affection de la substance, un mode fini, mais aussi un certain degré de puissance hérité de la puissance naturelle, et, qui, amené à l’existence, n’aura de cesse de vouloir actualiser cette puissance (son conatus est cet effort d’actualisation).
L’homme est ontologiquement doublement déterminé : absolument et intérieurement, en tant que son essence est déterminée à exprimer une certaine partie de l’essence de la substance, et extérieurement et de façon multiple, en ce que son existence ne dépend pas de son essence mais des effets exercés par les autres modes, par l’ensemble de la « Nature naturée ».
A partir de cette vision du monde, ou de l’Etre, de cette ontologie, on peut facilement concevoir que Spinoza doive être amené à déduire ces positions de rejet des finalités (l’Etre cause, s’affecte lui-même sans finalité), de toute transcendance et notamment de celle des valeurs de bien et de mal (Il n’y a rien en dehors du monde, tout est immanent), du libre-arbitre (l’homme est absolument déterminé), du « non égoïsme » (le Conatus doit être favorisé). On peut aussi aisément comprendre que Spinoza considère l’homme comme naturellement soumis aux contraintes des causes extérieures qui l’empêchent de coïncider avec son essence héritée de l’essence de la substance et que la liberté consistera alors en une libération de ces contraintes extérieures pour laisser la « voie libre » à l’expression de sa propre essence comme cause principale des effets qu’il peut produire.  Enfin, les causes extérieures agissant selon des vérités éternelles totalement intelligibles, du moins en droit, la libération doit prendre le chemin de la connaissance ontologique. Celle-ci constitue une façon de percevoir le monde : par elle, nous savons que toute chose est nécessaire, et cette nécessité est dès lors vécue non comme une contrainte mais comme la liberté véritable de déployer son être : agir selon la puissance qui est propre à chaque être n’est rien d’autre que de vivre conformément à l’essence, et de réduire au minimum la détermination extrinsèque. Elle constitue aussi une affirmation inconditionnelle autant de soi que de toute autre chose : connaitre les choses en tant qu’expressions de la substance, c’est aussi affirmer l’ensemble de la co – existentialité modale. Ce n’est pas l’application d’un savoir abstrait sur le monde que nous percevons affectivement, ce qui serait plutôt l’apanage de la connaissance scientifique, mais l’éclaircissement de nos affections ; leur élucidation et la compréhension de leur nature, et la recherche des choses qui nous conviennent et auxquelles nous pouvons utilement nous unir dans l’optique d’un développement optimal de notre puissance propre. Elle est ainsi le savoir de l’existence des relations et des rapports nécessaires entre les choses et elle nous rend aptes à concevoir notre pleine participation au reste de la nature, nie nos fantasmes d’exclusivité et de finalité, et nous inclut dans la nécessité éternelle de l’ensemble de la nature. Comme l’écrit magnifiquement et très justement Maurice Blondel : « Comprendre aussi par la pensée ce qui nous comprend nous-mêmes dans la réalité, et retrouver cette vérité universelle qui fonde notre individualité sous la forme de la nécessité et de l’éternité, voilà donc, pour Spinoza, le vrai, le bien, la liberté, la béatitude » (Dialogues avec les philosophes). C’est pourquoi l’appellation de « rationalisme absolu » appliquée à la pensée spinoziste nuit à sa bonne compréhension car elle dirige celle-ci vers une interprétation de la raison en tant que connaissance scientifique qui n’est, selon Spinoza, que l’origine de la véritable connaissance, la connaissance ontologique.
Pour Nietzsche, « Chaos sive Natura », le monde, ainsi que nous l’avons mis en évidence, n’est qu’un chaos inextricable, non causal, inintelligible irreprésentable, constitué par la confrontation, le combat continuel de forces antagonistes toutes menées par une « volonté de puissance », tendance à l’extension maximale et à la domination. Cette inintelligibilité ne peut donc conduire à aucun rationalisme car il n’y a pas pour lui de lois ou de vérités éternelles. Ces lois ne sont qu’une projection humaine pour tenter d’organiser le chaos afin de pouvoir y vivre.
Aussi, en particulier, l’homme est-il défini comme l’une des expressions de la volonté de puissance, celle-ci étant fondamentalement un rapport variable entre des forces, des volontés différentes, et un désir interne d’accroissement de force. Il en résulte donc aussi chez Nietzsche une double détermination intérieure et extérieure de l’homme : intérieure, par l’action de la volonté de puissance qui, à l’instar du conatus spinoziste, apparaît comme une force motrice, un effort continu, un dynamisme interne ; extérieure car l’homme est corps et conscience du corps, et le corps est déjà en soi, comme toute réalité physique, une coordination hiérarchique de forces de principe actif-réactif qui, à tout instant, au contact avec le monde, se modifie, s’adapte, s’imprègne.
