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samedi 6 août 2016

NOTE DE LECTURE N°18 : "CRITIQUE DE LA RAISON PURE" DE EMMANUEL KANT - INTRODUCTION

Il serait prétentieux, et sans doute impossible, de consacrer une courte note de lecture à la Critique de la Raison Pure de Kant (CRP dans ce qui suit). Cette oeuvre a révolutionné la philosophie et, encore aujourd'hui, peu de philosophes peuvent se dispenser d'y faire référence, y compris éventuellement pour contester certains aspects de ce monument. C'est une oeuvre fondamentale mais extrêmement difficile. Je me contenterai d'essayer de commenter l'introduction écrite par Kant pour présenter l'objectif de son travail (ne pas confondre l'introduction avec les diverses préfaces écrites par Kant au fil des éditions successives). Il s'agit ici de l'introduction, telle qu'elle se présente dans la deuxième édition de l'oeuvre. Mon ouvrage de référence est la version des éditions PUF, traduction A. Tremesaygues et B. Pacaud, 1980 (p.31 à 49).

Un mot, en préambule sur le titre de l'oeuvre : le mot "critique" n'a en aucune manière le sens d'une contestation ou d'une réfutation (dans le sens où on dirait : "je critique ce jugement"). "Critique signifie ici : "enquête systématique sur ...". Quant à ce que signifie l'expression "raison pure", nous le comprendrons plus loin.

J'ajoute que cet article n'a pas d'autre source que l'ouvrage lui-même. Je n'y produit que ce qu'une relecture attentive de l'introduction m'a inspiré après la lecture de l'ensemble de l'œuvre. N'étant ni philosophe, ni spécialiste de Kant, cette analyse est celle que tout le monde peut faire (ou réfuter) sans connaissances philosophiques préalables. Mais pour être honnête, je dois dire que si l'on n'a jamais lu d'ouvrages philosophiques, il n'est pas conseillé de commencer son initiation par la Critique de la Raison Pure. C'est un ouvrage complexe qui peut dérouter le débutant, en particulier par son vocabulaire et son degré d'abstraction, mais aussi par la profondeur inédite de la réflexion.

Source de l'illustration

Avant d'exposer le point de départ de Kant, une précision concernant le vocabulaire. Ce que Kant appelle "connaissance"  n'a aucun contenu autre que "ce que l'on sait", y compris des connaissances triviales comme le fait que si je lâche une pierre, elle tombe ; en outre, ce qu'il appelle "expérience" n'a pas l'acception que nous lui attribuons, en général, aujourd'hui. Il ne s'agit pas d'une manipulation scientifique tendant à prouver une théorie, mais de ce que nous avons constaté comme étant réel. J'ai vu que la pierre tombe. J'en ai fait l'expérience en lâchant la pierre.

Le point de départ de Kant est le suivant :
  • d'une part, et c'est une évidence, aucune connaissance ne peut être acquise hors de l'expérience, c'est-à dire hors des sensations, des informations que nous fournissent nos sens. Nos sens nous fournissent une représentation des phénomènes et mettent en mouvement nos facultés intellectuelles qui classent, différencient, établissent des catégories, etc. En bref qui nous apprennent à connaître les choses. Les connaissance ainsi acquise sont dites empiriques (empiriques car elles ne résultent pas exclusivement d'un raisonnement intellectuel), et ont leur source a posteriori, c'est-à-dire à partir de l'expérience,
  • d'autre part, s'il est indubitable, que toute notre connaissance commence par les sens, on doit s'interroger sur le fait qu'il n'en résulte pas obligatoirement que les sens soient l'unique source de notre connaissance. Tel est un des problèmes fondamentaux traités par Kant : est-il possible, éventuellement à notre insu, qu'il existe, dans le processus d'acquisition d'une connaissance, des composantes a priori (qui n'ont pas leur source dans l'expérience).