Dans cette vision du monde nietzschéenne, il y a donc nécessairement aussi, comme chez Spinoza, immanence totale et rejet de toute transcendance, en particulier de celles des valeurs de bien et de mal, de toute finalité, du libre-arbitre et du non-égoïsme. Les affinités avec Spinoza relevées par Nietzsche ressortent donc presque par évidence de leur vision du monde respectives.
Dans l’ontologie nietzschéenne, la vie est abondante, débordante, exubérante, activité et affirmation totales. La vie de l’homme ne correspond que rarement à ces qualificatifs : ce sont surtout les forces réactives qui la guident. En effet, soumis aux puissantes déterminations extérieures, l’homme, pour survivre, doit y réagir. Il le fait donc en commençant par une négation, en érigeant des valeurs contraires à la vie, dont les plus symptomatiques sont l’idéalisme et la croyance aux arrières-mondes initiée avec Platon et poursuivie par toute la culture judéo-chrétienne. Pour Nietzsche, il faut se libérer de ces superstitions transcendantes et renouer avec la vraie vie. Pour lui aussi, à l’instar de Spinoza, la libération proviendra de la connaissance.
Mais quel est, pour Nietzsche, le statut de la connaissance ?
Chez Spinoza, la connaissance s’initie par la rencontre avec les choses extérieures qui forme la connaissance mnésique, inadéquate. La recherche des notions communes entre notre corps et celle des choses extérieures conduit à la connaissance scientifique, adéquate, connaissance des relations et des propriétés des choses. Enfin, la connaissance culmine dans la connaissance ontologique, connaissance des choses singulières de façon immédiate, immanente et totale de leur essence. L’adéquation peut être pensée comme ceci : parvenir à considérer une chose en relation avec une autre (connaissance scientifique) ou en elle-même (connaissance ontologique) sans prendre en considération la chaîne des événements relatifs à son existence,  la considérer dans la relation exacte qu’elle constitue dans ce que Spinoza appelle l’entendement infini de Dieu, autrement dit, telle qu’elle est en la substance. Nous pouvons ainsi dire que nous connaissons la chose en elle-même.
Chez Nietzsche aussi, la connaissance s’initie par la rencontre avec les choses extérieures. Mais comme tout corps n’est  qu’un système de forces actives et réactives, ce qui veut dire que le sujet connaissant est un système mouvant de forces qui tantôt sont dominantes, tantôt dominées, de même que l’objet à connaitre est changeant à son tour, et lorsqu’ils se rencontrent, la relation n’est qu’une démultiplication de ces mouvements de force, toute chose est inconnaissable en elle-même et la connaissance commence par une évaluation des forces en présence : la connaissance, ce sont les idées que nous formons d’après une comparaison instantanée de notre propre force avec une force étrangère, une évaluation de ce qui dans l’autre corps nous affecte — et non pas la saisie de ce qu’est cette autre force — elle est donc « interprétation, non explication ». Il n’y a pas de lois universelles, il n’y a que des interprétations des phénomènes.
Connaître une chose en elle-même n’est pas possible parce qu’une chose n’est qu’une relation, un rapport particulier : la chose ne peut donner à connaitre que ce par quoi elle affecte, autrement dit ce qui apparaît à une autre chose, et cette apparence ne cache pas une autre « identité en soi », mais au contraire, constitue la totalité de son être à ce moment précis puisqu’elle constitue son état de force interne. C’est pourquoi Nietzsche peut dire que « le monde qui nous concerne est faux, c’est-à-dire qu’il n’est pas état de fait mais invention poétique, total arrondi par une maigre somme d’observations. Il est fluctuant comme quelque chose en devenir, comme une erreur qui se décale constamment, qui ne s’approche jamais de la vérité — car il n’y a pas de « vérité » ! »
Avec cette affirmation nous sommes transportés loin du monde spinoziste, où l’identité de chaque individu est réelle et indiscutable, car à chaque existence correspond une essence qui, elle, existe non-modifiable et nécessaire au sein la substance avec la même nécessité et la même intelligibilité que celle-ci. Des divergences fondamentales s’ouvrent ainsi comme des abîmes infranchissables entre Spinoza et Nietzsche en tout ce qui concerne, chez l’un, l’unicité et la nécessité, et chez l’autre, la fatalité et l’être comme multiplicité, et font apparaître que si chez Spinoza, l’essence de l’être c’est précisément son intelligibilité profonde, chez Nietzsche, au contraire il n’y a pas de vérité à comprendre.
Terme ultime de ces différences : si la séquence des deux premiers degrés de connaissance chez Spinoza – mnésique et scientifique (imagination et raison) – en résonance avec la séquence nietzschéenne – évaluation, interprétation – culmine en la connaissance ontologique – intuition -, véritable clé de la libération humaine, quel est donc le degré correspondant chez Nietzsche ?
Dans une vision immanente de l’Etre, toutes les valeurs doivent être créées. Dans la vision immanente nietzschéenne, sans vérités, ces dernières découlent des valeurs adoptées. Évaluation et interprétation sont déjà créatrices de valeurs qui aident l’homme à organiser le chaos afin de pouvoir y vivre. Ce sont des connaissances « utiles », qui, depuis Platon, par l’idéalisme et la croyance en les arrières mondes, ont renié le caractère actif et affirmatif de la vie. Le stade supérieur et libérateur de la connaissance pour Nietzsche est la connaissance séparée de toute « utilité ». Il la nomme « création ». La création nietzschéenne ne signifie en fait rien d’autre qu’une forme précise et déterminée d’exister qui est symptomatique de la vie véritable : celle de l’affirmation et de l’abondance. Est créateur tout ce qui génère de la vie, par l’utilisation des seules forces actives.
En définitive, on voit que Spinoza et Nietzsche, par-delà les différences irréconciliables de leur « vision du monde » respectives, sont guidés par un but commun : libérer la philosophie de tout service à un idéal quelconque (Divinité révélée, Bien transcendant, …) et la mettre au service de la Vie (de la Volonté de puissance ou du Conatus), c’est-à-dire de « ce qui nous rend plus fort », pour Nietzsche, de « ce qui accroît notre puissance d’affecter et d’être affecténotre puissance d’être ou d’agir », pour Spinoza. Autrement dit, pour Spinoza comme pour Nietzsche, la vie philosophique ne saurait s’assigner d’autres fins qu’elle-même et son propre accroissement ; il leur faut libérer la philosophie de son idéal métaphysique de fondation ou de légitimation, sur un plan ontologique ou gnoséologique, comme de son modèle ataraxique ou apathique de maîtrise (des passions, des malheurs, du destin), sur un plan éthique et politique. Les deux types de philosophie « transcendance » et « immanence » sont irréconciliables, tandis qu’au sein de la branche « immanence », de nombreuses conciliations sont possibles, ce qu’avait bien noté Nietzsche dans sa lettre à Overbeck.
Jean-Pierre Vandeuren

Nietzsche : une lecture « ontologique » (10/10)

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Un cadre commun aux deux pensées : une ontologie relationnelle
On le voit : mis à part le dernier accord qui porte sur une intention commune de libération vis-à-vis de tous les préjugés, de toutes les croyances qui peuvent fonder une réflexion et qui ont des effets pratiques délétères, les autres accords ne portent que sur des conséquences communes déduites de noyaux centraux générateurs différents qui paraissent, eux, irréconciliables.
Ainsi que nous l’avons mentionné, en utilisant un langage spinoziste, on peut concevoir que Nietzsche refuse de franchir la porte de la « Nature naturée » et des apparences pour entrer dans la « Nature naturante », car accomplir ce pas est, selon lui, céder au préjugé d’unité véhiculé par la langue, le « je » unificateur illusoire des pulsions corporelles. Nietzsche tient à conserver la vision de la réalité comme magma informe et inintelligible de forces. Mais s’il veut parler de cette vision, et manifestement il le désire, puisqu’il l’a abondamment fait, s’il veut donc se faire « entendre » des autres, s’il veut se rendre « intelligible », il est contraint lui aussi de recourir à un principe unificateur. En effet, l’intelligence des choses n’est rien d’autre que le lien établi entre ces choses (« intelliger » = « intel legere », relier). Nietzsche, par son refus de se taire (« ce dont on ne peut parler, il faut le taire » (Wittgenstein)) est ainsi nécessairement, presque malgré lui, conduit à établir un lien entre toutes les forces du magma originaire, un principe premier unificateur. Il doit s’imposer une discipline qui ressemble à s’y méprendre à celle d’Ockham et de son fameux rasoir, en n’écartant pas d’emblée l’hypothèse la plus simple d’une causalité unique présente en toute chose. Nietzsche écrit ainsi, et dans cet aphorisme pointe toute son hésitation : « Il n’est en fin de compte pas seulement licite de faire cette tentative : cela est ordonné par la conscience de la méthode. Ne pas supposer plusieurs espèces de causalité tant que la tentative de se contenter d’une seule n’a pas été poussée jusqu’à sa limite ultime (– jusqu’à l’absurde, s’il m’est permis de le dire) : voilà une morale de la méthode à laquelle on n’a pas le droit de se soustraire aujourd’hui » (Par de-là Bien et Mal, §36).