J'ai dit plus haut "éventuellement à notre insu" car si des composantes a priori existent, elles sont tellement insérées dans notre jugement qu'il faut souvent une analyse philosophique approfondie pour les discerner. En outre nos "habitudes" font que nous avons le réflexe de nier cette possibilité, tant nous somme accoutumés à l'idée que toute connaissance résulte d'une expérience. Enfin, il faut introduire une précision de vocabulaire, et Kant en donne l'exemple suivant : imaginons qu'un homme ait pour projet de détruire les fondations de sa maison. Cet homme sait que sa maison va s'écrouler car elle ne reposera que sur du sable. S'agissant d'un projet, on pourrait en déduire qu'il a une connaissance a priori de ce futur événement puisqu'aucune expérience ne lui en a été donnée (c'est la première fois qu'il démolit sa maison et il n'a jamais vu quelqu'un le faire !). Mais en fait, il ne s'agit pas véritablement d'une connaissance a priori car elle est déduite par l'expérience d'une connaissance qu'il a souvent expérimentée : le fait qu'un corps pesant demande une assise résistante pour être stable. Pour éviter cette ambiguïté, Kant parle de connaissance a priori, pure, le mot "pure signifiant donc : qui n'a absolument aucun rapport avec l'expérience. Remarquons que, à mon avis, la virgule est nécessaire "a priori, pure" ; l'expression "a priori pure" a un tout autre sens, et même aucun sens dans la philosophie kantienne. Cette distinction entre "a priori" et "a priori, pure" est importante. Kant donne l'exemple suivant : "Tout changement a une cause". Cette affirmation est une affirmation a priori puisque le concept de "cause" est une création de notre intellect dès lors que nous observons un effet. Mais elle n'est pas pure car la notion de changement est déduit de l'expérience : il faut que notre intuition sensible nous ait fait constater un premier état, puis un second différent du premier pour que nous puissions parler d'un changement.

Mais la différence entre connaissance a priori et connaissance a priori, pure est parfois subtile  Kant définit deux critères permettant d'affirmer qu'une connaissance est pure : la nécessité et l'universalité.

La nécessité en philosophie est le contraire de la contingence (c'est-à-dire de ce qui pourrait ne pas être et dont l'existence dépend de causes qui peuvent ne pas exister ou ne pas agir). La nécessité est, en quelque sorte, l'inexorabilité. Or, l'expérience ne nous fournit pas d'indication sur la nécessité. Elle nous montre que cela peut être, mais pas que cela doit, inexorablement, être. Si nous pensons un phénomène ou une connaissance comme étant nécessaire, nous le pensons comme indépendant de toute expérience : nous le pensons donc a priori, pur (Kant emploie également l'expression "absolument a priori"). 
L'universalité est étroitement liée à la nécessité puisqu'elle exprime le fait qu'il n'existe aucune exception à l'être du phénomène. Mais pour Kant ce principe d'universalité a été la source de beaucoup d'erreurs car il a été confondu (chez Hume par exemple) avec ce que nous pourrions appeler, en termes moderne, une très forte probabilité. Un exemple : Comment savons-nous que tous les hommes sont mortels ? La première idée qui vient à l'esprit est que l'expérience historique a montré qu'aucun être vivant, y compris l'animal humain, n'a vécu au-delà d'une certaine durée. Tout ce qui naît, mourra. Tout ? Comment le savons nous ? Tout ce que nous savons c'est que nous connaissons une infinité d'exemples de cette affirmation et aucun contre-exemple. Or une preuve basée sur la constatation  d'une multitude d'occurrences ne constitue pas l'affirmation d'une connaissance. Cette preuve ne sera une connaissance a posteriori (basée sur des connaissances expérimentales) que si l'on met en évidence le mécanisme qui implique la mort inexorable des cellules.  
Or  il se trouve que notre raison nous porte à étudier des concepts qui sont totalement étrangers à toute expérience (Dieu par exemple, ou la liberté), et que tel est l'objet de la métaphysique. Qui plus est, nous accordons à ces concepts une importance bien supérieure à celle de toutes autres connaissances que nous pourrions acquérir. cette attitude provient en partie du fait que tout énoncé mathématique est effectivement une connaissance absolument a priori (nécessaire et universelle) et que cela nous donne de bons espoirs de pouvoir conclure de la même manière pour d'autres sujets (notons que c'est exactement ce qu'a voulu faire Spinoza dans l'Éthique et que c'est de la même démarche que procèdent tous les raisonnements qui ont tenté de prouver l'expérience de Dieu, y compris chez notre grand Descartes, fleuron national !). kant est sévère à ce sujet. Lui dont les écrits sont totalement austères se laisse aller à une rare digression métaphorique : 

" La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle réussirait bien mieux dans le vide. C'est justement ainsi que Platon quitta le monde sensible parce que ce monde oppose à l'entendement trop d'obstacles divers, et se risqua au-delà de ce monde, sur les ailes des idées, dans le monde de l'entendement pur" (CRP p.36).