Ce principe devra nécessairement respecter le caractère conflictuel des forces que Nietzsche se doit de conserver dans l’esprit héraclitéen qui l’inspire (tout est né de la contradiction). Chaque force doit donc posséder en elle l’« ambition », la « volonté » de dominer les autres forces, de lui imposer sa puissance. Ce sera la « volonté de puissance ». On voit ainsi que Nietzsche est reconduit, comme malgré lui, à une métaphysique (la volonté de puissance est un principe premier, dogmatique, donc métaphysique, invérifiable) et même une métaphysique de la subjectivité, comme l’avait relevé Heidegger (chaque force est le sujet de sa volonté de domination des autres).
Mais, afin d’obtenir un cadre commun de comparaison avec la pensée de Spinoza, plutôt que de métaphysique de la subjectivité, je préférerai parler d’« ontologie relationnelle ».
Il est naturel de considérer la philosophie de Spinoza comme une ontologie puisque tout y est en définitive reconduit à l’être de la substance, à son essence en tant que puissance (Eth I, 34 : « La puissance de Dieu est son essence même »). Dans l’optique finale de l’Ethique, celle de la recherche d’un « salut », c’est même le caractère relationnel de cette ontologie qui prime car c’est en définitive notre relation individuelle à la substance qui permet ce salut.
La philosophie nietzschéenne est, elle, nous l’avons mis en évidence, entièrement basée sur les relations conflictuelles entre les forces ; ces relations créent « artistiquement » toute la réalité. Elles constituent le noyau générateur, l’« essence » de toutes les déductions de Nietzsche. On est donc bien en présence d’une « ontologie relationnelle ».
Au sein de cette ontologie, nous pouvons comparer Spinoza et Nietzsche.
L’erreur de Nietzsche ; Spinoza avait raison
Au sein d’une ontologie relationnelle, une caractéristique distingue celle de Spinoza de celle de Nietzsche.
Spinoza : une ontologie relationnelle d’union
Plutôt que de parler d’un rationalisme absolu de Spinoza, il faudrait utiliser l’expression barbare d’« unionisme » absolu. C’est à travers l’union en la substance de tous les attributs, en particulier l’union de la Pensée et de l’Etendue, l’union des choses particulières avec leur attribut respectif, l’union en nous du corps et de l’esprit et donc l’union de tout avec « Dieu », que tout devient intelligible et que le salut est rendu possible. Cette caractéristique est merveilleusement mise en évidence par Pascal Séverac dans sa monographie consacrée à Spinoza, sous-titrée Union et Désunion où il avance que la question centrale du spinozisme est, je cite, « comment, étant donnés les rapports déjà constitués, élaborer de véritables unions qui nous permettent  de jouir de la liberté la plus grande ? », ou encore, « La question éthique de la philosophie spinoziste devient ainsi celle de l’union : celle de savoir à quoi et comment nous devons nous unir pour nous sauver ».
Tout y est question de relation et d’union. On est bien en présence d’une ontologie relationnelle d’union, mais qui n’est que le résultat d’une ontologie plus profonde, celle d’une puissance individuelle des choses, leur conatus, héritée de la puissance commune, unifiante, de la substance – nature. La puissance est première, le choix du type de son affirmation (union ou désunion) second : voulons-nous nous unir aux autres ou dominer ceux-ci, nous imposer à eux ?
Nietzsche : une ontologie relationnelle de désunion
Tout le cours de cet article a été de mettre en évidence l’essence de la pensée nietzschéenne comme une vision de la réalité en tant que chaos primordial de forces conflictuelles, une relation entre forces essentiellement caractérisée par le conflit, donc de façon primitive, par la désunion. On est donc bien en présence d’une ontologie relationnelle de désunion qui est, ici, première. Une recherche d’union ne peut s’y concevoir que dans une optique d’obtention ou de renforcement d’une domination. Le désir ou la « volonté » de dominer est premier et c’est le résultat de cette volonté qui qualifiera le degré de puissance de la force. Le fond de la pensée de Nietzsche est bien subjectif (une force est subjectivée par une volonté personnelle d’action : moi, cette force-ci, je veux m’affirmer en m’imposant aux autres forces en ma présence) et hiérarchique.
Erreur(s) théorique(s) de Nietzsche
Il nous semble que Nietzsche commet une « erreur » théorique, au sens où ce fond introduit une contradiction, une incohérence intenable au sein de son « système ». En effet, soit cette volonté est libre et alors cette liberté entre en contradiction avec la dénégation du libre arbitre que Nietzsche ne cesse de faire, à l’instar d’ailleurs de Spinoza, soit elle est déterminée par la réalité elle-même, elle est un principe dogmatique, donc un préjugé métaphysique, alors que Nietzsche désire récuser toute métaphysique. En particulier, il déclare vouloir s’éloigner de la philosophie de Schopenhauer, qui pourtant fut la première source de son « éducation », car il y voit le recours à la Volonté en tant que « chose en soi » du monde comme un exemple de métaphysique. Il apparaît cependant que la « volonté de puissance » dans chaque force n’est qu’une individualisation de cette Volonté métaphysique schopenhauerienne récusée. Jamais Nietzsche ne se libéra vraiment de l’influence de Schopenhauer.
Cette erreur, au fond, provient d’une inversion de rapport : c’est la puissance qui précède la volonté et non l’inverse.
C’est aussi une inversion de rapport qui fonde deux autres erreurs nietzschéennes. Elles ont été relevées par Thomas Mann dans son étude La philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience. Je reproduis le passage concerné car il est lumineux :
« Autant que je peux voir, il y a deux erreurs qui ruinent la pensée de Nietzsche et lui sont funestes. La première est la méconnaissance totale et, il faut bien le dire, préméditée, du rapport de forces qui existe ici-bas entre l’instinct et l’intellect, comme si c’était ce dernier qui dominait dangereusement et qu’il soit urgent de venir au secours de l’instinct. Quand on songe à quel point la volonté, l’instinct, l’intérêt dominent et asservissent, chez la plupart des hommes, l’intellect, la raison et le sentiment du droit, il devient presque absurde de prétendre qu’on doive soumettre l’intellect à l’instinct. On ne peut s’expliquer cette idée qu’en ayant recours à l’histoire, en y voyant un engagement de la philosophie dans l’actuel, une réaction à la saturation rationaliste, mais qui exige aussitôt une réaction contraire. Comme s’il était nécessaire de défendre la vie contre l’esprit ! Comme s’il y avait le moindre danger que les choses terrestres prennent un cours trop « spirituel » ! La plus élémentaire générosité serait de s’en tenir protégé, à sauvegarder la faible flamme de la raison, de l’esprit et de la justice, plutôt que de combattre pour la force et la vie instinctive et de se complaire dans une exaltation dionysiaque de ses côtés « reniés » et du crime, dont nous avons subi de nos jours toute l’imbécillité. Nietzsche (et il a provoqué ainsi de grands malheurs) agit comme si la conscience était notre Méphistophélès, levant contre la vie le poing implacable du diable. Pour ma part, je ne vois rien de particulièrement diabolique dans l’idée (une vieille idée de mystique) que la vie pourrait être transcendée un jour par l’esprit humain, ce pourquoi il faudra d’ailleurs un bon, un infiniment bon moment. Le danger de voir la vie, sur notre astre, se transcender elle-même grâce au perfectionnement de la bombe atomique est réellement plus pressant. Mais cela aussi est invraisemblable. La vie a la vie dure, et l’humanité aussi.
La seconde erreur de Nietzsche gît dans le rapport tout à fait faux qu’il institue entre la vie et la morale en en faisant des contraires. La vérité est qu’elles se supposent mutuellement. L’éthique sert d’appui à la vie, et l’homme moral est un bon bourgeois de la vie, un peu ennuyeux peut-être, mais utile au premier chef. La véritable antinomie est celle de l’éthique et de l’esthétique. Ce n’est pas la morale, mais la beauté qui est liée à la mort, ainsi que l’ont chanté tant de poètes : comment Nietzsche l’ignorerait-il ? « Quand Socrate et Platon se mirent à parler de vérité et de justice, écrit-il quelque part, ils cessèrent d’être des Grecs pour devenir des Juifs, ou Dieu sait quoi ! » Eh bien ! grâce à leur moralité, les Juifs ne se sont-ils pas révélés de bons, de tenaces enfants de la vie ? Au côté de leur religion, avec leur foi en un dieu de justice, ils ont survécu aux siècles, tandis que le frivole petit peuple d’esthètes et d’artistes que furent les Grecs a bien vite disparu de la scène de l’histoire. »
Cependant toute erreur théorique, comme le fait aussi remarquer Thomas Mann ci-dessus, est susceptible d’engendrer des erreurs pratiques.