Cette image de la colombe est puissante et il faut bien la comprendre : la colombe est "dans son libre vol" ; elle peut aller où elle veut, tout comme l'homme que rien n'empêche de spéculer sur n'importe quel sujet et de n'importe quelle manière. Or comme la colombe qui sent la résistance de l'air, l'homme est face à un monde qui est incompréhensible. Plutôt que d'affronter cette difficulté il s'envole dans les sphères métaphysiques de la spéculation pure, faisant fi de l'absence totale de toute assise expérimentale. 
Une des sources de cette erreur résulte de la confusion entre jugements analytiques et jugements synthétiques

Avant d'aborder dans son introduction ce que sont les problèmes de la raison pure et après avoir défini les concepts "a priori, "a priori absolu" et "a posteriori"  Kant va définir ce que sont les jugements analytiques et les jugements synthétiques.

Jugements analytiques et jugements synthétiques

Le plus simple pour comprendre ces notions est de lire le texte de Kant, qui est parfaitement clair (p.37) :

"Dans tous les jugements où est pensé le rapport d'un sujet à un prédicat [...] ce rapport est est possible de deux manières. Ou le prédicat B appartient au sujet A comme quelque chose qui est contenu [...]dans ce concept A, ou B est entièrement en dehors du concept A, quoiqu'il soit, à la vérité, en connexion avec lui. Dans le premier cas, je nomme le jugement analytique, dans l'autre synthétique".

Kant ajoute qu'on pourrait également nommer les premiers explicatifs car ils décomposent le sujet en éléments qui y existent déja, éventuellement de manière implicite. L'exemple que prend Kant est celui du concept de corps (sujet) et d'étendue (prédicat). Si je dis "Tous les corps sont étendus", je porte un jugement analytique car le concept d'étendue est déjà contenu dans celui de corps. En d'autres termes, quand je parle d'un corps je sous-entends implicitement l'étendue car il ne peut y avoir de corps sans étendue ou, pour le dire autrement, l'étendue est une caractéristique intrinsèque du corps, et je n'ai nul besoin d'énoncer le concept étendue pour parler d'un corps puisqu'il y existe déjà. Un tel jugement donne une explication du sujet mais n'y ajoute rien.

A contrario, si je dis "Tous les corps sont pesants" j'énonce une extension du sujet. On peut dire que ce jugement est extensif. En effet il ne résulte nullement du concept de corps qu'un corps soit pesant. Un corps est simplement "quelque chose" qui occupe une portion d'espace. Le fait qu'il soit pesant est une propriété qui n'est pas intrinsèque, mais qui a été ajoutée. C'est un jugement synthétique.

Mais la question (la grande question kantienne !) est de savoir pourquoi, dans un jugement synthétique, le prédicat peut être ajouté au sujet.

Les choses sont simples quand le prédicat peut être tiré de l'expérience. En effet, l'expérience (au sens de la totalité de ce que je peux connaître d'un concept) m'informe de l'association entre "corps" et "pesanteur" (bien que je n'ai pas besoin de la pesanteur pour concevoir un corps).

Mais les choses se compliquent si j'énonce le jugement suivant : "Tout ce qui arrive a une cause". En effet en "dénouant" le Tout ce qui arrive je peux mettre à jour divers jugements analytiques (par exemple avec des prédicats liés au temps, à la chronologie, etc.) mais nullement le jugement "Tout ce qui arrive a une cause". Le concept de cause est totalement étranger à l'occurrence. C'est donc bien un jugement synthétique. Mais ce jugement est-il issu de l'expérience ?

Nullement, car l'expérience ne nous informe que sur un sujet particulier. Elle nous fournit la cause de l'occurrence de ce sujet (le poids d'un corps a pour cause la loi de la gravitation universelle) mais ne nous informe pas sur la cause en tant que cause (je veux dire par là sur le concept de cause).

On se souvient (cf. plus haut) que Kant définit deux critères permettant d'affirmer qu'une connaissance est pure : la nécessité et l'universalité. Or, il est indubitable que le concept de cause satisfait ces deux critères. Il en résulte que "Tout ce qui arrive a une cause" est un jugement synthétique a priori.

Notons que, à mon avis, si on considère le jugement "Tout effet a une cause" il s'agit d'un jugement analytique et non pas synthétique car le fait même d'énoncer le mot "effet" introduit implicitement le concept de cause.

Kant a donc posé en introduction qu'il existe des jugements synthétiques a priori. Et il ajoute (p. 40) : "Il se cache donc ici un certain mystère [...] c'est-à-dire qu'il faut découvrir, avec sa généralité propre, le principe de la possibilité de jugements synthétiques apriori".

Car en effet, de tels jugements sont monnaie courante. Kant affirme par exemple (p. 40) que "Dans toutes les sciences théoriques de la raison sont contenus, comme principes, des jugements synthétiques a priori". Par exemple : "Dans tous les changements du monde corporel la quantité de matière reste la même" ou "Dans toutes communication du mouvement l'action et la réaction doivent toujours être toujours égales l'une à l'autre". Le lecteur se convaincra aisément, en utilisant les arguments développés plus haut, qu'il s'agit de jugements synthétiques a priori.

Mais il y a un autre enjeu : la Métaphysique. Bien que Kant la qualifie de "science simplement ébauchée" (p. 42), elle ne doit pas consister uniquement à développer analytiquement ce que les concepts contiennent. Elle doit avancer synthétiquement. Elle doit aussi avoir pour but d'aller au-delà de toute expérience. Dans le but qu'elle doit se proposer, elle doit être composée de jugements synthétiques a priori.

Le problème général de la raison pure

Le problème général de la raison pure est donc : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?

Hume (1711-1776) a cru pouvoir répondre à cette question en disant que tout jugement synthétique est impossible et que tout ce que nous considérons comme tel n'est que le produit de l'ensemble des expériences quotidiennes que nous faisons au cours de notre vie et ne revêt un caractère illusoire de nécessité que parce que nous constatons constamment que des effets produisent des causes.

Or, si tel était le cas, les mathématiques pures (basées sur des jugements synthétiques a priori) ne pourraient exister. Il en est de même pour la physique pure (nous l'avons vu plus haut avec l'exemple de la conservation de la matière).

Quand à la métaphysique, Kant estime qu'elle a fait peu de progrès parce que l'on a fait l'économie de penser globalement le problème de la raison pure. La métaphysique se pose des questions du type :" Le monde a-t-il eu un commencement ?", etc. Or ces questions sont des antinomies de la raison, c'est-à-dire des questions pour lesquelles on peut trouver des arguments valables pour une réponse ou pour son contraire.

En conséquence, la métaphysique doit non seulement "arrêter de tourner en rond" et avancer (si c'est posssible) par la synthèse pure, mais aussi fixer les limites que l'on peut fixer à l'exercice de la raison.

La critique de la raison pure

Comme nous venons de le voir le problème de la raison pure nécessite un examen particulier, une science particulière dit Kant. Cette science aura pour objet de connaître les principes qui permettent de connaître quelque chose absolument a priori.

Mais Kant est lucide : connaître les principes d'une science ne signifie pas savoir utiliser cette science. Il s'agit simplement, pour le moment, de "décortiquer" les raisons qui permettent d'effectuer des synthèses a priori, "une propédeutique du système de la raison pure" (p. 46). C'est pourquoi il ne s'agit pas d'une doctrine mais d'une critique (au sens donné à ce mot dans le préambule de ce texte). Cette critique n'engendrera aucun progrés dans la solution des problèmes métaphysiques, mais servira uniquement "à clarifier notre raison qu'elle préserverait des erreurs, ce qui est déjà d'un très grand prix" (p. 46).

On comprend alors clairement le titre de l'ouvrage, titre que l'on pourrait paraphraser ainsi : " Critique de la Raison Pure = Examen systématique des principes et des limites de la raison humaine lorsqu'elle construit ses jugements d'une manière synthétique et absolument a priori".


La méthode : la philosophie transcendantale

Si on veut lire la CRP, il faut bien comprendre ce que signifie, pour Kant le mot "transcendantal" et ce qu'est la philosophie transcendantale. Il en donne d'ailleurs une définition claire "J'appelle transcendantale, toute connaissance qui, en général, s'occupe moins des objets que de nos concepts a priori des objets".
Le lecteur doit absolument écarter dans ce concept toute connotation ésotérique ou religieuse. Le concept de transendance, chez Kant, a une connotation tout à fait scientifique et ce qu'il appelle philosophie transcendantale n'est autre que tous les concepts et jugements qui résultent des concepts a priori des objets.

Cette philosophie est d'une importance cruciale puisqu'elle est la méthode qui permet de construire un canon de la raison pure (rappelons que Kanon en grec signifie règle) :

"À la critique de la raison pure appartient donc tout ce qui constitue la philosophie transcendantale ; elle est l'idée intégrale de la philosophie transcendantale, mais non pas encore cette science même, puisqu'elle ne s'avance dans l'analyse qu'autant qu'il est requis pour l'appréciation complète de la connaissance synthétique a priori.

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