Erreur pratique de Nietzsche
Nietzsche se voulait distant de toute politique car celle-ci se limite à la mise en œuvre, au sein d’institutions, de valeurs dictées par ailleurs. Il n’ambitionnait que de s’occuper de la critique des valeurs en cours et de la création de nouvelles valeurs plus favorables, selon lui, à l’expansion vitale.
Cependant, en accord avec le vieil adage (« Si tu ne t’occupes pas de la politique, la politique s’occupera de toi »), la politique s’est emparée de la philosophie de Nietzsche, évidemment sans rien y comprendre réellement, en adoptant à la lettre nombre de ses formules et en les utilisant comme slogans justificateurs. Je parle évidemment d’abord de l’antisémitisme et l’eugénisme auxquels adhéraient la sœur et le beau-frère de Nietzsche et, plus tard et plus généralement, du nazisme.
Nietzsche, c’est sûr, n’était ni antisémite, ni eugéniste et n’aurait certainement pas adhéré au nazisme ni à aucune idéologie justificatrice d’une quelconque dictature ou tyrannie. Mais comment n’a-t-il pas été conscient de la dérive de la mise en pratique potentielle d’affirmations telles que :
[Le christianisme a fait pendant des siècles obstacle à la naissance de cette énergie de la grandeur qui,] « par l’éducation ou l’anéantissement de milliers d’êtres déficients, élabore l’homme futur et ne succombe pas à la souffrance inouïe qu’elle crée » ;
« L’échelle des valeurs qui sert à juger aujourd’hui les diverses formes de la société est celle-là même selon laquelle la paix a plus de prix que la guerre ; mais ce jugement, absolument anti-biologique, est lui-même un monstre produit par la décadence de la vie… La vie est une conséquence de la guerre, la société elle-même un instrument de guerre » ;
« Renoncer à la guerre, c’est renoncer à la grande vie » ?
Hitler n’a pas manqué de se prévaloir de ces aphorismes !
Conclusion
« L’idéal moral n’a pas de plus dangereux rival que l’idéal de la plus grande force, de la vie la plus robuste, que l’on a aussi dénommé (au fond très justement, quoiqu’on en dise) l’idéal de la grandeur esthétique. C’est la barbarie portée à son plus haut point ; et, dans ces temps où la culture retourne à l’état sauvage, il a malheureusement conservé un très grand nombre d’adeptes, et précisément parmi les plus faibles. Cet idéal transforme l’homme en bête-esprit, mélange dont le charme brutal, exerce sur les faibles un attrait également brutal » (Novalis)
« Nietzsche n’est pas une nourriture, c’est un excitant » (Paul Valéry)
Le noyau générateur de la pensée de Nietzsche est sa vision du monde comme chaos de forces contradictoires. A partir de ce noyau et armé des autres caractéristiques de son essence, le type de penseur, ses aversions de la métaphysique et de la rationalité, etc., tout un système philosophique s’en est déduit de façon cohérente … jusqu’au délire dont nous avons souligné les erreurs et les dérives et que la citation de Novalis, qui ne pouvait connaître Nietzsche (il est mort en 1801), prédit de façon remarquable (la bête-esprit n’est autre que le surhomme nietzschéen). Mais que sa lecture est excitante !
Pourtant nombre d’analyses de Nietzsche brillent par leur pertinence. C’est, qu’en fait, sa « volonté de puissance » qu’il voit comme premier principe, n’est qu’un autre nom de l’ambition de domination spinoziste, qui est déjà elle-même une dérive de ce « conatus social » qu’est l’ambition de gloire, que l’on pourrait nommer de façon plus moderne, désir de reconnaissance. L’ambition de domination est un des facteurs principaux de désunion des forces. Et les analyses généalogiques nietzschéennes font effectivement l’histoire des formes que prirent cette ambition. En cela, elles restent tout-à-fait pertinentes … au sein du spinozisme, n’en déplaise au désir de reconnaissance démesuré de Nietzsche.
Jean-Pierre Vandeuren




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